DU NIL AU CANAL DE L’OURCQ, Georges Abdel-Sayed

 DU NIL AU CANAL DE L'OURCQ, Georges Abdel-Sayed

Lorsque le dévoilement autobiographique agit comme un exutoire. Par Nadia Agsous

"Devenu Français depuis bientôt dix ans, je ressens encore parfois, de façon anxiogène, ma condition d’étranger. Le malaise contraint souvent mes attitudes et mes rapports aux autres, ou peut-être est-il contraint par leurs attitudes". G. Abdel-Sayed

Emouvante ! Cette mise à nu de soi où des éléments les plus intimes de la vie de Georges Abdel-Sayed, Egyptien de naissance et Français de cœur, sont mis en scène par un “je” qui joue le double rôle du personnage et du narrateur racontant comment, issu “d’une famille bourgeoise ayant pignon sur rue”, ce défenseur des « malheureux – c’est-à-dire, ceux qui n’ont pas – d’heur, c’est-à-dire de chance… . Ceux “que le sort n’a pas pourvu de manière satisfaisante en – les - faisant naître dans la pauvreté”, a quitté cet univers confortable pour devenir militant communiste.

Attachant ! Cet essai de réflexion sur une trajectoire de vie qui prend la forme d’une quête de sens par le biais “d’un retour sur une vie- pour- essayer de comprendre – comment son- cours a subitement basculé … un jour de Pâques”, pour aller se perdre dans les dédales des étendues inconnues et imprévisibles de l’exil. Et de son lot d’aventures saturées de solitude, de doutes, d’incertitudes, de remises en question et de renouvellement de soi. Inévitablement. Car à défaut d’un pays à soi. A défaut de lieu où se posent. Se confrontent. Se construisent. Se forgent les rêves, les aspirations, les incertitudes, les doutes, les impossibilités. A défaut de foyer pour s’y réfugier dans les moments de désordres intérieurs, l’exil devient une sorte de lieu-refuge au sentiment nostalgique relié à un jadis au parfum ô combien heureux et douloureux ! Un lieu où l’absence des êtres chers et le manque d’amour maternel, paternel, la perte de repères, l’obligation de se reconstruire et de recommencer à zéro déterminent une existence qui se caractérise essentiellement par un désir de « vengeance et de réussite » ainsi que la fidélité à des convictions idéologiques qui, très souvent, ont pris le pas sur la vie privée de cet homme pour qui l’exil a fini par prendre le sens du lieu de tous les possibles. De l’ouverture vers d’autres horizons. De maturation. Et d’acheminement vers le monde.

Oui. Captivant ! Ce regard en dedans de la vie subjective et objective livré par cet homme à la fois réservé et chaleureux. Humain. Attentionné. Profondément seul et solitaire même s’il veille à s’entourer d’êtres qu’il apprécie et aime. Cet homme pétri de valeurs altruistes, capable d’écoute, d’empathie, d’aide et de solidarité. Un être à l’âme sensible dont la mémoire porte encore les stigmates des blessures profondes infantiles, juvéniles, adultes, datant du temps où œuvrer pour ses idéaux politiques et humanistes relevait de l’ordre de l’interdit, du tabou et de la honte. Ce temps où prédominait la croyance selon laquelle “les communistes étaient athées, et puisqu’ils ne croyaient pas en Dieu, il en découlait selon une logique implacable qu’ils étaient nuisibles aux croyants en général et aux Coptes en particulier”.

Oui. Passionnante ! Cette écriture introspective qui se décline sous la forme d’un récit autobiographique. Passionnante ! Car particulièrement intéressante. Profondément humaine. Et infiniment humble mettant en scène un moment d’extrême lucidité où l’exploration des événements passés et présents prend l’allure d’une démarche d’auto-analyse où l’auteur interroge son histoire de vie révélant ses facettes multiples aussi bien celles laissées dans l’ombre depuis son expulsion d’Egypte, “ce pays qui –l’a – vu naître mais qui -l’avait- mis à la porte pour –ses- idées”, le 2 mars 1975, que celles qu’il assume avec énormément de fierté et de dignité depuis son arrivée en France, le 15 mars 1975, après un court séjour à Genève, en Suisse. A cette époque, Georges était demandeur du statut de réfugié politique.

