André Breton, Ecrits sur l’art – et autres textes

André Breton, <i>Ecrits sur l'art – et autres textes</i>

Lire un ouvrage de La Pléiade, c’est comme lire un incunable, il faut savoir quand s’en emparer. Que le lieu soit calme, l’instant propice, le climat tempéré … Tout d’abord, l’on fait glisser le volume hors de sa coque cartonnée, on s’en empare ; puis on le déshabille de son imperméable plastifié transparent, et l’on s’en saisit alors pleinement, mains ouvertes, paumes accueillantes pour bien en sentir la chaleur, s’imprégner du cuir et, justement, le sentir pleinement, avec le nez cette fois, ce parfum unique qui chante en vos narines dès que les pages tournent, filaments ivoire au chapeau orangé, feuilles à feuilles dans la musique agitée du défilement …

L’imagination, c’est la mémoire disait Picasso : ainsi, après des excès d’innovation, l’on pourrait introduire derechef la tradition dans notre mode d’expression dans le cadre d’une tentative de ressourcement de la quête, dans la recherche d’un nouvel équilibre du texte dans l’espace de la parole poétique ; et c’est en cela qu’André Breton a joué un rôle capital, dans cette alchimie réussie entre le formalisme des structures dominantes et l’innovation sans retenue …
Ce qui pourrait nous laisser à dire que Breton était un poète engagé, même si l’étiquette ne l’aurait pas obligatoirement séduit ; car, quoiqu’il arrive, d’une manière l’autre, le poète est, finalement, toujours "engagé" dans l’exploration de la condition humaine – et ce n’est pas le parcours de Breton qui me contredira – qui, elle aussi, sollicite une tension de tout l’être poétique en vue d’une élucidation par le langage du mystère central de l’être. Ce que Breton appelait ce "noyau infracassable de nuit".

Ce volume rassemble les écrits de Breton, publiés ou inédits, qui appartiennent à la période allant de 1954 à sa mort, en 1966. Loin de la fécondité débordante de l’époque du surréalisme, ces douze années auront vu, néanmoins, se succéder les publications à un rythme soutenu. Ces dernières années de vie se sont écoulées à Paris, seulement interrompues à chaque été par un séjour dans le Lot … Mais, sous des apparences d’une existence parfaitement régulière, le feu impatient et impétueux qui l’a toujours habité (Julien Gracq) était toujours prêt à s’éveiller à l’appel des circonstances ou sous la pression de la nécessité intérieure. L’heure n’est plus aux grands livres où une pensée fiévreuse trouvait à s’alimenter dans l’insolite du quotidien ; et, mis à part l’extraordinaire Constellations, l’écriture poétique s’éloignait …
Mais justement, arrêtons-nous un instant sur cette série de 22 peintures de Juan Miró (ici reproduites en couleurs) qui s’échelonnent entre janvier 1940 et septembre 1941 : une série au sens le plus privilégié du terme. En effet, il s’agit d’une succession délibérée d’œuvres du même format, empruntant les mêmes moyens matériels d’exécution. Elles participent et diffèrent l’une de l’autre à la façon des corps de la série aromatique ou cyclique de la chimie ; considérées à la fois dans leur progression et leur totalité, chacune d’elles y prend aussi la nécessité et la valeur de chaque composante de la série mathématique. Enfin, il y a par dessus tout ce sentiment d’une réussite ininterrompue, exemplaire, qu’elles nous procurent, donnant un signifié autre au mot série dans l’acceptation qu’il prend dans les jeux d’adresse et de hasard.
Et comme une ponctuation divine, le sublime visuel est accompagné, aimanté sur la page par le texte poétique de Breton, en vers libre, libéré d’une prose hallucinée qui marque un tournant dans le livre d’art car, ici, ce n’est pas le peintre qui illustre (quel vilain mot !) le texte, mais le poète qui peint son texte dans la peinture du peintre, une construction en échos et en reflets, qui sera, notamment, salué par Octavio Paz.
Paru en 1959, ce livre occupe une place à part dans le paysage de la bibliophilie …

