Mohamed Lakhdar TATI "Joue à l’ombre" de la ville dépouillée de ses masques et de ses apparences

Mohamed Lakhdar TATI "Joue à l'ombre" de la ville dépouillée de ses masques et de ses apparences

Alger. Ce vaste espace urbain en perpétuelle gestation dévoilant sans pudeur les bas fonds de ses entrailles sens dessus dessous. A l’heure où les âmes s’évanouissent. S’envolent. Se croisent. S’entrecroisent. Et déambulent avec frénésie dans les interstices de la Mémoire spatiale et temporelle de la ville endormie. Au cœur de l’aube, ce lieu de nulle part, où se donnent, sans témoins, l’obscurité de la nuit qui s’achève et la lumière du jour qui point. Alger s’anime. Lentement. Se laissant envelopper par la magie de ces deux voix féminines. L’une contant la légende de « N’fissa bent Ezzenka » (N’fissa fille des rues), cette jeune femme de la Casbah. Et l’autre, chantant une chanson kabyle sur fond de musique arabo-andalouse.

Lentement. Doucement. Sûrement. Alger se réveille. S’étire. Se laisse éblouir par les infinies des lumières qui se déversent en son foyer en ébullition. Se désaltère au creux de cette vague de fraîcheur née au cœur de l’ombre, prisonnière dans l’antichambre de la lumière.
Cachée. A peine révélée. Entre ombre et lumière. Un pied dans le présent. Un autre dans le passé. Alger s’apprête à affronter la vie dans sa nudité la plus naturelle.

Oh, Alger ! Ville-Déesse ! Ville-Lumière ! Ville-Amour ! Ah, Alger ! Ville-Séduction ! Ville-Désordre ! Ville-Audace ! La voilà qu’elle se donne généreusement aux étreintes des premiers rayons du soleil ! La voilà qu’elle s’abandonne aux caresses des désirs inavoués de l’ombre. Evanescente. Empêtrée dans ses doutes. Ses incertitudes. Ses joies. Ses douleurs. Ses grandeurs. Ses bassesses. A l’image de la vie qui se déploie à la lisière de la folie. Créatrice. Bienfaitrice. Salvatrice. Alger qui s’offre au regard de ce "jeune" réalisateur qui, à son tour, nous propose une immersion au cœur de la cité qui, dans son processus de mise à nu, laisse échapper de son antre des ombres qui s’étalent sur les pans des murs. Des voix surgies du passé.

Des scènes jaillies du présent quotidien. Des voix de femmes cantonnées dans le non révélé, chantant le goût amer de leur existence au parfum de la solitude ô combien désespérante. Un voyage initiatique rythmé aux sons et aux bruits de la vie qui bout. Va et vient. Séduit. Interpelle. Des cris. Des rires. Des voix d’enfants qui investissent la rue en maîtres absolus. Un périple où le silence structure l’action de ce regard attentif, fin, intelligent qui scrute le moindre détail. Le silence comme source de ressourcement. Et qui vient envahir les images qui prennent l’allure de véritables photos d’art aux consonances poétiques. Le bruit. Le discours.

Et le silence. Le tout entonnant l’hymne de la vie qui se déploie dans ses facettes et ses délices multiples. Une approche peu commune. Originale. Innovante. Qui gêne. Car elle déstabilise les regards. Et les oblige à se dépouiller de leurs faux semblants. De leurs schémas. De leurs préjugés. Et du sens commun afin de renouveler leur approche de la ville et se réconcilier avec cet espace qui les roule et les enroule dans les sinuosités de la vie qui se nourrit de la parole entrecoupée de silence ô combien rédempteur !

Ce regard ? M. L.Tati. Réalisateur de plusieurs courts métrages dont « Sabate », « Aveux » … et récemment « Joue à l’ombre », film documentaire de 52 mn co-produit par Machahou Prod (Belkacem Hadjadj) et le GREC (France) dans le cadre de la manifestation « Alger capitale de la culture arabe ». M. L. Tati, un être modeste. Réservé. Qui a accepté de jouer le jeu afin de nous éclairer sur ses motivations et nous conter les dessous de ce film dont l’objectif est de proposer un regard nouveau sur Alger, cette ville qui bat au cœur de son cœur.

