Ghérasim Luca, l’orateur exalté

Ghérasim Luca, l'orateur exalté

La poésie n’est pas faite que de vers rimés ou de mots alignés dans une symétrie calculée qui tapisse des pages blanches, elle peut aussi se nicher dans l’oralité. On la nommera alors poésie sonore. Ghérasim Luca en est l’un des derniers défenseurs qui nous rappelle que les mots se jouent de leurs sens dès lors que l’on parvient à les positionner dans un ordre autre que celui pour lequel ils sont destinés. Un livre et un DVD nous ouvrent les portes de son univers musical.

Le récent décès du poète palestinien Mahmoud Darwich a fermé l’une des plus belles portes du chant poétique arabe. Sa voix placée au-dessus de ses textes psalmodiés dans la pure tradition orientale magnifiait le récital et donnait une certaine noblesse à la performance. Nul doute qu’il écrivait en pensant à la musique de ses mots, sachant qu’il les lierait un jour en public. Ce que ne font pas tous les poètes qui écrivent souvent pour être lus, donc avec une musicalité interne.
Car la voix change tout : un poème écrit et lu intérieurement n’a rien à voir avec un poème lu à voix haute. La première fois que j’ai pu touché concrètement cette dualité fut en 2001 avec l’extraordinaire mise en scène dont faisait preuve Rodica Draghincescu dans la lecture de ses textes qui ne m’avaient pas saisis de la même manière à leur lecture. Car ils n’étaient pas faits pour être lus, mais interprétés ! Poursuivant dans cette veine je me suis alors rapproché de l’œuvre de Bernard Heidsieck, l’un des derniers poètes français de la grande époque de l’underground et de l’oralité poétique mise en abîme lors de festivals internationaux dans les années 1960-80.

Et à ses côtés, certainement frère de cet impossible quiproquo, Ghérasim Luca qui siffle mots et intonations, phrases et ponctuations comme un ventriloque ferait parler son livre devant une caméra invisible. Dans un format 16/9, ce récital télévisuel réalisé par Raoul Sangla en 1988, nous demande de l’attention car chaque mot, abréviation, tournure de phrase ou bégaiement volontaire signifie quelque chose. Un peu comme une symphonie de Boulez vous paraîtra d’un premier abord chaotique, mais au deuxième mouvement vous serez déjà moins péremptoire dans votre analyse.
Ici aussi, il faut aller jusqu’au bout, et les cinquante six minutes passeront finalement comme un éclair tant la diction posée et finement articulée de Luca, dont l’accent de l’est (il est roumain) cristalise encore plus la marque du mot, vous étourdiront dans un feu d’artifice d’émotions.
Vous le voyez, parfois de loin, parfois en gros plan, puis vous fermerez les yeux pour vous concentrer sur sa voix, rocaille des Carpathes, souffle dru sur les braises de la langue. Vous aimerez vous laisser distancer, perdre fil pour recouvrer la pensée au détour d’un mot. Puis vous reprendrez depuis le début avec le livret. Vous lirez alors en écoutant, vous aurez l’impression de lire pour la première fois, comme s’il ne s’était rien passé avant. Vierge de toute critique vous irez sur l’étroite sente du poème parlé, un retour aux sources …


La Filosophie du marteau

Qui accompagne la sortit de ce DVD, un petit livre insolent qui rappelle Saint-Pol-Roux : Sept slogans onthophoniques se déjoue des codes littéraires et marque au fer rouge de la contestation une poésie de l’essentiel.
Epuré à l’extrême, le poème entaille la raison pour chasser les scories et toute enluminure. Rien ne sert d’enjoliver puisque seul le sens caché demeure, alors fusillons le décor et frappons un grand coup : comme autant de slogans que bien des publicitaires en mal d’intelligence lui envieront, Ghérasim Luca cingle les mots comme pour rappeler que la page n’est là que pour supporter l’affront.
L’essentiel est bien d’en rire : on retrouve cette insolence des années 1960 – période au cours de laquelle il rédigea ces sémaphorismes – dans la forme résolument moderne qui emprunte son style aux canons de la communication. Le lecteur est prié de jouer le jeu. Il y gagnera un plaisir nouveau et découvrira les reflets de mots dont il ne soupçonnait pas la portée …

Ghérasim Luca, Comment s’en sortir sans sortir, DVD Zone 2-PAL, 56 mn, José Corti, juin 2008, 25,00 €
Ghérasim Luca, Sept slogans ontophoniques, José Corti, juin 2008, 77 p. – 8,00 €