Pourquoi le monde arabe n’est pas libre

Pourquoi le monde arabe n'est pas libre

Pour qui veut faire l’effort de ne pas répéter les antiennes infantilisantes que nous servent les médias dominants au sujet du terrorisme islamique en particulier et de la société arabe en générale, un livre s’impose dans un silence de plomb. Silence qu’il rencontra lors de sa première publication en arabe, en Egypte. Repris par la suite dans une version anglaise, dont est ici tiré celui-ci, agrémenté d’un dernier long chapitre, justement inséré à propos du terrorisme.

Il n’est pas possible d’expliquer le terrorisme islamique sans prendre en considération la structure du pouvoir politique au Moyen-Orient. Et l’époque s’offre – enfin ! – à une analyse de cette structure du pouvoir absolu qui devient patente dès lors que l’État fait faillite dans ses fonctions militaires, politiques et économiques.
Pour nous expliquer par le détail ce long processus d’effritement de la société civile arabe depuis des siècles, Moustafa Safouan semble très bien placé : de part son origine, égyptien installé en France depuis des décennies, tout d’abord ; puis de part son métier, psychanalyste – analysé par Lacan –, il parvient à marier l’historiographie à l’introspection du Moi du peuple arabe toujours dénié par les gouvernants afin de mieux domestiquer des citoyens avilis par des régimes brutaux et sanguinaires.

Le Moyen-Orient est le berceau de la civilisation où naquirent des Etats qui, grâce à l’art de l’écriture, devinrent des empires. Aujourd’hui, cette région du monde n’est plus que sang et larmes, régimes dictatoriaux et intégrisme religieux. Comment en sommes-nous arrivés-là ?
Faut-il chercher du côté de la tendance naturelle de l’État à assujettir son propre peuple ? Certainement, l’histoire nous le rappelle : ces Etats devinrent très vite archaïques en mettant l’art de l’écriture au service de leurs propres buts. Ils limitèrent l’enseignement de l’écriture à une certaine catégorie de serviteurs civils et maintinrent le peuple à l’écart de tout contact avec elle. A cet égard, il est significatif de constater qu’un grand nombre des habitants du pays où l’écriture apparut pour la première fois sont à ce jour illettrés. Car n’oublions jamais qu’il est plus facile à l’appareil d’État d’avoir à manipuler des sujets non instruits.
D’autre part, s’est infiltrée dans l’âme arabe une peur profonde : le peuple est terrorisé par le Léviathan qu’est l’État, une peur qui remonte à des milliers d’années, une peur qui est devenue le vice le plus malin de l’âme (Boulgakov) et qui a corrompu la fonction même de la parole … D’un moyen pour l’engagement il est devenu le moyen pour échapper à tout engagement. Pour synthétiser, on peut rapprocher l’expression Inch’Allah, utilisée lors de chaque accord ou promesse, comme attestant moins d’une foi authentique que d’être devenue une manière d’éviter l’assomption d’une responsabilité définie.

Entendons-nous bien, s’il faut chercher une cause, une explication, il faut la chercher dans l’appareil étatique et non dans le religieux. Oui, la religion est conservatrice par nature, mais ce qui caractérise ce conservatisme est la détermination de la communauté à survivre, tandis que le conservatisme de l’État vise à conserver le pouvoir et à réserver les privilèges à ceux qui le servent.
Dès lors, affirmer péremptoirement que la suprématie de l’Occident sur l’Orient tient à la différence entre le christianisme et l’islam, entre un christianisme ouvert à l’argumentation et un islam fermé tel un monolithe est un non-sens !

N’oublions pas que l’islam s’ouvrit à certaines périodes à une très sérieuse et fructueuse discussion entre "ceux à qui appartient le jugement", ashab alra’y, c’est-à-dire les traditionalistes, et "les amis du nouveau", les modernes, ashab alhadith.
Ensuite, lorsque les empereurs chrétiens s’installèrent en Orient, à Byzance, et agirent à l’instar des rois perses, imitant le luxe et la splendeur de leurs cours, la chrétienté commença à décliner. A l’exception des icônes, ils ne laissèrent aucune trace comparable à ce que laissèrent l’islam ou la chrétienté occidentale.
Il serait donc plus juste de dire que l’islam fut victime des nations qu’il envahit, victimes elles-mêmes de régimes politiques et d’appareils administratifs dont le seul propos était d’assurer la domination de l’État sur tous les aspects de la vie. La conséquence en fut que le monde arabe devint une nation prête à applaudir n’importe quel personnage débordé par sa folie mégalomaniaque, prétendant être le Un qui arrangerait tout … Une nation qui attend après un sauveur ne peut rien vivre d’autre qu’une déception répétée.

