Donna Tartt : un best-seller tous les dix ans ... Oui, et alors ?

Donna Tartt : un best-seller tous les dix ans ... Oui, et alors ?

En 1993, j’étais resté collé à ma lucarne, un vendredi soir, car Bernard Pivot se trémoussait dans son fauteuil. Il n’avait de cesse de vanter le génie - et la beauté - d’une petite nouvelle de trente ans, Donna Tartt, qui venait de nous livrer un polar gotique sis dans le milieu universitaire. « Le Maître des illusions » allait tout emporter sur son passage, les lecteurs comme les critiques, tous emballés par ces jeux païens où la cruauté célébrait la beauté. Noces pour érudits dans les parcs du Vermont aux couleurs de l’automne, sous le prétexte illusoire de poursuivre la pensée platonicienne.
2003 sonne le retour de cette grande dame des lettres noires. Cela valait bien un long week-end enfermé à dévorer les 614 pages du livre.

La rentrée 2003 n’aura donc de cesse de célébrer les pavés. Après le sublime « Middlesex » (éditions de l’Olivier), et en attendant que je me penche sur « Suive qui peut » (Gallimard), de Dave Eggers, que l’on présente déjà comme le successeur de Kerouac, je suis bien obligé de reconnaître qu’une fois encore, c’est la littérature anglo-saxonne qui tient la pole. Non que nos écrivains ne sachent pas écrire, loin s’en faut, mais ce n’est vraiment pas le même style. Comme s’il devait y avoir deux genres de romans. Comme il y a deux sexes. Le roman mâle serait anglo-saxon, et le roman femelle serait français (pour faire court). Le roman mâle où tout n’est que bruit et fureur, épopée, puissance et dépassement, grandiloquence et émerveillement, et minimum 450 pages. Le roman femelle où le mot est ciselé, décortiqué et vernis, où l’intrigue n’est là que pour servir la narration, quand les personnages sont à fleur d’eau pour mieux chanter la musique du style. Le roman femelle, le style plutôt que l’histoire. Le roman mâle, l’histoire d’abord.

Et elle a intérêt à tenir la route, l’histoire du roman anglo-saxon, car les six cent et quelques pages n’y résisteraient pas. Mais Donna Tartt est une virtuose. Deuxième opus réussi.
Même si parfois les dialogues semblent s’éterniser, il y a, quelque part, tapi dans l’ombre, la nécessité du temps qui s’allonge sur telle ou telle scène, car la moiteur du Sud doit s’imprégner ici. Cette chronique de l’Amérique de la violence sourde et aveugle où le racisme prédomine asphyxie le lecteur comme s’il était lui-même sur place, dans les pas de l’héroïne. Ecriture précise, visuelle, au diapason des événements décrits, tout s’imbrique au millimètre.
Et c’est là que l’école américaine est la plus forte. Soyons honnête, seuls les américains savent nous raconter des histoires incroyables auxquelles on croit. Que cela soit sur un support télévisuel (vous n’avez pas craqué pour la série « 24 heures » ?, moi si) ou sur du papier blanc, l’architecture du scénario est impitoyable. Vous ne pouvez pas fermer le livre sans savoir ce qui se passe à la page suivante.
Résultat, je pars ce matin voir Sting à Londres, et je n’ai pu dormir que trois heures en deux jours. La faute à ce Petit Copain

Tout commence donc par un flash.
Celui de miss Tartt, qui avoue avoir des visions, si violentes parfois qu’il faut qu’elle couche sur le papier ce qu’elle vient de voir. Et cela peut donner l’idée de départ d’un livre.
Pour ce qui nous concerne, un enfant mort se balançant au bout d’une corde.
Comme Donna Tartt est originaire du Sud des Etats-Unis (elle a vécu dans le Mississipi), elle développe son prologue en se plongeant dans le bayou, et en en sortant des personnages hallucinants : prédicateurs, dresseurs de serpents, fous tatoués, nègres chassés, blanches que l’on abusent, chats que l’on persécutent, assassins qui s’en dédient, camés aux yeux révulsés …
Cela ne vous rappelle pas certaines ambiances ? J’ai fait une pause vers les deux heures du mat, histoire de me reposer les yeux. J’ai visionné « La nuit du chasseur » en DVD, vous vous souvenez, ce pasteur fou, interprété par Robert Mitchum, qui a tatoué love (amour) sur une main et hate (haine) sur une autre, qui erre dans la campagne, cette atmosphère lourde, pesante ; et ces enfants, témoins de ce qu’ils n’auraient jamais du voir … Et j’ai recouvré de suite le climat du livre.

Donc, il y a un enfant pendu.
Il y a aussi sa sœur, Harriet, qui veut mener l’enquête, toute seule. Espiègle et trop jeune pour tout savoir, elle va chercher dans les livres ce qui lui manque. Et elle va s’approcher au plus près de la question essentielle, l’unique intrigue, l’interrogation universelle : le mystère de la vie.
Harriet entreprend quelques années plus tard une quête initiatique - elle était bébé quand Robin fut assassiné - qui lui révélera les artifices de la vie, les trahisons et les réelles inclinaisons des humains. Fortement encline à subir les sombres cultures du Sud, sans pour autant les accepter, elle n’aura de cesse de chercher à démêler les écheveaux de la haine et de l’amour trop souvent emmêlés.
Elle n’y arrivera pas, on s’en doute.
Provocant même des catastrophes là où elle aspirait à y apposer le sceau de la paix retrouvée. Cette vision de l’humanité n’est pas joyeuse mais la vie est ainsi faite, et surtout pour les enfants qui doivent en faire l’apprentissage, un beau jour, quand l’adolescence les projette à la vitesse d’une balle dans le brouhaha des adultes.

Car l’âme humaine n’est pas rose bonbon, chère Harriet, l’obscur y règne en maître, tout n’est qu’illusions, ici aussi, ici surtout. Labyrinthe gigantesque aux formes oblongs, le Moi des hommes n’est pas un terrain de jeu pour petite fille. Minotaure émasculé, la fillette se verra plus souvent qu’à son tour en pantin manipulé, en poupée de chiffons pour séance de vaudou à la lune montante, en victime expiatoire de crimes qu’elle n’a jamais soupçonnés ; mais puisqu’il faut mettre un nom sur l’innommable … on ne joue pas impunément avec la providence.

Roman dur, roman fleuve, mais roman foisonnant aux mille facettes, Le Petit Copain, qui vient d’être couronné par le WH Smith Award, est un classique en devenir.
Anthropologues, pédopsychiatres, sociologues, plus tous les amoureux des grandes fresques littéraires, tous auront ce livre dans leur bibliothèque car il sera le témoin d’un monde, d’une société, d’une culture.

Le Petit Copain inscrit au programme scolaire très prochainement ?

LE PETIT COPAIN
Donna Tartt
Plon, 2003
608 pages - 23,5 euro