Avec Toute l’Expression de ma Kabylie Distinguée

Avec Toute l'Expression de ma Kabylie Distinguée

« Le retour du refoulé » : la reconstruction mémorielle comme élément constitutif de l’affirmation de soi et de l’ouverture vers l’altérité, par Nadia Agsous

« Frottez lui ses deux pieds avec l’akhel (terre) de sa naissance pour qu’il soit attaché à sa terre à jamais. Ainsi, où que tu ailles, tu reviendras par la mémoire de tes pieds ». Moussa LEBKIRI

Hantée par le souci incessant et inlassable de s’auto-définir et par le désir lancinant de faire émerger à la surface de sa conscience les fragments épars des souvenirs ensevelis dans l’intériorité du jardin d’un jadis qui, dans l’agonie du soleil, s’en est allé sombrer dans les méandres de l’oubli, la mémoire erre en proie à la reviviscence.

Assailli par l’appel d’une voix surgie du sanctuaire de l’absence, un homme à l’âge incertain, à l’âme tourmentée, en proie au doute et à l’incertitude. Seul, confiné dans un lieu clos situé dans un vaste « nulle part » qui prend l’allure d’une chambre ayant pour unique meuble un lit. Lieu où dans les déambulations nocturnes s’enchevêtrent le réel et l’imaginaire, où errent des mots, des gestes, des regards qui éveillent à des sensations qui s’abandonnent à une vague d’ivresse cependant illusoire et évanescente

Moh.

« Né d’un père de l’exil , d‘un père Absence, d’une "mère Présence ».

Absence et présence sont -ses- parents. Le regard chargé d’émotivité. La mémoire alerte. Dans son rêve éveillé, il se parle, slame, se regarde, guette le moindre signe, capte la moindre voix et retourne inlassablement au cœur de son champ de fouilles intérieur, les débris d’images, de regards, de visages, de désirs, d’angoisses et de peurs qui peuplent son univers routinier empreint de lassitude :

"C’est toujours le même réveil qui réveille ici ma putain de vie de France. A dormir toute ma vie, j’ai dû… J’ai dû… », s’écrit-t-il dans un moment d’extrême lucidité. « C’est une vie ça que de se tourner la vie en rond ? à se mordre la queue du Chétane (diable). Hein ?", interroge-t-il encore et encore.

Au cœur de sa tourmente et de son existence morcelée, il se laisse happer par ce besoin urgent de se livrer à une opération d’introspection, ce regard de soi sur soi et à l’intérieur de soi. A l’aide d’un enregistreur, il lutte contre l’effacement des souvenirs. Ainsi, tout au long du processus d’exploration de la « citadelle de son intériorité », il s’en va, sur la pointe des pieds, réveiller les silences abandonnés jadis sur les chemins solitaires, capter les sons, ressusciter des voix, des idées, des images, des visages, des paroles Ô combien porteuses de réconfort et de certitude. Les enfermer dans cette machine-témoin, incarnation de la fidélité et de l’authenticité. Les préserver de l’oubli. Les immortaliser. Leur insuffler un souffle de vie éternelle. Tel est le plus vif et ardent désir de Moh :

"…1, 2,3 …ffff …ça marche…Prologue de ma vie. Me voici au départ de mon départ pour enregistrer les raccourcis de ma mémoire …. …Me voilà revenu par le fil ténu de ma mémoire avec ce chibani (vieux) d’appareil pour enregistrer le souvenir, le différé de ma vie ; ma RE-NAI-SSAN-CE. Enregistrer ma vie, mon premier cri, ici sur les pierres de la cour usée", monologue-t-il.

Et au cœur de ces pérégrinations nocturnes et tumultueuses, l’image lointaine d’un visage aux traits flous et indiscernables qui se déploient dans les dédales des longues nuits de solitude.

Amed.

Une ombre qui erre dans les recoins les plus secrets du silence !