Et qu’en est-il de la culture dans le monde arabe ?
Si nous entendons par ce mot tout ce qui dépend d’une méthode de transmission créatrice, alors nous devons avouer que le monde arabe n’est pas vide de personnes cultivées mais est vide de culture !
En effet, il convient que les écrivains cessent de défendre la culture arabe ou de prédire son avenir mais qu’ils œuvrent à créer cet avenir ! Ils doivent participer à l’émergence d’école où enseigner le dessin, la sculpture, la poésie, la narration, le journalisme, le théâtre, etc. Il faut surtout qu’ils trouvent le courage de rompre la barrière élitiste de l’arabe classique car il lie et aliène le peuple au régime ; et fait des lecteurs un groupe de lettrés qui se lisent les uns les autres mais n’ont aucune communication avec le reste de la population. Ils doivent revenir à la langue vernaculaire car le but de l’écriture est de fournir la matière avec laquelle le peuple pourra articuler une compréhension plus efficace de sa situation.

Aujourd’hui, les Arabes vivent dans des sociétés où le pouvoir politique, malgré son caractère apparemment grotesque, ne suit pas la volonté de la majorité mais celle du monarque, lequel est supposé incarner un idéal paternel.
Dans la culture arabe, cette fascination de l’idéal prend racine dans la fascination exercée à l’aurore de la vie par la figure dite du père imaginaire ou idéal, une fascination qui peut prendre toute une vie pour se dissiper dans ses effets conscients ou inconscients …
A cela, il convient d’ajouter que chaque langue a inscrite en elle une certaine philosophie que la parole présuppose sans l’expliciter. Par exemple, le français se tourne en premier vers l’universel, puis vers le particulier considéré comme exemple et preuve de l’universel. Parler arabe, par contre, nécessite d’entrer dans un univers bien ordonné où chaque chose est à sa place, où tant l’être individuel que l’univers en général sont protégés du changement. C’est une philosophie que la réalité peut réfuter un millier de fois sans jamais la réfuter, parce qu’elle constitue les prémisses latentes de la communication. Et qui osera se libérer des limites que la langue lui impose ?

A l’origine des origines, à la naissance de l’écriture en Mésopotamie et dans la vallée du Nil, un dogme s’est imposé donnant à l’ascendant de l’écriture une puissance telle que les peuples étaient empêchés de pénétrer ses secrets. En Extrême-Orient et au Moyen-Orient, ceux qui savaient lire et écrire n’excédait pas 3 à 5% de la population car le but de l’écriture était de maintenir les différences sociales entre ceux qui gouvernent et les autres …
Le résultat aujourd’hui en est flagrant ; d’où l’urgence qu’il y a à convaincre les écrivains arabes d’écrire dans la langue parlée par le peuple et appeler à une démocratie qui soit l’expression réelle des sentiments du peuple. Car si les écrivains arabes ne remplissent pas leur devoir, les Arabes n’auront aucune autre existence que celle que l’Occident jugera convenable – si ce n’est pas déjà le cas …

Enfin, pour aborder la question du terrorisme islamique, Moustaf Safouan nous rappelle que le Coran est la parole de Dieu présentée sous la forme d’un texte et, comme tel, il ne peut pas, comme Platon nous l’a dit, répondre aux questions. Il ne peut pas échapper, non plus, aux conflits des interprétations.
Néanmoins, excepté pour le Prophète, Dieu ne donna pas la connaissance de la signification finale ou de la vérité à quiconque en particulier, quel que puisse être son statut, ni à aucune institution, quelle que puisse être son autorité. Ainsi, la foi seule est à la mesure du discernement de chacun dans la lecture du Coran et de l’approximation de la vérité à laquelle parvient chacun. En d’autres termes, la foi est une interprétation et l’interprétation est la mesure même de la foi.
Donc, proclamer partager le savoir de Dieu est tout aussi blasphématoire que proclamer qu’il existe d’autres dieux que Dieu. Et c’est précisément sur un tel mensonge blasphématoire que l’État islamique a été construit en proclamant que Dieu lui a délégué non seulement Son pouvoir mais aussi Son savoir de la "vérité".
En 1517, l’Egypte devint une province ottomane et en 1522 les Turcs créèrent le poste de cheikh Alazhar à l’université islamiques qui est encore, à ce jour, la plus importante du monde musulman. Le nom de la fonction de ce cheikh peut être traduit par "la Maison des Terres d’Egypte qui dit ce qui est juste en matière de Croyances et d’Action" (Dar Al-Ifta’Al-Masriya). Mais qui donc nommait le mufti, l’agent des décrets ? C’était le sultan ottoman, et à présent c’est la président de la République ! Comment justifier que la religion soit au service du pouvoir temporel ? !

