La Finance contre l’Humanité. Conférence donnée à la Librairie « RÉSISTANCES »

La Finance contre l'Humanité. Conférence donnée à la Librairie « RÉSISTANCES »

Le 9 octobre dernier, une conférence était donnée par Dominique Plihon, professeur d’économie financière à l’université de Paris XIII, dans les locaux de la librairie « Résistances » dans le 17ème arrondissement de Paris, sur le thème de la finance et de la spéculation. Cet article a pour but de résumer l’analyse, le diagnostic et les propositions faites par cet économiste, membre du conseil scientifique d’Attac, par rapport à ce séisme de la planète financière.

L’analyse de la situation

Cette crise, nul n’en doute, est la plus grave depuis la fameuse crise de 1929. Elle est d’autant plus grave qu’il ne s’agit pas que d’une crise financière, comme la plupart des media le laissent penser, mais bien d’une crise globale à plusieurs dimensions, comme on le verra plus loin.

Les racines profondes de cette crise se situent dans les politiques néolibérales des années 70-80, initiées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, les autres pays leur ayant emboîté le pas par la suite. Depuis, nous avons connu une accélération de la fréquence des crises, notamment au cours de la décennie 90 : Mexique, pays asiatiques, Russie, Argentine, éclatement de la bulle Internet. Le capitalisme actuel va ainsi de bulle et bulle et de crise en crise.

La crise actuelle a été créée par les politiques du gouvernement américain suite à l’éclatement de la bulle Internet, reposant sur de l’argent bon marché (par un abaissement considérable du coût du crédit) pour tenter d’enrayer la récession qui se profilait. Le moteur sollicité était donc la demande des ménages, mais par l’explosion de l’endettement : ainsi, la dette des ménages américains est passée de 65% à 135% du revenu disponible.

Les États-Unis sont ainsi devenus l’un des rares pays au monde où le taux d’épargne moyen est devenu négatif (entre -1 et -3%). En France, le taux d’épargne moyen est de 15%, en Chine de 40%. Ce qui veut dire en clair que les Américains, dans leur globalité dépensent plus qu’ils ne gagnent. Et il arrive fatalement, dans ces conditions, un moment où ne peut plus rembourser…

On a donc incité les ménages à s’endetter, ce qui a eu pour corollaire la bulle immobilière (avec un doublement du prix des maisons). Ajoutons à cela la diabolique mécanique du « crédit hypothécaire » : la valeur de votre bien immobilier augmentant, votre banquier vous prête de plus en plus, pour d’autres choses, en utilisant votre maison comme garantie.

Mais les « requins », ou encore ce qu’il faut bien appeler les criminels financiers, se sont tournés vers les moins favorisés pour les pousser à l’endettement. Tout en leur faisant croire que la valeur de leur maison monterait jusqu’au ciel et qu’ainsi ils allaient devenir « riches » (à rapprocher du « je veux une France de propriétaires » de Sarko the American, notons aussi que ce diabolique mécanisme des crédits hypothécaires figurait à son programme de 2007 ; on trouve encore cette proposition – pour combien de temps ? – sur le site Internet de l’UMP…)

Or, la banque centrale américaine a fini par remonter (brutalement) ses taux. Ce qui a eu pour conséquence que les ménages US ont été pris à la gorge. D’autant plus que des garde-fous ont été supprimés, notamment la suppression de la limite de la part du revenu consacrée à l’endettement. De plus, on a évidemment proposé (pour ne pas dire imposé) des prêts à taux variable. Taux qui se sont transformés en étau pour ces ménages. Avec le résultat que l’on connaît : les saisies immobilières déclenchées par les banques (pour se « payer sur la bête »). A ce jour plus d’un million de ménages (pauvres, évidemment) ont été expulsés (j’ai même lu dans Libération peu après cette conférence qu’il existe désormais des unités de police spéciales chargées de ces expulsions). La bulle immobilière a donc implosé. Tout le monde vend et les prix s’effondrent aux États-Unis.

Mais, à cause d’une innovation diabolique (pour le monde) le poison s’est diffusé partout. Cette invention est la « titrisation », opération consistant à transformer des créances en titres pour s’en débarrasser sur les marchés. Titres que les banques d’investissement ont acquis et ont revendus de part le monde. Ceux qui prêtent et qui devraient analyser le risque liés à ces prêts transfèrent le risque aux autres (en langage courant : refilent les patates chaudes). De grandes banques comme BNP Paribas se sont ainsi gavés de ces titres qui se sont effondrés (car les débiteurs sont devenus insolvables).

