Christian Jaccard / George Hendrik : correspondance à Orsay

Christian Jaccard / George Hendrik : correspondance à Orsay

Dans le cadre de la collection "Correspondances", que la section d’art contemporain du musée d’Orsay, à Paris, mène depuis quelques années, et pour en célébrer la 21ème manifestation, Christian Jaccard a été invité à dialoguer avec une toile de George Hendrik, Clair de lune, peinte vers 1887-1888.

Une belle idée que celle-ci : des artistes d’aujourd’hui dialoguent avec les collections permanentes du musée ; ils en choisissent une œuvre, celle de laquelle ils se sentent le plus proches. Et naît alors la possibilité de voir une œuvre sous un nouveau jour en bénéficiant de l’approche contemporaine d’un pair qui va jouer avec cette notion de miroir. Correspondre c’est aussi communiquer, et qui mieux qu’un peintre pour parler d’un autre peintre sans employer de mots ?
C’est donc avec son art de peindre, voire de brûler la toile, pour ce qui est de Christian Jaccard, que la correspondance va s’installer. En effet, Jaccard développe depuis des décennies la technique de la combustion en laissant fumée et flammes tracer sur la toile une signature picturale unique. Pourfendeur des conventions, Jaccard s’amuse à dompter le feu en lui imposant un parcours tout en laissant le hasard se piquer d’un peu de magie.
Dans cette très belle exposition, il affiche un diptyque à même le sol, deux immenses toiles de deux mètres sur trois composées au gel thermique, qui dialoguent avec le tableau de George Hendrik. Et la perspective emprisonne le spectateur dans une danse rotative, comme si l’affinité élective qui naît de ce mariage improbable au-delà des siècles et des techniques était là pour nous rappeler que les phénomènes de l’ignition, tout en étant proches de l’érosion, n’en sont qu’un pendant, et qu’ils signent leur propre chemin dans le sable de l’immensité créative qui n’a pas de fin …

Comme pour sceller l’intemporalité de son passage parmi nous, Christian Jaccard joue avec le feu, et dans cette métaphore à double entrées, on devine qu’il a très vite compris que le feu possède cette qualité unique de pouvoir modifier la nature d’un matériau tout en laissant le destin se jouer du désir de l’homme. Voici donc un peintre pyromane que Ray Bradbury n’aurait pas renier et qui, s’il l’avait connu, aurait inviter dans une de ses nouvelles. Car Jaccard est aussi un passeur, un homme qui invite à regarder autrement ce qu’il nous propose, parfois en le détournant, comme ces séries de peintures anonymes retrouvées dans la rue ou dans des brocantes, et qui, après restauration, son brûlées pour mieux en révéler la substantifique lumière qui dormait en elles. Le feu les éclaire d’une manière autre : paradoxalement, en jouant à les pénétrer du feu salvateur, Jaccard les libère et les place au centre du monde.
Le voilà donc au cœur d’une logique qui vise à donner corps à une pensée : se réapproprier la peinture en opérant une approche jamais osée. Concept qu’il poussera à son paroxysme quand il décida de quitter son atelier pour s’en prendre à l’espace et offrir ses tableaux éphémères en se confrontant à une friche industrielle ou à une ancienne mine. Fragiles, ces manifestations artistiques visant à brûler murs et édifices, n’enflamment pas seulement le béton ou la pierre, mais bien notre inconscient qui se questionne alors sur le non-sens d’une telle expérience et qui en retirera sagesse et souvenirs, donc humilité. En effet, par sa lumière puis sa trace, le feu ravive la mémoire du lieu. Donc celle des hommes.