« Se déprendre de son destin ». Se défaire de « cette fatigue de soi », de ce « désarroi de soi », de cette « dépossession de soi ». Et revenir se désaltérer à la source millénaire qui veille et que ni les âges ni les aléas de la vie n’ont tarie. Suivre les pas d’un passé aux empreintes ineffables et qui résonnent tel un écho parvenu de loin. Telles sont les préoccupations lancinantes du protagoniste de la pièce intitulée « Avec Toute l’Expression de ma Kabylie Distinguée » de Moussa Lebkiri, conteur, comédien, écrivain et mise en scène par Smaël Benabdelouhab, membre fondateur de la Compagnie du Théâtre du Nouveau Monde, créé à Paris en 1993.

Mohamed est le prénom que son grand-père figuier lui a donné à sa naissance :

"Tu es garçonne ! Ou Allah, tu t’appelleras Mohamed, par le Prophète et tu porteras le nom de Moh-amed ». Puis mon Djedi, mon très grand-père, il m’avait tatoué ce nom de Moh-Amed à vie, « sur la page blanche de l’âme de ma chair/sur la page blanche de l‘âme de ma chair. Et moi, j’ai porté le nom du prophète toute ma vie. Ya rebb’ y’a rebbi (Dieu)) qu’il est lourd", confie le protagoniste de la pièce.

Mais au fur et à mesure de l’avancement du temps, Mohamed a égaré sur le long chemin de l’existence l’autre partie de lui-même, son « témoin intérieur », Amed. Le voilà au fil des ans, au crépuscule de sa vie, devenu Moh, portant le poids des souvenirs ancrés au plus profond de son être tel un fardeau. Hanté par le regard d’Amed, rongé par ce sentiment de manque généré par l’absence de ce visage qui éveille en lui une obscure et profonde tristesse, Moh se lance dans la quête de cet autre afin de recoller les morceaux de « sa carte d’identité intérieure », d’accéder un tant soit peu à ce havre de paix et de sérénité et pouvoir ainsi réaliser cette unicité de soi tant désirée voire fantasmée. Ainsi, sous la présence symbolique de l’autre, il ose une intrusion au plus profond de son intimité faisant ressusciter le passé dans le présent, mettant en perspective son histoire de vie et son cortège de remises en question, de ruptures et de continuités. Le voilà revenu sur ses pas s’immerger au cœur du lieu de son éveil à la vie, la Kabylie, le pays de sa naissance, de son enfance, de sa souffrance, du départ, de la rupture, de son errance :

"…Ma mémoire me revient de loin et je reviens à elle. Je suis au pays, à Beni Chebana…It Chebana", s’exclame Moh.

" La capitale du Walou" (rien), rétorque sur un ton moqueur Amed au visage façonné par des bouts d’images usés par la nostalgie du retour.

" …Ma petite Kabylie berceuse… », renchérit Moh.

" Un bled, un patelin », conclut Amed.

A l’issue de cette descente dans les replis les plus profonds des jardins secrets des pensées, des désirs et des déceptions d’un Mohamed à l’identité « fragmentée », Moh et Amed parviendront-ils à se reconnaître, à se réconcilier et atteindre ainsi cette paix intérieure tant recherchée ?

En attendant le dénouement de l’histoire, à travers l’écriture de cette pièce qui prend l’allure d’un long voyage au cœur des confins des souvenirs perdus dans les rumeurs du petit jour naissant et à travers son/ses protagoniste (s) qui au fur et à mesure de l’avancement de l’histoire émerge comme un personnage énigmatique, tourmenté, torturé, sensible mais Ô combien attachant !, Moussa Lebkiri nous entraîne dans une Kabylie ancestrale aux vertus Ô combien bienfaitrices voire « purgatrices » lui attribuant ainsi le symbole d’un lieu mémoire :

"Tous les chemins mènent là d’où l’on vient. Moi, je viens de là-bas, de là où je suis parti. Je me dois de la porter puisqu’elle me porte depuis si longtemps. Je me dois de faire parler les feuilles du figuier, faire dialoguer l’olivier noueux de la mémoire avec celle de l’exil sans tristesse aucune", écrit l’auteur de la pièce.