La crise s’est donc ainsi propagée comme une traînée de poudre. Du fait de l’existence de « cadavres dans les placards », les banques ne se prêtent plus entre elles (ce qui est un fonctionnement habituel en situation normale), d’où le fameux « effet domino ».

Or le plus inquiétant est que nous entrons dans une deuxième phase où la crise se transmet à l’économie réelle. L’INSEE a en effet confirmée l’entrée de la France en récession (deux trimestres consécutifs de baisse du PIB)

Les banques allant mal, elles rationnent le crédit. Le nombre de refus de dossiers de crédit a augmenté de 50%, tant pour les particuliers que les entreprises, même pour des cas à faible risque. Ajoutons à cela la crise énergétique qui a plombé le pouvoir d’achat des particuliers et des entreprises…

Le scénario « optimiste » prévoit une année 2009 difficile, puis une amélioration. Mais les plus pessimistes tablent sur une crise de 10 ans… en se basant notamment sur le fait que le Japon a connu une crise similaire au début des années 90.

Le diagnostic

Certains considèrent que nous sommes simplement face à des excès du capitalisme induits par un déficit de régulation. Pour d’autres, dont Dominique Plihon, c’est au contraire à une crise systémique que nous assistons, provoquée par les contradictions internes. Sans remise en cause du système la crise durera et deviendra insupportable.

C’est une crise idéologique des idées néolibérales :

le marché peut s’autoréguler (ouarf !),
le privé doit dominer (et notamment la finance), l’État étant l’incarnation du Mal,
le « laisser-faire » est le credo.

C’est une crise de la finance libéralisée. Présentée par ses zélateurs comme « un extraordinaire encouragement à la croissance », ce système, livré à lui-même, dirigé par des voleurs, sans garde-fous, est devenu ingérable.

Ce système était censé permettre d’évaluer au mieux le prix des entreprises ? Les cours font du yo-yo que l’on est bien en peine de corréler avec l’état de santé réel des entreprises.

Ce système était censé permettre la juste évaluation des risques ? Il a au final créé des nouveaux risques et de plus non-assumés par ceux qui les ont créés.

Les marchés permettent de financer les entreprises ? De part les exigences de rentabilité exorbitantes, conjugués aux phénomènes de rachat par les entreprises de leurs propres actions, les marchés prélèvent plus d’argent sur les entreprises qu’ils ne leur en versent. Autrement dit, ce sont les entreprises qui financent les marchés au lieu du contraire !

Les banques et les fonds spéculatifs (« hedge funds ») s’écroulent les uns après les autres. Face à cela, les banques centrales sont incapables de faire autre chose que d’injecter massivement des liquidités. En volant ainsi au secours des spéculateurs qui pourront ainsi pérenniser leurs agissements sans jamais payer l’ardoise, elles ne font que préparer la crise d’après.

Du reste ces spéculateurs, sentant le vent tourner depuis longtemps, se sont déplacés vers les matières premières (dont les matières premières alimentaires) et l’énergie.

A cette crise se superpose une crise géopolitique, puisqu’on assiste à un redéploiement des rapports de force. Les États-Unis sont en perte de vitesse, d’autres pays montent en puissance, la Chine, l’Inde… et on l’a vu récemment, la Russie.

Les institutions internationales comme l’ONU et le FMI ne se montrent plus adaptées à cette nouvelle donne. Le Conseil de Sécurité dominé par les anciens vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale est devenu un anachronisme. Le FMI, impuissant, aveugle en ce qui concerne la prévision des crises, est aujourd’hui décrédibilisé.

Cette crise est multidimensionnelle, puisque l’on assiste à une conjonction de crises : énergétique, alimentaire, écologique et sociale, étroitement liées.

La crise énergétique a été présentée comme la résultante de la demande croissante de l’Inde et de la Chine. S’il y a une part de hausse imputable à celle-ci, la spéculation est bel et bien également responsable de la dernière hausse, puisqu’à la suite des « subprimes » les spéculateurs se sont reportés vers ce marché. La forte baisse du pétrole intervenue avant la baisse de la croissance est une preuve de cette spéculation. Les spéculateurs ont tout simplement, comme on dit dans la novlangue financière, « pris leurs bénéfices ».