"Du Nil au canal de l’Ourcq" nous invite donc à une immersion dans la mémoire d’un homme qui au, fil de ses trente trois années d’exil, loin de sa terre natale, met en perspective une “identité narrative”. C’est-à-dire celle qui permet d’acquérir une reconnaissance vis-à-vis de soi et d’autrui et d’où se dégage un parfum subtil de “confessions” puisées au cœur d’une foule de souvenirs ancrés au plus profond d’une intimité devenant ainsi le lieu où le personnage-narrateur se livre à un travail de reconstruction personnelle mettant sous les regards extérieurs des “briques de connaissance” d’une expérience de vie où le passé est remémoré avec beaucoup de tendresse, d’amour, de regret et de nostalgie. Où le présent fait l’objet d’une incessante et rigoureuse remise en question qui fait avancer sur les chemins d’un à-venir qui ouvre sur un monde où réconcilié avec lui-même et autrui, l’auteur se laisse porter par des suites possibles en devenir.

"Du Nil au Canal de l’Ourcq". Un récit. Une histoire. Une vie à l’intérieur de laquelle trois espaces territoriaux se succèdent, renvoyant à des souvenirs d’autrefois. A des idées refoulées. A des traumatismes. A des zones d’ombre mettant en lumière une trajectoire marquée essentiellement par “l’engagement et l’attachement idéologique, philosophique et éthique au communisme” et l’expérience d’un militantisme qui se matérialise, en 1995, par la fonction d’élu municipal et ainsi l’implication dans l’action locale au plus près de la population dans la ville de Bobigny, “planète cœur”. Cette “ville effrontément populaire” qui, le 21 mars 1975, accueillit Georges alors qu’il venait d’arriver sur le territoire français. L’association France Terre d’Asile lui propose alors une chambre individuelle au foyer des jeunes travailleurs afin de lui permettre d’entreprendre des démarches auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (O.F.P.R.A.) pour solliciter le statut d’asile politique.

"Du Nil au Canal de l’Ourcq". Une histoire de vie singulière. Particulière. Qui nous parle. Nous émeut. Nous envahit. Et nous submerge pour nous perdre dans les dédales de ses retours en arrière et de ses bonds en avant aux sonorités qui nous entraînent vers d’autres lieux. D’autres galops. D’autres aventures. D’autres humanités. Alors, immergeons-nous à l’intérieur des “traces” de vie de “cet homme de caractère –qui- aime la provocation et les défis surtout s’ils font parler de Bobigny”. Cet “homme d’engagement ; d’écoute, et de conviction, généreux, dynamique…”.

Une histoire de vie en deux actes. Un processus. Une vie en mouvement.

« Du Nil au Canal de l’Ourcq » : Acte I

Le temps de l’opulence. De l’insouciance. De la prise de conscience. De l’engagement politique. Et de l’expulsion !

Au commencement, l’Egypte. “Un pays où les richesses et la pauvreté se côtoient de façon criante”. Le Caire. “Oum El Dounia”. Le centre du monde. La clé de la vie. La ville natale. Au cœur du quartier de Shobra. Naissance en 1951 de Georges Youssef Abdel-Sayed, dans un appartement luxueux au sein d’une famille qui se distingue par son appartenance à la frange aisée de la société cairote et à la minorité ethnique copte. “Une vie simple et heureuse”, se souvient Georges. Une existence riche et comblée d’un garçon unique, choyé et gâté par un père “qui travaillait comme négociant en tissus dans le quartier El-Azhar, près du souk Khan El khalili, dans le marché El Muski – où – il possédait un magasin en textiles qu’il dirigeait avec deux employés”. Et une mère “qui se flattait de la pâleur nacrée de son teint” … et qui “était beaucoup plus ouverte et éclectique dans son appréhension de la religion”.

