Les années 1930 & la fabrique de l’Homme nouveau

Les années 1930 & la fabrique de l'<i>Homme nouveau</i>

Ce projet titanesque met en scène cinq expositions, internationales et pluridisciplinaires, mêlant peinture, sculpture, photographie, architecture et cinématographie dans le but de parvenir à décrire ce que fut les années 1930. Un cycle complet de la modernité, du symbolisme à l’avant-garde, en passant par les années 1920 et 1930, en étudiant les mythes qui l’ont nourri, du mysticisme fin-de-siècle à la figure de l’artiste saltimbanque, des utopies futuristes aux idéologies totalitaires.

"Des talents se développaient qui naguère avaient été étouffés ou maintenus à l’écart de la vie publique. Ils étaient aussi divers que possible, et les contradictions qui séparaient leurs buts, insurmontables." (Robert Musil) "Au fond de tout cela, il y a une logique dépouillée d’ornements et il semble qu’on ne fait pas une conclusion trop risquée en disant qu’une pareille logique requiert en tous lieux un style dépouillé d’ornements." (Hermann Broch) Ces deux descriptions d’un état de l’homme et de la société faites par deux écrivains de l’Europe centrale nous annonce la basculement d’un monde qui oscillait jusque-là entre deux styles et deux morales, voire deux types humains : décadence et modernité, chloroses symbolistes et culte de l’énergie, quintessences d’une âme énervée et puissance du monde machinique, le malade et le sain …

C’est en Italie, là où la doctrine fasciste invente le mot "totalitaire" qu’un nouveau type d’homme apparaît ; puis en URSS et enfin en Allemagne. Ce n’est pas encore le Surhomme mais l’idée est là : la métaphore biologique qu’implique l’idée d’une fabrique de "l’Homme nouveau" montre bien que ce n’est plus la physique et ses applications qui est, comme elle l’était encore au début du siècle, l’idée directrice au fondement de la pensée, mais que c’est désormais la science de la vie …
Héros, travailleur et guerrier, citoyen-soldat, l’homme nouveau est d’emblée, dans les régimes fondés sur une politique raciale, considéré comme le fruit d’une technique biologique, d’une science génétique. C’est l’apogée du matérialisme dialectique, moteur de l’Histoire, qui éduquera l’homme nouveau … et la figure du travailleur qui annonce la nouvelle ère des Titans (Ernst Jünger).

Le personnage si troublant de Dorian Gray, créé par Oscar Wilde, pourrait bien être l’une de ces figures paradigmatiques de l’époque. Le mirage esthétique – l’Etat-Léviathan comme œuvre d’art totale – a le pouvoir, comme le portrait dépeint dans le roman de Wilde, de conserver l’apparence de la jeunesse à son modèle.
C’est cette parabole que semble illustrer le peintre Ivan Le Lorraine Albright dans l’un de ses plus étonnants tableaux, Le portrait de Dorian Gray (1943-1944), présenté en page 19 …
La culture, dans ces années 1930, s’entend comme une culture de micro-organismes, comme culture des cellules en laboratoire, pareille à la culture des grains en agriculture. D’un côté des masses, de l’autre des êtres singuliers, abîmés dans la solitude, impuissants à se raccrocher dans une valeur qui ne soit pas édictée par l’Etat. En effet, il suffit de regarder les photos produites par les soviétiques Stepanova ou Rodchenko , pour constater que les mêmes traits de cette culture cellulaire s’y retrouvent : figures répétées, identiques, d’un même individu, morula des physiologies, organisation des parades, etc.
C’est toujours dans les années 1930 qu’un certain art abstrait naîtra des rêveries germaniques, de Arp à Kandinsky , pour s’achever au début des années 1940 dans les charniers de Buchenwald …
Les années 1930, ce sont donc ces années des hommes tous identiques, entonnant les mêmes chants et accomplissant les mêmes gestes. D’où l’éclosion de ce nouvel art du portrait, inquiétant et pathétique : nulle peinture ne sera plus saisissante que celle de cette décennie qui fixe des visages abrupts, violents, inoubliables … Ces hommes "sans qualité", pour user de l’expression de Musil , sont aussi des hommes irréductibles.

Catalogue de l’exposition qui se déroula à Ottawa du 6 juin au 7 septembre 2008, ce livre inquiétant, fascinant et magnifiquement mis en pages et articulé autour de ces idées phares, vous emmènera dans la quête de cette homme nouveau par le biais d’études érudites, dans tous les champs d’application que ce projet s’est autorisé. Du Léviathan à la Russie stalinienne, de l’Italien nouveau à la quête de la race pure dans l’Allemagne national-socialiste (ponctué par l’extraordinaire triptyque de Otto Dix, Der Krieg [La guerre]), des sciences & des arts à la politique du corps (soulignée par un splendide nue, photographie de G. Riebicke, Arish-olympischer Geist) …
Puis la deuxième partie qui présente l’intégralité des œuvres, selon des thèmes choisis, impose recueillement et concentration tant les pièces présentées sont importantes et si émouvantes … Les sculptures de Hans Arp qui transmettent au surréalisme cette poétique de la genèse naturelle des formes, notamment avec son œuf repris, entre autres, par Dali ou le réalisateur Jean Painlevé. Dali dont les formes molles ont mis en lumière cet alanguissement et ces élongations des contours, si proche de la paranoïa critique qui l’habitait. Puis viennent Victor Brauner et Picasso dont les anatomies font scandale …

Les années trente sont à la fois une époque où l’on représente un homme sain et où les courants de l’avant-garde sont proscrits. C’est dans ce paradoxe qui fait appel aux exemples éternels de la beauté grecque et où l’on interdit l’art dégénéré que les plus grands artistes du siècle laisseront des traces à jamais indélébiles pour nous rappeler que l’art triomphe toujours de la doctrine des hommes.

Jean Clair (sous la direction de), Les années 1930 – La fabrique de l’"Homme nouveau", relié sous jaquette illustrée, 230 x 297, 270 illustrations couleurs et N&B, Gallimard/Musée des beaux-arts du Canada, septembre 2008, 396 p. – 59,00 €