« Joue à l’ombre ». Un récit sur un mode documentaire filmé et imagé de la ville d’Alger. Réalisation récente. Comment est née l’idée de ce film ?

Mohamed Lakhdar Tati : Ce film est l’histoire d’un étonnement. En 2002, j’ai quitté Alger, la ville où j’ai vécu pour m’établir à Paris. Mon installation dans un autre environnement spatial a, en quelque sorte, chahuté la conception que j’avais de ma ville natale. La vie dans les rues parisiennes est différente de celle à Alger. Et lorsque je retournais dans cette ville, et que je revisitais des lieux que je connaissais parfaitement bien, j’arrivais à m’étonner de la manière dont les gens occupent l’espace. L’idée d’un film sur cette ville faisait son chemin. Puis, il a fallu que je me documente. Et, au fur et à mesure que j’avançais dans mes lectures, je découvrais que la ville d’Alger qui a été conçue par des Français pour des Français est de nos jours habitée par des Algériens qui, dans un premier temps, essayaient de s’adapter à l’espace pour, finalement, finir par l’adapter à leur mode de vie et à leur conception d’occupation spatiale.

Ce film propose une vision de la ville d’Alger dans une dimension duale à plusieurs égards.
Alger entre ombre et lumière. Quelles sont la symbolique et la fonction de ces deux éléments omniprésents dans l’espace public et privé ?

L’ombre a une valeur esthétique capitale. Elle fait partie de la culture algéroise. La Casbah d’Alger a été pensée et réfléchie par rapport à l’ombre. La lumière est le partenaire de l’ombre. Elle lui donne la réplique. La forme. La découpe. Pour la mettre en valeur. Ce documentaire n’est pas un film sur l’ombre et la lumière. Mais la lumière est là comme témoin. Jouant le rôle de frontière.

Alger dans une trame à double temporalité : Passé et présent. Un passé mis en évidence par plusieurs biais : la carte postale. Les témoignages des colons. Les correspondances de personnalités telles que Karl Marx… Et l’architecture.
La carte postale, un moyen de communication populaire en vogue au XIXe et une partie du XXe siècles. Pourquoi le retour au passé par ce biais ?

Il était impossible de comprendre notre façon de vivre et d’occuper la ville sans retourner dans le passé. Ce retour par l’intermédiaire de la carte postale s’est imposé à moi. Depuis quelques années, on assiste à un véritable phénomène d’engouement pour les cartes postales de la période coloniale au point de devenir le symbole du temps passé et par là même un lieu de mémoire. Ce comportement révèle une attitude ambiguë à l’égard de cette époque. Et d’ailleurs l’expression « Alger el kadima » est une sorte de carte postale traduite en paroles. Elle exprime un sentiment nostalgique vis-à-vis de ces années là. Les vendeurs de cartes postales ont fait florès dans les rues d’Alger. J’ai pu avoir accès aux textes que je cite dans le film grâce à cet homme qui vend des cartes postales sur le trottoir à proximité de la Grande poste. Sa collection est un véritable trésor.

Quel est l’intérêt des témoignages des gens ordinaires et anonymes ?

Les témoignages des gens ordinaires qui vivaient à Alger sont de mon point de vue très importants car ils permettent d’avoir une photographie de la vie quotidienne et des lieux dans une temporalité donnée. De plus, c’est un moyen de comprendre comment ils vivaient. De saisir leurs représentations de la ville d’Alger. La manière dont ils ont pensé et occupé l’espace. Et comment ils s’adaptaient à la topographie de la ville. Ces témoignages sont très spontanés car les gens qui écrivaient, exprimaient ce qu’ils vivaient et ressentaient. Leur objectif n’était pas de témoigner.

Karl Marx à Alger. Evénement très peu connu. Que représente le témoignage de ce personnage ?

