Les Carnets de Marina Tsvetaeva, ou la recherche de l’absolu

<i>Les Carnets</i> de Marina Tsvetaeva, ou la recherche de l'absolu

Inédits jusqu’à ce jour en français, ces carnets, publiés ici dans leur intégralité, sont les documents les plus spontanés et subjectifs dans l’héritage de cette poète russe. Marina Tsvetaeva (1892-1941) est considérée, en Russie – où elle fait l’objet d’un véritable culte – mais aussi dans le monde entier, comme l’un des plus grands poètes du Vingtième Siècle. Esprit rebelle, tempérament fougueux et ardent, elle a bousculé les normes poétiques de son temps par cette porosité qui s’installe dans l’écriture de son quotidien et l’ensemble de son œuvre.

Dans l’un comme dans l’autre, on perçoit son je impérieux. Il se fait entendre avec une intensité dévastatrice. Par les débordements de ce je dont Les Carnets nous permettent de suivre l’évolution, Marina Tsvetaeva parvient à délimiter son propre territoire poétique qui tend alors vers l’infini. Elle parvient néanmoins à l’inscrire dans un espace de la modernité où sont renégociés les rapports entre le je et le monde. C’est une lutte féroce qui oppose le je et le nous, parfois chez la même personne, comme Vladimir Maïakovski qui tente désespérément de les concilier. C’est dans ce contexte que Marina Tsvetaeva entreprend d’écrire ses cahiers et carnets. Le Me eum esse (c’est moi) de Valéry Brioussov, le Je ! de Maïakovski, l’égo-futurisme d’Igor Severianine, les Récits du Je et du Monde de Velimir Khlebnikov, instaurent une nouvelle économie du "je" témoin de l’Histoire – et de sa propre advenue en elle par le langage. Ce je témoin n’est plus celui qui raconte, celui qui relate mais l’indice d’une création en marche. C’est de lui que jaillit le monde – un monde discontinu, fragmenté, inscrit dans un moi traversé lui-même par des vides.

Ainsi, c’est en se tournant le plus radicalement vers soi-même et vers les moteurs secrets de ce qui fait l’œuvre – y compris les faits les plus intimes de sa propre vie – que l’écriture de ces Carnets rend le plus fidèlement témoignage sur ce que l’œuvre est à l’époque, et inversement.

Mais pourquoi une publication intégrale des Carnets de Marina Tsvetaeva ? Ces écrits n’étaient sans doute pas destinés au lecteur.
Mais pour qui ne craint pas leur terrible intimité, leur caractère désordonné ou inachevé, ils offrent un matériau inédit, une mine de fragments originaux, de brouillons, d’ébauches et de variantes, qui nous plongent au cœur de l’activité créatrice du poète. Ils portent un nouvel éclairage sur son œuvre poétique qui nous est parvenue de façon si lacunaire, comme une mosaïque désagrégée … Grâce à eux, l’on peut enfin reconstituer la trame d’un itinéraire de création : ils nous conduisent aux sources de l’écriture lyrique de Marina Tsvetaeva.

De son vivant, Marina Tsvetaeva a très peu publié. Elle se pend en 1941 dans le village tatar d’Elabouga, peu après l’invasion allemande ; sans doute lasse de cette vie d’exil débutée en 1922 – passant par l’Allemagne, la Tchécoslovaquie puis Paris – jusqu’au retour, en 1937, en URSS pour être arrêtée dès 1939 ... La même année, son mari est fusillé ; son fils, Gueorgui, témoin du suicide de sa mère, disparaît sur le front en 1944. Seule sa fille, Ariadna survivra à deux relégations en Sibérie. Réhabilitée en 1955, elle consacre les dernières années de sa vie à rassembler l’héritage manuscrit de sa mère. A sa mort, en 1975, l’ensemble est déposé aux Archives d’Etat de littérature et d’art de Moscou et reste, selon sa volonté, incommunicable jusqu’en 2000. Elle nous a aussi laissé une biographie, Marina Tsvetaeva, ma mère (voir l’article de notre consœur du 26 mars 2008).

Grâce à ses manuscrits, l’on a pu reconstituer le déroulement de son activité d’écriture, percer en partie son protocole rigoureux, découvrir la manière dont elle préparait avec minutie son œuvre à venir. Ses milliers de pages protégèrent Marina Tsvetaeva d’un anéantissement créatif, et désormais, accédant à une seconde vie, ils se confortent dans leur statut de dernier lieu où l’œuvre atteint son achèvement.