En réalité, le pouvoir au Moyen-Orient a toujours tiré sa légitimité de quelque occulte pouvoir supérieur de caractère divin ou religieux. Ce type de légitimité provient d’un système de gouvernement fondé sur un abîme, une infranchissable différence entre le monarque, le Un qui gouverne, et ses sujets.
Ainsi, les Arabes subissent trois impostures depuis la nuit des temps : l’isolement du peuple du champ de la pensée par le confinement de l’écriture dans une langue classique ; un pouvoir d’État qui a usurpé cet attribut de Dieu d’être celui qui "a le savoir de l’interprétation finale" ; la soumission à l’imposture de ce père imaginaire.

La structure du pouvoir est inchangée dans le monde arabe depuis des siècles : un seul homme gouverne par la répression et la corruption. Ainsi, l’on peut expliquer ce maintien d’un régime théocratique depuis des siècles les siècles par la perpétuation de l’infantilisation des peuples à travers une comparaison fallacieuse et impudente entre l’Un et le père. Et cet État rusé a continué à monopoliser le prestige impressionnant de l’écriture : aucun dirigeant du Moyen-Orient n’acceptera jamais l’enseignement de l’arabe vernaculaire à l’école comme une langue tout aussi "grammaticale" que l’arabe classique. On peut donc considérer que le principal désastre du Moyen-Orient tient à ce qu’il n’a jamais connu le principe de l’humanisme linguistique tel qu’il fut introduit en Europe par Dante au Moyen-Age, et développé plus tard grâce à la Réforme et à la création des nations européennes. L’effet fut d’autant plus abrutissant que l’identification de la vérité avec l’écrit demeura inquestionnée, contrairement à ce qui s’était passé en Grèce antique grâce à Platon.

Quant à ceux qui veulent fonder leur leadership sur l’islam en appellent à un dire du Prophète, un hadith, qui nous enjoint d’obéir à ceux parmi nous qui ont la charge de la direction (ouli-l-‘amr). Mais nulle part il n’est dit que ceux qui ont cette charge sont les politiciens ou les chefs d’État, ils peuvent tout aussi bien être des enseignants ou des philosophes qui transmettent une branche de leur savoir … N’oublions pas que le Coran concerne uniquement la relation de l’homme à Dieu, à l’exclusion de toute autre autorité. Le Coran ne dit rien sur l’autorité politique et sur les moyens de gouverner.
Mais par une incroyable supercherie, le hadith qui dit que l’islam est à la fois temporel et spirituel (dunia wa deen) a été exploité pour soumettre le Coran au gouvernement absolu. Si l’islam avait demandé le pouvoir, le Prophète aurait dit que l’islam était un Etat et une religion. Or il ne l’a pas dit.
Ce qui distingue l’islam, c’est d’être une religion qui ne s’est pas institutionnalisée ; à la différence du christianisme, elle n’est pas équipée d’une Eglise. L’Eglise islamique est en fait l’État islamique : c’est l’État qui inventa la soi-disant "plus haute autorité religieuse" et c’est la tête de l’État qui nomme l’homme qui occupe cette fonction ; c’est encore l’État qui construit les grandes mosquées et qui supervise l’éducation religieuse et c’est toujours l’État qui exerce la censure dans tous les champs de la culture et se considère comme gardien de la tradition et de la moralité (sic).
Donc, s’il y a émergence d’un terrorisme islamique, c’est du côté de l’État, et uniquement du côté de l’État, qu’il faut en chercher les raisons.

Moustafa Safouan, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre – Politique de l’écriture et terrorisme religieux, traduit de l’anglais par Catherine et Alain Vanier, coll. "Médiations", Denoël, avril 2008, 175 p. – 16,00 €