Karl Marx était un « hiverneur ». Il était malade et les médecins lui avaient conseillé d’aller passer l’hiver à Alger. Mais cette année là, l’hiver était épouvantable. Marx a eu une correspondance avec F. Engels et ses filles. Il signait « Old Maure » qui signifie « Le vieux Maure ». Il avait un regard très fin sur les Maures. Il était curieux et essayait de comprendre leur façon de se tenir, de se mouvoir. Il a décrit l’élégance de leur manière de se vêtir. Ce qu’il disait sur les Maures était très beau et très respectueux : « Le plus misérable des Maures surpasse le plus grand collégien d’Europe dans l’art de se draper et de prendre une attitude pleine de naturel, de grâce et de dignité qu’ils marchent ou se tiennent debout », écrivait-il à Engels.

Tu juxtaposes la philosophie architecturale et urbanistique de deux architectes français. Le Corbusier, concepteur du plan « Obus » en 1933. Et Fernand Pouillon qui a réalisé 300 projets architecturaux dans 48 villes algériennes.

Le Corbusier n’a pas réussi à faire aboutir ses projets architecturaux. Alors que F. Pouillon a réalisé un grand nombre de constructions à Alger. Les deux architectes avaient un regard intéressant et différent sur cette ville. Celui de Le Corbusier était beaucoup plus réfléchi et théorisé. Celui de F. Pouillon était dans l’urgence et dans l’action.
Le Corbusier était fasciné par la ville d’Alger qui de son point de vue représentait la promesse de l’avenir de l’architecture. Il avait de grands projets pour cette ville. Il avait proposé un réaménagement urbain de cette ville. Il voulait construire des autoroutes qui survoleraient la Casbah et une grande tour qui irait de l’Amirauté à Bouzaréah. Le plan OBUS était un projet urbain très technique qui ne prend pas en compte l’humain. Mais son discours sur la Casbah était extrêmement intéressant. Il avait un regard pertinent sur l’architecture arabe. Il recommandait de ne pas reconstituer le style arabe, cette construction avec de petites fenêtres, des façades tournées vers l’extérieur… Car sa démarche était « moderniste ». Mais il préconisait la reproduction du confort, de la fraîcheur, de l’ombre, de la vue à volonté…

Et F. Pouillon ?
C’était bien lui qui, au sujet des cités Diar Essaâda et Diar El Mahçoul, écrivait : « Cette ville pour les plus pauvres serait un monument. 40 000 âmes allaient pendant des lustres contempler mon œuvre. Jusque là, on n’avait offert aux musulmans que des bidonvilles perfectionnés ou des cités de recasement.

F. Pouillon est arrivé en Algérie à la demande du gouverneur de l’époque. Car il fallait absolument trouver une solution à la crise de logement qui coïncidait avec la montée de la revendication nationaliste. En raison de la gravité de la situation et du caractère urgent de la demande, il avait proposé une construction au moindre coût. Il avait veillé à intégrer dans sa conception architecturale la population autochtone.

Alger au présent. Dans sa réalité quotidienne. Dans une trame spatiale à un double niveau. L’espace privé, c’est-à-dire le caché, le non révélé. Tu t’introduis dans l’espace féminin. Tu filmes les femmes dans leurs tâches ménagères. Mais tu ne montres pas leurs visages. La caméra filme plutôt le bas de leurs robes, leurs pieds … N’y a-t-il pas là un respect de la « horma » et ainsi la reproduction de la séparation sexuée des espaces ?

Les intérieurs étaient filmés d’un point de vue d’un enfant. J’ai vraiment cherché une douceur et une poésie dans les intérieurs. La petite fille qui joue avec l’eau fait partie de la poésie d’un intérieur d’une maison. La caméra est très basse. Elle filme tout l’espace : le carrelage, les meubles, les murs, l’ombre… La « horma », je la regarde lorsque je filme les femmes qui discutent entre elles sur les balcons qui est un lieu intermédiaire entre le dedans et le dehors. La « horma », je la regarde. Je m’en étonne. Mais je ne la respecte pas. Je ne la perpétue pas. Dans cette maison de la Casbah, la caméra filme le visage de cette femme qui parle d’elle, de sa vie, de ses « bêtises ». Elle est très spontanée. Elle dégage de la bonté, de la générosité, de l’humilité, de la sincérité.