L’Egypte. La terre natale. Le Caire ! La ville de l’enfance. De l’adolescence. Du début de l’âge adulte. Du bourgeonnement du premier amour. Si innocent ! Si heureux ! Et pourtant contrarié ! Et au fil des ans, empêché !
A peine enfant, Georges se questionne déjà sur le statut des Coptes en Egypte, pays où l’Islam est la religion dominante et où “les clivages entre communautés sont fortement marqués”. Les Coptes. Un nom qui “n’avait pas toujours désigné une religion, mais d’abord les Egyptiens eux-mêmes, que les Grecs nommaient Aegyptos”, explique Georges. Et c’est “avec les invasions des conquérants arabes - poursuit-il que - cette nouvelle langue s’est imposée en Egypte et la prononciation de ce mot a été déformée. C’est ainsi que les Egyptiens de cette époque sont devenus des Coptes”.
“Une enfance et une adolescence heureuses” jusqu’au jour où… : Etonnement ! Déception ! Ebranlement des certitudes et des croyances inculquées par son environnement familial et social. Lui qui croyait fermement que “la charité devait s’établir et se distribuer sans discrimination”, est choqué par le refus de son père, cet homme “si prodigue, si juste…” “pourtant fervent orthodoxe et respectant les commandements de la religion en matière de générosité” de faire l’aumône à un “mendiant” à “la chemise trouée par l’usure –qui – couvrait à peine ses épaules – au – visage émacié - qui – disait la privation de nourriture » sous prétexte qu’il était “communiste”. Le mot est lâché. “Communiste” !

Mais que recouvrait le sens de ce terme pour ce jeune adolescent ? “Pour moi – répond Georges Abdel-Sayed – à cette période, le communisme ne représentait absolument rien”. Mais le ton est donné. Car c’est à partir de cet événement que s’opère une prise de conscience qui révèle un changement idéologique qui le mène droit vers les chemins de l’engagement politique et de l’investissement dans la défense des droits des Coptes.
Il s’informe alors sur “les fondements politiques et théoriques du communisme”. S’enrôle dans l’armée égyptienne durant la guerre des Six jours en 1967. Par amour pour son pays. Par patriotisme. A son retour, il adhère à Jeunesse communiste (1968) et en 1971, il entreprend un voyage en Union soviétique. Au sein du comité central, il suit l’Ecole du Parti dans le but d’“apprendre le marxisme léninisme”. 1972. De retour au pays, il s’intéresse à la cause palestinienne et voyage au Liban et en Syrie où il rencontre Yasser Arafat et Georges Habbache. Ces expériences lui font prendre conscience qu’il ne peut se limiter à la défense de la cause copte. La nécessité d’élargir sa lutte en y associant “tous les pauvres et opprimés d’Egypte, sans distinction de religion” s’impose comme une évidence.

Puis vient le temps de la rupture familiale car le père apprend l’adhésion de son fils au parti communiste et lui demande de choisir entre le communisme et la famille. Georges choisit alors de quitter le cocon familial pour vivre simplement dans un studio au centre ville. C’est également le temps des activités clandestines et des manifestations dans les rues du Caire pour “la défense de la liberté d’expression des Coptes, des pauvres gens et de la démocratie”.

Et le temps de l’emprisonnement. Et de l’expulsion d’Egypte, le 2 mars 1975, “événement le plus marquant et le plus traumatisant de ma vie”, confie Georges Abdel-Sayed. Et le fil de la vie poursuit son cours. Loin des êtres qu’il aime tant ! Ne trouvant devant lui qu’un grand et un énorme point d’interrogation.

"Du Nil au Canal de l’Ourcq" : Acte II
L’après expulsion : Le temps de l’exil. De l’inconnu. Du déracinement. De la précarité. Et de la construction de soi.

La Suisse. Lieu de transit !

Expulsion ! Exil ! Installation dans un nouvel environnement. Un nouveau départ. Une nouvelle vie. Le temps de la déstabilisation, de la perte de repères. Loin de ses proches et de la terre qui l’a vu naître, Georges atterrit en Suisse. Première étape d’un long périple qui durera toute une vie. A Genève, il est accueilli dans un centre d’accueil international, le temps d’organiser son transfert vers un autre pays.

La France. Terre d’asile !