Minuit – Minuit "écart" (photo ci-dessus) est donc la réponse de Christian Jaccard qui avait exprimé son désir de trouver un tableau de nuages quand le commissaire de l’exposition lui avait parlé du projet. Le nuage nocturne que le peintre hollandais fait apparaître en silhouette extrêmement découpée par l’éclairage indirect de l’astre lunaire devient le nœud gordien d’une énigme que seul le feu pourra vaincre. Jaccard agit comme s’il voulait purifier un cœur devenu déconstruit par la rage des normes que toute structure moderne devrait induire. Mais n’oublions pas que les rapports sont antagonistes par nature. Alors il faut laisser l’esprit ludique s’imposer dans la recherche de l’ouverture : et c’est donc dans un jeu de positif négatif sur chacun des deux panneaux que la solution se donna enfin. La suie sombre et voluptueuse de la calcination vint envelopper de ses volutes une forme blanche renversée, inversant ainsi la relation de clair-obscur initiale. Le fond devient alors la forme tandis que les effets vaporeux propres aux nuages sont obtenus par les traces de feu. Faire un nuage avec du feu – et non pas avec les traces dégagées par sa fumée – est le pied de nez du peintre devenu clown pour nous rappeler que les contraires sont faits pour s’attirer …

Qui n’a pas, enfant, joué à deviner des formes dans les nuages qui défilaient au-dessus de sa tête ? Le nuage est un coquin qui mue sans cesse, se déformant pour mieux se reformer. Il aura ici inspiré le peintre qui lui donne une forme de cœur pour signifier qu’en modifiant les éléments qui nous entourent, le nuage se joue de nous mais surtout, s’amuse à ébranler nos perceptions. Et c’est donc tout naturellement que ce nuage a suscité l’intérêt de Christian Jaccard car il aura su y voir la manière dont il parvient à capter l’attention, à dégager une énergie et à modeler le temps … Un peu comme s’il avait voulu essayer de conjurer le hasard, ce compagnon si délicieux mais parfois bien encombrant.
En effet, si Jaccard a choisi de chercher un tableau de nuages, c’est qu’il est conscient que son œuvre est habitée. Pour qu’une œuvre fasse sens, s’inscrive dans la marche du monde et participe à l’embellissement de la vie, il lui faut une émotion qui puisse toucher l’âme de qui la regarde. Christian Jaccard s’est employé à transformer, mais en acceptant d’intégrer une inconnue dans l’équation de sa réalisation, cette notion de hasard auquel l’artiste doit parfois se plier pour l’intégrer dans sa démarche. Le feu n’est pas un complice facile, nous l’avons dit. Et si Jaccard s’est laissé porter vers cette œuvre de Hendrik c’est aussi parce qu’il a cette attitude qui participe du paradoxe qui mène bon nombre de séries développées dans toute son œuvre …
L’aléatoire accompagna Jaccard depuis ses débuts, avec les empreintes réalisées sur une presse familiale qui servait à imprimer les tissus mais que le jeune Christian utilisa sur une pierre lithographique, jusqu’aux séries de sculptures à base de nœuds, un moyen pour lui, de regarder ailleurs et autrement.

Voici donc un homme profondément marqué par l’idée d’un ailleurs si proche de nous qu’il pourrait être à portée de mains, sans doute en regardant un peu plus haut, et pourquoi pas vers les nuages ? Ne dit-on pas du rêveur qu’il a la tête dans les nuages ? Jaccard insiste souvent sur l’impact de ses rêves sur sa pensée, donc sur ses actes car en sublimant son rêve il transcende son action et, tel l’alchimiste, il parvient à rêver les yeux ouverts et à nous donner ce plaisir si physique.
Mirer une œuvre de Jaccard demande du sang-froid car la sublimation des matériaux renvoie aux mythes et ce feu qui s’approprie l’espace dans une danse orchestrée autour d’une quête esthétique ultime donne la chair de poule. Dans un frisson, les yeux s’enfoncent dans le tableau pour aller y vivre une histoire violente d’une rare douceur. La représentation de cette nature enflammée donne le vertige tout en apaisant le sang qui ne bouillira pas sur les ruines de la toile mais qui s’apaisera comme portée par la légèreté d’un nuage, la candeur d’une cendre, la fragilité d’un songe …

Ne manquez pas ce rendez-vous à Orsay, vous rateriez l’une de vos plus belles émotions. Et quoi de plus important, ici-bas, que cette lame de fond qui vous retourne en un instant par le simple jeu des formes et du hasard ?