Les rideaux sur les balcons ont une double fonction. Ils servent à protéger de la lumière du jour et de la chaleur mais également du regard extérieur ?

Lorsqu’il n’y a pas de rideaux, la lumière glisse vers l’intérieur et le regard aussi. A un moment, je filme une femme en train de balayer dans son intérieur. Avec les rideaux, on prive l’espace intérieur du regard de l’autre, de la chaleur et de la lumière créant ainsi cette atmosphère féminine qui est l’ombre, le mystère, le caché. Une ambiance que je trouve très érotique.

Puis la caméra propulse le regard dans l’espace public où la ville est filmée dans sa nudité la plus complète : la rue. Le mouvement humain. Tu t’attardes sur le jeu des enfants dans les rues. Certains vont jusqu’à compromettre leur sécurité sans que les adultes n’interviennent.

La notion de danger vient de l’extérieur. Du regard des gens qui apprécient et jugent. Ces situations où les enfants jouent dans les rues de leurs quartiers me faisaient rappeler mon enfance.Avec les petits voisins, on jouait dans « el houma » où on était livré à nous-mêmes. On se battait. On se faisait mal. On se blessait. Mais on se construisait. Est-ce suffisant pour faire des citoyens ? Je n’en suis pas très sûr. Il faut probablement autre chose pour structurer une personnalité.

Des cris. Des bruits de la vie qui bout. Des voix d’enfants. De femmes qui chantent. Une poésie des images. Très peu de paroles et de discours. Un silence qui se déroule comme un long poème qui raconte l’épopée de la vie. Choix délibéré dis-tu. Mais dans quel sens ?

La musique et le commentaire ne pouvaient être que superflus. Dans ma démarche, le récit se construit sous l’effet de la tension qui se crée à partir des images et du son et non en forçant les images à énoncer un discours préalablement construit. Les images sont porteuses de messages. C’est le détail qui crée la tension. Et en créant de la tension dans le récit, je libère l’image. Cette démarche me permet de me passer du commentaire. Je voulais rendre poétique la chose la plus banale. Par le silence. Par les images. Par les scènes quotidiennes comme l’ombre qui est porteuse de beaucoup de poésie et d’esthétique. Comme ces enfants qui jouent quotidiennement dans les rues loin du regard des adultes. Comme cette femme qui quotidiennement étend son linge et répètent inlassablement la même gestuelle. Comme ces femmes qui marchent dans la rue. Bougent. Vite. Ne s’arrêtent pas. Elles ne font que passer. Car l’espace public est réservé pour le sexe masculin. Pour les femmes, c’est un lieu de passage. Ou encore comme ces hommes attablés dans un café. Ils ne bougent pas. Ils sont silencieux. Ils ne savent pas quoi faire de leur vie. Le silence est pesant.

Cette démarche peut déstabiliser le regard qui est habitué à « un prêt à voir », « un prêt à penser » et se retrouver dans une position où il doit donner du sens aux images pour construire le récit. Cette posture participative permet aux spectateurs de devenir des acteurs à part entière.

J’en suis conscient et c’est délibéré. Cette passivité qu’on crée chez le spectateur ne peut être ma démarche. La personne qui regarde est avant tout une intelligence. J’essayer d’éveiller la conscience de celui qui regarde. Mon film ne propose pas une vue d’ensemble de la ville d’Alger. Je n’ai pas opté pour filmer des symboles que tout le monde connaît. J’ai voulu éviter de reproduire Alger du journal télévisé de 20 heures. Mon film est une invitation à partager un étonnement. Il cherche à susciter un nouveau regard sur la ville d’Alger. La création artistique doit revendiquer une pluralité des regards. Pour aiguiser le regard des Algérien (e) s sur eux-mêmes, il faut d’abord aiguiser celui des créateurs et des créatrices.

Le documentaire sera projeté le mercredi 17 septembre 2008 à 14 h 30 à l’Institut du monde arabe, dans le cadre de l’opération "Caravane du documentaire euro-arabe à Paris " qui se déroulera du 17 au 21 septembre 2008.