Salah Stétié nous rappelle que "la poésie est ce qui, dans la langue, a pour fonction de dire avec précision les choses les plus imprécises qui, si elles n’étaient pas formulées poétiquement, risqueraient de rester étrangères à la conscience, non vues, non perçues, négligées, ignorées.". En cela, l’œuvre d’André Breton, et au-delà de sa poésie, dans son entière diversité et complémentarité, toute son œuvre participe à aider à la captation de la dérive spirituelle. Il suit donc pas à pas la démarche de Baudelaire qui, dès le seuil des Fleurs du mal, écrivait en guise de préface ce très beau texte titré Mon semblable, mon frère dans lequel il avouait que "ce que je vis, vous l’avez vécu vous-même, ou bien vous le vivrez un jour, ou bien vous êtes aptes à le vivre : je ne m’exprime, puisque j’ai l’audace de m’exprimer, que pour servir, par ma langue, de révélateur d’une situation humaine tout à la fois, spécifique et générale. J’ai, pour le dire, un certain pouvoir sur des mots qui vous appartiennent autant qu’à moi et c’est la raison pour laquelle il convient que je vous restitue ces mots qui sont notre bien partagé, qui sont notre malaise et notre mal, eux aussi partagés".
Oui, Breton se sentait investi dans son époque, imprégné du sens du monde et n’hésitait pas à intervenir sur les problèmes ou les drames de l’heure pour lesquels il se sentait requis. Ainsi, cette époque qui a été singulièrement riche en textes courts portant en majorité sur l’art et sur la littérature, ne l’a jamais éloigné du temps présent …

Dessin d’André Breton

Les trois tomes précédents épousaient des périodes que délimitaient des dates repères (1930, le Surréalisme au service de la Révolution ; 1941, départ pour les Etats-Unis ; 1953, publication de La Clé des champs ; etc.). Ce tome IV ouvre encore plus largement que les précédents le compas de la durée, avec l’une des pièces majeurs de Breton, dans l’édition augmentée, son Surréalisme et la Peinture qui s’ouvre du magistral : L’œil existe à l’état sauvage. Une pièce maîtresse dont le retentissement allait être décisif pour l’évolution de la sensibilité contemporaine … Alors qu’aujourd’hui les artistes célébrés par Breton se retrouvent au sommet de la hiérarchie, il n’est pas inutile de rappeler quel esprit d’aventure présida à la découverte d’un Max Ernst totalement méprisé par la critique, voire d’un Picasso encore obligé de "se justifier", aux yeux de ses quelques admirateurs, de la prodigieuse invention du cubisme.

En acceptant d’écrire un Art magique (titre qui lui a été imposé), Breton va se pencher sur la magie primitive, recours de l’homme pour dompter les forces de la nature auxquelles il se confronte. Son formidable travail de documentation se retrouve dans le foisonnement de ces pages consacrées aux pratiques magiques de l’Antiquité ou des peuples non européens. Car Breton, depuis sa jeunesse, recherchait, au contact d’œuvres d’art et de textes faisant irruption dans sa vie intérieure, à éprouver des sensations indéfinissables et troublantes qui appelaient chez lui le vocabulaire du magique. Du fait de son intérêt passionné pour les arts primitifs et notamment les figures africaines et océaniennes, il avait pu être tenté par une exploration des territoires originels de la magie.
Pour venir à bout de ce travail qui l’épuisa et le découragea souvent au point de lui laisser entendre qu’il n’y parviendrait pas, il multiplia les lectures. Passionné d’ethnologie, il explora une multitude de domaines se mettant sur les pas de Freud ou de Jérôme-Antoine Rony dont il exploite méthodiquement la bibliographie et auquel il rend hommage.
Ce livre est particulièrement riche en citations, références, allusions ; surtout pour les trois parties du panorama où l’annotation a du se limiter à l’essentiel ou au singulier.

Toujours, dans ses écrits, Breton portera son regard au plus loin – pour l’espace de liberté – et au plus prés – pour s’engager – afin d’y insuffler la force du coup de foudre amoureux. Surtout lorsque le hasard des circonstances est venu charger la rencontre d’une aura de prédestination.
Breton évalue une œuvre en fonction de sa capacité de "surprise", notion qu’il a recueillie dans la conférence d’Apollinaire L’Esprit nouveau et les Poètes et qui s’érigera chez lui en référence durable. Il y a chez lui une exigence de clarification qui est le moteur décisif de l’écriture théorique : alors qu’on lui prêta trop facilement l’assurance sans faille des dominateurs, Breton se montrait, au contraire, inquiet et indécis, d’autant plus que la question de la peinture assombrissait un horizon déjà chargé.