En mettant en scène des lieux dont la topographie à la fois géographique et symbolique a été maintes fois reconfigurée par l’accumulation des images sans cesse remodelées et tant sublimées. En se représentant des figures qui ont peuplé son enfance et nourri son imaginaire. En se remémorant des images demeurées malgré tout éternellement étincelantes dans les étoiles de ses yeux, il interroge l’Histoire. Bouscule les tabous, les limites, les frontières. Libère les mots refoulés cherchant inlassablement à effacer les « blancs » de l’Histoire et de l’histoire collective intimement liée à son histoire personnelle.

Bien que dense, la pièce de Moussa Lebkiri s’attache à mettre en lumière trois idées principales.

Primo, le désir effréné du protagoniste de la pièce de renouer « le fil ténu de – sa-mémoire » montre l’intérêt que l’auteur manifeste à la problématique de la « mémoire » dans sa dimension à la fois historique, politique, sociale, symbolique et éminemment identitaire, en l’occurrence une mémoire « intégratrice », c’est-à-dire celle qui « permet le lien entre le passé et le présent, en acceptant les ombres et les lumières, les traumatismes et les faits héroïques » (2). Une mémoire qui renvoie à deux espaces différenciés : « l’ici », terre d’accueil et d’exil, et le « là bas », terre natale. Et à des temporalités variées : « passé-présent/présent-passé » avec une ouverture sur le temps à venir. Des temporalités et des espaces différenciés certes mais intimement liées de par les faits historiques, les mouvements des populations et ainsi le brassage des cultures et des modes de vie et de penser :

"La pièce n’est pas une œuvre typiquement kabyle pas plus qu’elle n’est spécifiquement française. Elle résulte bien d’un métissage de ces deux cultures liées par une histoire commune qui se perpétue à travers les relations et les échanges", explique Smaël Ben Abdelouahab.

Secundo, l’acte qui consiste à « restaurer » la mémoire par le biais du souvenir nécessite inévitablement un retour sur soi induisant ainsi une attitude de réflexivité. Car intellectualiser la mémoire en faisant revenir le passé dans le présent, en nourrissant le présent du passé, en l’occurrence un passé longtemps enseveli dans le gouffre de l’oubli implique une immersion dans les fins fonds de soi afin d’y faire émerger les fragments épars du souvenir et de les faire exister à la lumière du jour. Ainsi, l’acte de « réhabiliter » la mémoire semble jouer un rôle central dans le processus de construction de l’identité personnelle qui recouvre l’ensemble des éléments identitaires (sentiments, représentations, expériences) définissant l’individu en tant qu’être singulier, unique et différent. Dans ce contexte, la « mémoire » a une fonction essentiellement libératrice et structurante et peut être ainsi appréhendée comme facteur de connaissance de soi, de valorisation de soi, d’affirmation de soi. Et selon l’historien Benoît Falaize : "Comprendre d’où l’on vient, c’est comprendre qui l’on est. La mémoire est la garantie de la construction individuelle de son propre avenir " (3).

Tertio, la quête du protagoniste pour la réapropriation de son passé et donc de sa mémoire aussi bien individuelle que collective et familiale qui renvoie à (aux) histoire(s) migratoire(s) des individus (familles et/ou isolés), à l’acte de transmission des valeurs, des souvenirs, des ruptures, des douleurs, est le moyen par lequel Moussa Lebkiri met sur la sphère du public ce qui habituellement relève de l’ordre de l’intimité et qui ne se donne pas à voir publiquement et donc relégué à l’espace privé car très souvent vécu sous le mode du soupçon, de la « trahison" de la « fuite « et, à la limite, du reniement… « Culpabilité, culpabilisation et auto-culpabilisation ; accusation et auto-accusation- car on se culpabilise et on s’auto- accuse comme on est culpabilisé et accusé" (4).

Ainsi, l’articulation privé/public est un élément important permettant d’attribuer à la mémoire une dimension publique et d’affirmer ainsi son appartenance à deux espaces chargés de symboles à la fois historiques, culturels, sociaux et émotionnels.