Les quinze carnets qui font l’objet de ce volume doivent être considérés comme les documents les plus spontanés et les plus subjectifs de l’héritage de Marina Tsvetaeva. Ce sont des journaux intimes, vestiges de sa vie secrète, indissociables de son activité créatrice, rédigés entre 1913 et 1939.
Les premiers carnets gardent la marque d’une époque, courant le risque d’être assimilé à une poésie mondaine. Mais ce qui passait pour réflexe d’épigone assure la mise en œuvre d’une poétique novatrice ! Car, en réalité, c’est dans sa poésie que l’influence de cette écriture du je joue un rôle effectif.
Puis, sans cesse à la recherche de nouvelles issues au genre poétique, Marina Tsvetaeva explore d’autres formes d’expression. Elle se tourne vers l’écriture théâtrale qui est, en fait, une tentative d’adaptation du vers à une forme en action.

Les formules et les phrases brèves sont l’écriture la plus représentative de ces Carnets. Elles sont aussi un point d’intersection, un réservoir de formes hybrides entre poésie et prose. Ce style aphoristique est constitutif des écrits consacrés à des réflexions morales et spirituelles. Marina Tsvetaeva apparaît alors comme un poète moraliste au sens classique du terme, doublé d’un tempérament romantique.
La lettre d’amour est un autre exemple de cette écriture hybride, à la croisée des chemins. De nombreux brouillons de lettres parsèment ses manuscrits. La missive amoureuse a pu se condenser dans les longs poèmes adressés à Pasternak et à Rilke en 1926-1927.
De même, les portraits de contemporains qui émaillent ces pages serviront d’amorce au développement de la prose autobiographique dans les années 1930.

Si Les Carnets ne constituent pas, à proprement parler, une œuvre littéraire, ils font néanmoins partis du paysage de la création poétique de Marina Tsvetaeva. Ils ouvrent au lecteur ce qu’il est convenu d’appeler l’atelier d’écriture du poète, espace de réflexion sur la création et mise à l’épreuve quotidienne de l’activité scripturale. Ils nous conduisent au plus prés du processus d’invention, là où afflue la parole poétique.

Très intelligemment construit, cet ouvrage propose de nombreux documents et illustrations : notes et repères chronologiques en marge sont autant de repères qui permettent une meilleurs compréhension de cette œuvre magistrale.
Parallèlement, l’iconographie abondante illustre le parcours personnel et littéraire de Tsvetaeva, toujours intimement liés : photographies de l’auteur et de son entourage, des lieux où elle a vécu, archives (billets de train, carton d’invitation, carte de rationnement …) auxquels des fac-similés de textes ajoutent une touche d’authenticité qui rendent la lecture très excitante, nous offrant une intimité rarement atteinte avec un auteur …
Citons un exemple parmi cent : les six diptyques Tsvetaeva / Mandelstam p. 162-170), douze poèmes qui se répondent, témoins d’un amour passionnel que les deux poètes vécurent dans leur jeunesse. A vous de découvrir les autres trésors de ces extraordinaires carnets !

D’où pareille tendresse ?
J’en ai bien d’autres – des boucles –
Caressées, et des lèvres
Connues – plus sombres que les tiennes.

J’ai vu s’allumer et mourir des étoiles,
(D’où pareille tendresse ?)
J’ai vu s’allumer et mourir des prunelles
Au seuil de mes prunelles.

Et à bien d’autres chants
J’ai prêté mon oreille en plein cœur de la nuit
(D’où pareille tendresse ?)
A même la poitrine du chantre.

D’où pareille tendresse ?
Et que faire avec elle, jouvenceau
Espiègle, chantre de passage,
Aux cils si longs – sans leurs pareils ?

18 février 1916

M.T.
Dans la polyphonie du chœur des jeunes filles
Chaque église si tendre chante sa propre voix.
Et dans les arcs de pierre de la Dormition
Des sourcils m’apparaissent, arqués et haut plantés.

Lors depuis les remparts adossés aux archanges,
D’une hauteur sublime j’ai embrassé la ville.
Le cœur serré entre les murs de l’Acropole
J’ai langui d’un nom russe et d’une beauté russe.

Nous voyons en rêve un jardin – c’est merveille !
Où planent des colombes dans le brûlant azur.
Là une nonne entonne des refrains orthodoxes :
Tendre Dormition – c’est Florence à Moscou.

A Moscou les églises ceintes de leur cinq bulbes,
Avec leur âme russe tout autant qu’italienne,
Me rappellent – c’est vrai – l’apparition d’Aurore,
Mais avec un nom russe et en veste fourrée.

1916
O.M.

Marina Tsvetaeva, Les Carnets, traduits du russe par Eveline Amoursky et Nadine Dubourvieux, coll. "Littérature étrangère", Editions des Syrtes, mars 2008, 1136 p. – 43,00 €