Quitte à simplifier, on pourrait rattacher la démarche de Breton à la catégorie des discours sur l’origine, dont le modèle moderne a été fourni par Rousseau, que Breton a toujours placé très haut : un écho donné au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité est révélateur de cette imprégnation qui, on s’en doutera, n’est pas seulement formelle.
De même, ce n’est pas un hasard que, pour la stupéfaction du lecteur d’aujourd’hui, Le Surréalisme et la Peinture est traversé par la silhouette de Raymond Poincaré, "l’homme qui rit dans les cimetières" que représentait une célèbre carte postale diffusée par L’Humanité.
Et si l’on devait ne retenir que quelques lignes (absurdité totale, mais courant si à la monde aujourd’hui), alors que ce soit celles-ci :
"L’a-t-on assez longtemps guigné, cet angle toujours fuyant sous lequel les « choses » s’estompent jusqu’à disparaître, au prix de quoi commence seulement à se dévoiler l’esprit des choses ! Ce sera le grand exploit de l’art moderne – la poésie à partir de Lautréamont, Rimbaud, la peinture à partir de Seurat, Gauguin, Rousseau – que d’avoir de plus en plus durement battu en brèche le monde des apparences, tenté de rejeter ce qui n’est que cortical pour remonter jusqu’à la sève. […] On ne craindra pas de parler d’expérience cruciale. Elle s’imposera pour telle au petit nombre de ceux qui savent que la peinture – comme la poésie – vaut non seulement par l’effet qu’elle produit mais par la qualité, la pureté des moyens qu’elle met en œuvre." (« L’épée dans les nuages, Degottex », 1955).
Finalement, à l’image de René Char, L’éclair me dure, peut aussi se rapporter à toute l’œuvre d’André Breton …

Ce volume contient :
Introduction
Chronologie (1954-1966)
Bibliographie
Avertissement
Alouette du parloir (1954)
Du surréalisme en ses œuvres vives ; appendices : Ephémérides surréalistes, Pour un nouvel humanisme (Les Manifestes du surréalisme, réédition de 1955)
L’Art magique (1957)
Constellations (1959)
Le Surréalisme et la Peinture (1928-1965)
Perspective cavalière (1952-1965)
Alentours (1954-1966)
Inédits (1954-1966)
Supplément : Textes retrouvés 1938-1948 et Textes inédits 1921-1952
Notices, notes et variantes.

PS –
Pour une parfaite et totale connaissance de l’œuvre de ce fou magnifique, l’on pourra aussi s’attarder sur :

- l’Album Breton qui a été réalisé spécialement à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade 2008, un inédit que votre libraire vous offrira gracieusement pour tout achat de trois volumes de la Pléiade. Avec une très grande et belle iconographie en couleurs – que l’on doit à Robert Kopp – ce livre participe pleinement à la diffusion de l’œuvre d’André Breton et à mieux le faire connaître ;

- le DVD réalisé par Fabrice Maze : d’une durée de 67 minutes, ces deux documentaires s’adresse à tous ceux qui se passionnent pour l’univers surréaliste et à tous les curieux des aventures artistiques du XXème siècle. Il comprend un film co-produit par le Centre Pompidou dans lequel nous découvrons l’atelier mythique du 42 de la rue Fontaine. C’est le seul document filmé qui donne accès à ce lieu. Avec le second film co-produit par Arte, nous parcourons les grandes étapes de la vie d’André Breton et du surréalisme. Enfin, le supplément éditorial nous fait explorer les salles de l’Hôtel Drouot lors de la vente de 2003. Un livret Chronologue d’André Breton, établi par Jean-Michel Goutier, accompagne l’ensemble ;

- enfin, en guise de clin d’œil, on lira avec gourmandise les éphémérides surréalistes – pages 27 à 43 – qui offrent une foule d’informations et d’anecdotes sur les années 1916-55.

André Breton, Ecrits sur l’art – et autres textes - Œuvres complètes, IV – coll. "Bibliothèque de la Pléiade" n° 544, édition de Marguerite Bonnet, publiée, pour ce volume, sous la direction d’Etienne-Alin Hubert, avec la collaboration de Philippe Bernier et Marie-Claire Dumas, Gallimard, mai 2008, 1584 p. – 59,00 € jusqu’au 31 août 2008, 68,00 € après