Ecriture de soi. Exposition de soi. Mise en scène de soi. Tout porte à croire qu’à travers cette pièce il s’agit essentiellement d’une écriture introspective qui livre à l’auditoire un regard en dedans de la vie subjective du protagoniste. Ecriture autobiographique que nous propose Moussa Lebkiri ? Certes. Mais une écriture qui tient avant tout à se démarquer du nombrilisme laissant transparaître le souci d’une démarche plus subtile encore. Car il s’agit essentiellement pour l’auteur de marquer une « rupture » avec la « culture du malheur » et l’attitude fataliste adoptant ainsi une attitude qui vise avant tout l’affirmation de son "engagement dans la distanciation "(Norbet ELIAS).

D’autre part, cette représentation dramatique qui revêt une dimension on ne peut plus universelle dans le sens où chacun(e) pourra venir y inscrire son histoire de vie et y sculpter ses empreintes, peut avoir l’effet d’une Karthasis. Car l’identification au personnage et à son récit de vie peut être appréhendé comme un moyen de « purification » offrant à l’auditoire la possibilité de « purger » ses passions, de libérer ses angoisses et de faire ainsi émerger à la surface de la conscience de chacun(e) une mémoire « refoulée ».

Le choix du « slam » comme moyen d’expression et mode de communication avec l’auditoire semble on ne peut plus pertinent et vient en quelque sorte faire écho à cette idée de « défoulement et purification émotionnels ». En effet, cet art déclamatoire à l’expression « brute » renvoie à deux images à la fois antagonistes et complémentaires. La première image est celle d’une « violence brutale » verbale puisque cet art d’expression orale vise essentiellement, par le biais de mots et d’images, à « claquer » l’auditoire dans le but de l ‘émouvoir, le bouleverser et le « secouer » l’incitant ainsi au changement et au renouvellement. Se libérer des ornières quotidiennes, se réconcilier avec soi et s’inventer à l’image de ses rêves renvoie à une image positive suggèrant ainsi l’idée de mouvement. Et de liberté et de vie.

Mémoire occultée. Oubliée. Niée. Le voile de l’Histoire se lève. Le rideau tombe. L’histoire collective, familiale et individuelle devient un lieu de compréhension. Mémoire libérée. Réappropriée. Recomposée. Une vie en gestation. En mouvement. En perpétuel devenir...

L’histoire de vie de Moh-Amed ne montre-t-elle pas que « le passé n’est pas derrière soi, mais bien devant soi » et que la « réhabilitation » d’une mémoire refoulée joue un rôle important dans la construction de la vie à venir ?

« Déshabiller » sa mémoire afin de révéler à la lumière du jour un pan de son histoire restée dans l’ombre n‘est-il pas un acte qui, en menant vers le chemin de soi, suscite inévitablement une ouverture à l’altérité, c’est-à-dire la reconnaissance mutuelle et réciproque de l’un et de l’autre dans toute ses dimensions d’être humain à part entière ?

1 – Région méditerranéenne bordée de montagnes et de plaines se situant au Nord de l’Algérie.

2 - Carolina BENITO, « L’expérience migratoire à l’épreuve de la mémoire », in Mémoire de Migrations à Trélazé, Vauchrétien, APTIRA, Yvan Davy Editeur, 1996, P. 13 à 31.

3 - Benoît FALAIZE, « Mémoire privée, histoire publique », in « Mémoires familiales et immigrations », Informations Sociales, N° 89, 2001.
4 - Abdelmalek SAYAD, L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, Bruxelles, 1991.


"Avec Toute l’Expression de ma Kabylie Distinguée", une pièce de Moussa Lebkiri mise en scène par Smael Benabdeouahab

Création 2007 à la Cartoucherie de Vincennes
Une production du Théâtre du Nouveau Monde -Théâtre Nedjma
Cie de danse Saliha Bachiri

Durée du spectacle 1h15

Prochaine représentation à Paris au centre culturel algérien 2008.