Tous propriétaires !

Tous propriétaires !

Tous propriétaires ! Le slogan sonne comme un cri de ralliement. Il fait vibrer les adeptes, déclarés ou non, du libéralisme triomphant. Jean-Luc Debry apporte une cinglante riposte pour mettre un coup de pied au cul des somnambules qui hantent les temples élevés à la gloire du conformisme.

Jean-Luc Debry, collaborateur de la revue d’histoire populaire Gavroche a fait une apparition en début d’année sur Le Mague pour nous parler du Dictionnaire des chansons politiques et engagées qu’il est bon de consulter à l’occasion de l’anniversaire de Mai 68. L’an passé, j’avais par ailleurs eu l’occasion de faire l’éloge de son roman, Le Soldat françaoui.

C’est dans un tout autre registre qu’intervient cette fois Jean-Luc Debry. Il signe un essai au vitriol contre les « petits-bourgeois » qui, comme ceux de Bertold Brecht dans La Noce, vampirisent la société. « Avec tout ce que cela comporte de sordide, d’amnésie et de malhonnêteté intellectuelle, cette classe, moyenne en tout, est l’incarnation de la fin de l’histoire », note-t-il.

Champions de « l’individualisme, du conformisme et du faux-semblant », les petits-bourgeois deviennent un modèle universel. « Tous propriétaires ! » voilà le slogan simpliste qu’aiment entendre les niais. « Tous propriétaires ! » voilà à quoi se résumeraient les aspirations de nos contemporains avachis dans l’idéologie pavillonnaire, dans des modes de vie formatés. Partout même façon de produire, de consommer, de se divertir, de parler, de (sur)vivre.

Face à la montée en puissance de cette tyrannie idéologique, quelle alternative ? Au nom de la « modernité », la culture de lutte s’efface au profit de l’embourgeoisement. Sous couvert de rénovation, les quartiers ouvriers sont démantelés. Les prolos deviennent hors champs, inaudibles. Rares sont les auteurs qui, comme Frédéric Fajardie, François Bon, Frank Magloire, Marcel Durand, Jean-Pierre Levaray... osent encore parler de Metaleurop, de Daewoo, de Moulinex, de Peugeot, de Total... Pourquoi continuer à disserter sur une classe qui appartiendrait définitivement au passé ? Exit l’ouvrier. Place à l’employé. « Le prolétariat semble avoir été dissous comme par magie », constate l’auteur.

Pourtant, quoi qu’on en dise. Le prolétariat existe bel et bien. Le nombre d’ouvriers est même en augmentation constante dans le monde. Le hic, c’est que les ouvriers foncent tête baissée dans le piège béant que leur tend la société de consommation. Et ils y vont « avec le désir profond de communier au grand festin de l’illusion ». Le prolo nouveau adopte les codes, les valeurs du petit-bourgeois et « se gave des images de sa vie rêvée jusqu’à la nausée ». C’est la dernière mouture de la servitude volontaire dépeinte par Etienne de La Boétie.

Nous assistons à un renversement total des valeurs et des réalités. Plus les individus sont aliénés par la consommation, plus ils ont l’impression d’être libres, de coïncider à l’image qu’ils se font de la société idéale. Voyages exotiques, 4x4, home vidéo, téléphones portables sophistiqués, frigos américains, geste humanitaire à pas cher (déductible des impôts)… Objectif : correspondre au standard que les politiciens, les banquiers et les médias se plaisent à perfuser comme un venin lors des grandes messes du 20 heures, des spots publicitaires et des émissions anesthésiantes. « Du sucre et de l’émotion » devient la devise des médiocres. « Les émotions deviennent vérités si on les éprouve à plusieurs », déplore Jean-Luc Debry.

En 1953, dans La Fausse parole, le poète anarchiste Armand Robin était effrayé quand il observait « les envoûtés se grouper, se mettre en marche avec des pas mécaniques scandant en somnambules les formules destinées à les tenir en état d’aliénation. » Que dirait-il aujourd’hui en écoutant les conversations autour des machines à café, à la caisse des grands magasins de bricolage ou au comptoir des bistrots ?

Nicolas Sarkozy a toujours exprimé sa volonté de faire de la France « un pays de propriétaires ». Bien joué. Matraqués par toutes sortes d’opérations politico-commerciales et d’incitations fiscales bidons, les naïfs répondent au chant des sirènes libérales. Tous propriétaires... et endettés toute la vie. Quand on n’en ressort pas ruiné. Comment tenir en laisse les classes moyennes ? En ponctionnant à mort leurs revenus grâce aux crédits étrangleurs pris pour se payer la « maison du bonheur » et tout l’équipement ridicule qui va avec. Et tant pis pour l’impact écologique. Tans pis si cette richesse matérielle n’est possible que si les pays du Sud sont pressés comme des citrons et affamés.

Dans son essai, Jean-Luc Debry accorde également de longues pages à des lieux communs, c’est peu de le dire, et néanmoins familiers comme les villages témoins, les rues piétonnes, les centres commerciaux, les chaînes hôtelières, les aires d’autoroutes... Des observations psycho-géographiques qui en disent long sur notre enfermement.

Nous sommes coincés. Du Nord au Sud, d’Est en Ouest, nous vivons dans une seule et même ville avec ses mêmes grandes surfaces en périphérie, ses mêmes enseignes le long des mêmes voies piétonnes… « Le monde merveilleux du copier-coller s’est substitué aux architectes. Il gomme l’accidentel, le singulier, l’anecdotique et le particulier pour les fondre dans la répétition à l’infini de la même narration », dénonce Debry.

Voulons-nous vraiment « vivre » dans ce monde-là, dans ce néant nombrilique et morbide ?

Jean-Luc Debry, Tous propriétaires ! Du triomphe des classes moyennes, éditions Homnisphères, collection Expression directe, 178 pages. 14€.