Les Noms : Delillo visionnaire ?

<i>Les Noms</i> : Delillo visionnaire ?

A n’en pas douter, une (re)lecture attentive de ce roman hallucinogène s’impose. Elle nous démontrera à quel point les Américains sont prêts à s’investir aux quatre coins de la planète. Cela dans le seul et unique but de préserver leurs intérêts économiques. Quitte à jouer avec le feu.

Le fleuve de la langue est Dieu. Donc, de quelque continent que vous exposez cette maxime, vous parviendrez à faire prendre des vessies pour des lanternes au plus grand nombre. Anciennement le discours religieux. Aujourd’hui la maxime politique. Les deux, toujours, abondant dans le même sens : l’ennemi c’est l’Autre. Ainsi, soit qu’il soit infidèle ou terroriste, l’on peut l’occire à loisir. Et s’emparer à bon compte de ses richesses. Rien de nouveau sous le soleil. Mais un talent certain pour décrire par le menu comment, sous couvert de bonnes intentions (les défenseurs de la Démocratie) les Américains pillent le monde et tuent tous ceux qui se dressent sur leur chemin …

Pour cela, il faut anticiper. Donc envoyer des émissaires. Des analystes juger le potentiel de résistance. Les plus coriaces seront alors taxés de terroristes. Refusant les bienfaits de la démocratie. On pourra les combattre avec les hourra du peuple. Delillo situe donc son roman dans les régions du sud de la Méditerranée et au Proche et Moyen-Orient. Mais ces cadres de multinationales qui épient les moindres mouvements finissent par s’ennuyer un peu. Ils se retrouvent parfois à Athènes ou Beyrouth pour faire la fête. Ils parlent jusqu’au bout de la nuit. Ils évoquent leurs hobbies. L’un d’eux s’est pris de passion pour une secte. Il enquête sur des meurtres rituels. L’un commis en Crète. L’autre en Syrie. L’un d’eux lui fait penser à une ancienne tradition. Un mythe. Une coutume de l’antique. Qui consistait à érafler le nom d’un ennemi sur une poterie. Puis de la briser. Plus de nom, plus de vie. Plus de mémoire. Plus d’existence.
Un peu comme tous ces pays qui s’invitent au concert des nations. Certains hommes ont grandi avec la Perse. Un nom qui évoquait un immense tapis de sable. Mille mosquées turquoise. Une gloire cruelle. Ou bien la Rhodésie. Depuis, exit la Perse et la Rhodésie. Adieu les repères … Désormais, place à l’arrogance linguistique. A ce renversement. A cette renomination. Ces désignations ethniques. Des jeux d’initiales. Un travail de bureaucrates, d’esprits étriqués. A changer les noms des pays on a participé à un travail d’abrogation de la mémoire. Chaque nouvelle république populaire qui émerge de la poussière nous donne l’impression que quelqu’un joue avec nos souvenirs.

Dans ce roman, une secte tue par passion du langage. Quelle métaphore ! DeLillo n’aura de cesse de jouer des synonymes. De retracer le périple des langages les plus communs. De jongler avec les techniques de narration. Sens et non-sens s’allieront pour nous aider à observer ce qui, dans notre société, permet la prolifération du sens. Ce qui aboutit, après saturation et dispersion des informations, à un non-sens. Car le sens est construction. Et sa quête se fertilise de ses limites. Le sens ne se donne pas. Il se façonne, il s’ordonne. Le quotidien est littéraire. L’activité humaine se nourrit de son propre récit. Dans Les Noms DeLillo effectue sa plus belle anatomie du langage en nous invitant à retrouver le mystère du déchiffrement du monde. C’est un auteur qui s’inscrit entre deux absolus. Un fataliste, d’un certain abandon au chaos ici dénoncé. Ou alors plus optimiste, fervent défenseur d’une foi retrouvée dans le réel et son langage. Ainsi l’œuvre s’établit sur ces lignes parallèles : doublons qui communiquent par échos.

Don DeLillo est l’un des écrivains américains majeurs. Malgré le fait qu’on ne le lise pas à sa juste valeur. Son style en est sans doute la cause. Mais il ne faut pas oublier la richesse de ses trames romanesques. Et ne pas s’effrayer de sa complexité. Si DeLillo use de constructions compliquées – comme certains mécanismes d’horlogerie – c’est toujours un plaisir de lecture. Même s’il faut parfois s’aventurer sur le fil tranchant d’un récit épique.
Dans un tourbillon Don Delillo nous signifie la fin d’un monde. Celui du partage. De l’équité. Le monde tourne à sens contraire. Pour ceux qui n’auraient pas encore compris. Voici un portrait édifiant du mode de pensée des Etats-Unis. S’imposer. Partout. Obliger les autres à se soumettre. Laisser les intérêts stratégiques de l’Amérique passer avant la vie même des autochtones.
Ecrit par l’un des plus grands écrivains américains. Dans un style épuré. Laissant une grande part aux dialogues (qui peuvent s’étendre sur 7 à 10 pages). Entrelacés de descriptions pittoresques. Une épopée absurde et glaciale. Un livre testament, aussi. Celui de la perte de l’idée première d’une Amérique auréolée de son charisme. Un livre noir, en somme … Paru initialement aux USA en 1982, en France en 1990. Il est toutefois d’actualité. Un pamphlet sous forme romanesque. Plus facile à lire. Plus drôle aussi.

Et si, pour sauver l’humanité, il faut encore croire à l’amour, alors que la force de l’amour écrase de honte l’excès d’intelligence.

Don Delillo, Les Noms, traduit de l’américain par Marianne Véron, coll. "Babel", Actes Sud, avril 2008, 465 p. – 9,50 €