Et c’est ainsi que cet homme devenu exilé malgré lui arrive en France. C’était le 15 mars 1975. Seul. Sans formation. Ne connaissant ni la langue ni les codes culturels de son nouvel environnement. L’exil. Ce lieu qui allait lui servir de mère, de père et d’amante pour, au fur et à mesure de l’avancement du temps, grâce à un intense et ardent désir de réussite et de revanche, devenir un lieu d’enracinement et de réparation où il s’engage dans la difficile et ô combien douloureuse et longue entreprise de (re)construction de soi.
D’un travail à un autre : manutentionnaire, employé dans un café-brasserie, reporter photo pour le journal l’Humanité, agent de maintenance d’ordinateur…

Après l’obtention de l’équivalence du baccalauréat à l’université Paris 8 et d’un D.U.T. Informatique (analyste programmateur) dans le cadre de la formation continue, Georges parvient à valider son expérience professionnelle et à obtenir l’arrêté de nomination en tant qu’attaché territorial. L’objectif de construire une trajectoire professionnelle pour assurer une existence sociale et une « respectabilité » est enfin atteint. Mais à quel prix ? “Au détriment de ma vie familiale”, confie Georges Abdel-Sayed. “Et ce livre qui dévoile les facettes de ma vie est destiné à mes enfants afin qu’ils sachent qui je suis et quelle a été ma vie tout au long de ces années”, poursuit-il.
Tout en construisant sa vie professionnelle, Georges demeure fidèle à ses engagements politiques et idéologiques et mène une existence très riche en matière d’activités politiques et syndicales. L’année 1976 est marquée par son adhésion à la C.G.T. et au Parti communiste où il milite avec beaucoup de conviction. Au fil des ans, il s’investit dans la cellule de son lieu d’habitation à Bobigny et en devient le secrétaire. Vingt ans après son arrivée en France, il est élu conseiller municipal au sein de l’équipe dirigée par Bernard Birsinger, maire de la ville de Bobigny, décédé le 26 août 2006 d’un arrêt cardiaque. La disparition de cet homme “d’une grande capacité d’adaptation – et dont – la force de conviction tenait avant tout à une loyauté inégalable qui s’incarnait dans le respect d’autrui” laisse un grand vide dans le cœur de Georges Abdel-Sayed qui tient particulièrement à dédier ce livre à cet absent qui joua un rôle important de soutien des années durant.

Elu. Militant. Fidèle à ses conceptions idéologiques et humanistes. Homme de terrain privilégiant l’action concrète et oeuvrant en faveur de la liberté, de la justice sociale et de la paix en plein cœur de “cette ville qui demeure - sa – terre d’asile – car elle - l’a accueilli, soigné et nourri -lorsqu’il est - arrivé en France en tant que réfugié politique”, il veille particulièrement à s’engager au plus près et au service de la population et notamment des catégories sociales les plus démuni( e)s et à s’impliquer activement et concrètement dans les manifestations et les activités locales aux côtés des habitants de sa cité à qui Georges raconte ce récit de vie parsemé de déboires. De regrets. De joies. De rêves en partie réalisés.

Cette autobiographie d’où se dégage une forte odeur de nostalgie de la terre natale même si le retour se fait de plus en plus régulier. Du vide de l’amour parental. Cette histoire qui raconte les odeurs et les couleurs d’un passé qui hante. Les réminiscences d’une vie douloureuse qui pourtant avance d’un pas tranquille et assuré. L’histoire d’un cœur blessé mais éternellement vivant. Généreux. Humain. Et inévitablement, l’histoire d’une “Réussite” notamment professionnelle. Malgré les entraves de la vie en exil. Grâce à l’esprit de “revanche”.
Et cet aspect de sa tumultueuse et sinueuse existence, Georges Abdel-Sayed aime bien l’affirmer. Fièrement. Car quelque part, dans les fins fonds de sa mémoire, les paroles de son père demeurent éternellement vivantes ! Etincelantes ! Des paroles qui viennent sans cesse lui rappeler que la réussite dans la vie professionnelle joue le rôle d’un ascenseur social car source de « respectabilité », de stabilité sociale et de bien-être. Ce message, Georges Abdel-Sayed veut à son tour le faire passer à tous ceux et à toutes celles qui peinent à entrevoir les possibles d’une vie qui pourtant avance sur la route du temps. Lentement ! Mais sûrement !

« DU NIL AU CANAL DE L’OURCQ », Editions « Les Points sur les i », Décembre 2007