La crise alimentaire, où pour les pays les plus pauvres, les denrées de base sont devenues trop chères, trouve aussi ses racines dans les politiques néolibérales. Poussant à l’ouverture des frontières et aux échanges, les cultures d’exportation y ont remplacé les cultures vivrières.

La crise écologique est sans doute la plus grave car celle-ci ne va pas s’arrêter de si tôt. Le climat se réchauffe, la pollution s’aggrave, l’eau potable se raréfie, des espèces végétales et animales disparaissent de manière irréversible. Le phénomène n’est pas nouveau mais les politiques néolibérales semblent avoir accéléré le processus. Cette crise constitue le défi majeur et ce ne sont pas les « mesurettes » style « Grenelle de l’environnement » qui vont y changer quoi que ce soit.

Les propositions

Les propositions présentées par Dominique Plihon lors de cette conférence ne sont pas un programme politique « clés en main », mais plutôt des axes d’orientation, sur lesquelles une construction progressive doit se faire en respectant la diversité des conceptions de chaque pays.

Tout d’abord une rupture avec le modèle « productiviste », consistant à produire « toujours plus », sans prendre en compte les dégâts écologiques, et qui dévalorise le travail humain. Ensuite, la relocalisation des activités avec un modèle de production fondé sur la proximité, en visant notamment la « souveraineté alimentaire » de chaque pays. Rompre également avec le libre-échange qui s’avère être un dogme faux, présenté par ses zélateurs comme un mode « gagnant / gagnant » alors qu’en réalité il est « gagnant / perdant » (quelle chance ont par exemple dans ce système les producteurs de coton maliens face aux cotonniers américains ?)

Il faut également « casser » le capitalisme financier en réinstaurant le contrôle des capitaux (l’article du traité de Lisbonne – que le pouvoir sarkozyste a honteusement ratifié dans le dos des Français qui avait clairement rejeté son avatar précédent, le TCE – gravant dans le marbre la liberté absolue de circulation des capitaux est donc totalement inacceptable). Cette mobilité est intrinsèquement mauvaise puisqu’elle sert véritablement de moyen de chantage (si vous ne cédez pas à mes caprices je vais ailleurs !) tant vis-à-vis des salariés « désobéissants » que des États qui ne baissent pas assez leur fiscalité. Un nouveau Bretton Woods instaurant des parités fixes et un contrôle des capitaux serait une idée à retenir, en évitant toutefois de donner une hégémonie au dollar.

Ensuite, organiser un nouveau partage des richesses, les inégalités étant devenues paroxystiques tant entre les individus qu’entre les pays. Notamment en créant des taxes globales destinées à financer des programmes de développement à destination des pays les moins avancés. Et en réhabilitant d’une manière générale l’instrument fiscal, que l’on dévalorisé sans faire comprendre qu’il était la contrepartie de biens et de services publics indispensables à la prospérité des pays, et en revenant vers la progressivité que l’on avait jadis.

En conclusion, on ne sort pas très rassuré de cette conférence, lorsque l’on prend conscience que cette crise n’est pas seulement financière, mais bel et bien globale, et de l’ampleur des mesures qu’il faudrait prendre pour éviter d’avoir un simple colmatage qui ne ferait que préparer la crise suivante. Les risques de guerre et de révolution liés au caractère multidimensionnel de cette crise n’ont pas été évoqués, mais on ne peut s’empêcher d’y penser.

Mais aussi criminels soient-ils, les Dracula de la finance sont-ils cependant les plus coupables ? Car qui leur a en effet permis de jouer ainsi avec la nitroglycérine ? Qui, sinon les politiques qui ont volontairement abandonné le terrain (pardon, « libéralisé »), à commencer par ces deux docteurs Folamour que furent Margaret Thatcher et Ronald Reagan ? C’est donc avant tout aux politiques de réparer les erreurs de leurs prédécesseurs. Cette crise leur offre une occasion inespérée de reprendre la main sur le pouvoir économico-financier. Mais le feront-ils ?

Je repensais aussi à cette déclaration Winston Churchill à propos des pilotes de la Royal Air Force à l’issue de la bataille d’Angleterre : « Jamais, dans l’histoire des guerres, un si grand nombre d’hommes n’ont dû autant à un si petit nombre » en me disant, à propos de cette crise, qu’on pourrait dire que cette fois, jamais un si grand nombre d’hommes n’a risqué de se retrouver dans la fosse à merde du fait d’un si petit nombre…