Fluidité de la mort

Fluidité de la mort

Paru, voilà un an tout juste, ce recueil de poésie est magistralement envoûtant. Tiré à huit cent exemplaires – dont trente numérotés sur papyrus d’Alep – on ne peut que regretter cette intimiste relation que le poète tisse avec ses lecteurs. Tant pis pour le troupeau s’il continue à s’immoler sur l’autel de TF1, la compagnie des artistes se mérite. Celle-ci tout particulièrement qui nécessite une approche reptilienne, comme la musique de cette poésie qui tisse des émotions aux contours illusoires pour mieux signifier l’irréalité d’une frontière.

Arabe, musulman et écrivant en français, Salah Stétié est bien l’exemple du passeur pour qui la vie ne peut se comprendre que dans la mixité révélée. Toute son œuvre en français, donc, écrite dans cette langue-là pour évoquer l’autre culture, son Orient à lui, et inscrire, ici, l’arabité musicale dans les symboles occidentaux comme un ultime pied de nez à la pensée unique, au remodelage du Moyen Orient, à tous ces oripeaux plantés dans la glaise du berceau du monde par quelques fanatiques. Entre essais et poésies, Salah Stétié, libanais de cœur et français de langue – ses livres sont traduits en arabe (sic) –, nous plonge dans les tréfonds de nos espérances et nous renvoie, via le miroir de sa syntaxe, une autre réponse. Comme si, avec un peu de volonté, on pourrait voir les colombes, c’est-à-dire autre chose que la vulgarité actuelle qui impose un projet de société binaire : le sexe et la guerre préventive.

Si brèves les colombes
Ton arbre, ton amant, ton amour formant terre
Sous un morceau de lune égaré dans ta vie
Plus grande que la vie ta vie ton bouquet d’arbres
Silence et paix sur le sommeil de tes artères
Comme sont de pureté les ultimes colonnes
Apparues disparues dans le temps d’armes brèves
Si brèves les colombes
Tes jambes dans l’insolation de la plaine

Et je suivrai tes pieds jusqu’en des chemins d’herbe
Où tes orteils vont se reconnaître vivre
De rien mêlés à des cristaux de sang
Dans la continuité de la lune et du sang
Et cette pluie tombée sur le bonheur-malheur
De ce jardin que tendrement nous bêchons
Bientôt viendront les enfants de tes paupières
Apeurés par de la musique, cette paille,
Et des envols de papillons parmi tes seins
Nous avons perdu l’heure …
Quelle heure est-il ? Personne ne le sait, ni l’amant,
Ton arbre et ton amant près de toi formant terre
L’œuf de ton corps explosé par les racines
Tes larmes d’eau gelée ; notre bonheur :
L’éclat des volubilis du chemin

Lecture, lecture et relecture, bercée par le tempo d’une mélodie jazz ou de musique sacrée, voire dans le silence total, mais alors absolu, sans voisin ni motocyclette pétaradante ; lecture, pour s’imprégner, ressentir, entendre et jouir. Oui, jouir, car la poésie est jouissance quand elle est, comme ici, fluidité dans la trame, légèreté dans le phrasé, imagée dans la métaphore au point d’imposer un film derrière les paupières pourtant ouvertes alors qu’il semble bien qu’on soit en train de rêver … La musique de cette langue enivre, envoûte, rend heureux et ce n’est pas si fréquent qu’il n’est pas sot de le souligner. Plaisir de lire car plaisir de s’évaporer dans les vers impudiques qui dévoilent le dessein du poète marchant vers son destin dans la clarté de ses souvenirs, dans l’éblouissement de son désir. L’aiguillon est toujours là, malgré les années : il darde son sel dans l’encre de la plume que la main balaye sur de grandes feuilles immaculées. C’est dans un bureau mansardé que Salah Stétié écrit, sous les combles d’une maison campagnarde, avec ses chats …

Colombe d’eau mortelle
Comme est le sein dans la prairie lunaire
Enchevêtré au beau serpent des feuilles
Sous l’arbre, l’ombre, et ses vitres cassées
Une colombe en son très long virage
Une colombe d’eau mortelle, déjà morte,
Se dénouant tel un bienfait de la mémoire

Les arbres ont verdi dans des jardins seconds
Tout est vivant, tout est brûlé, cela
Nous l’avons traversé par le désir
Hanche de femme brune
Contre toi rien que l’air aimé devenu froid
Et ces verdures ces verdoiements jusqu’en ta face

Ton visage est-il parmi nous ? Et fait-il face
A l’explosion vive et violente de l’esprit ?
Le voici, le voici par la masse et le monde
Repris, le voici s’avançant dans ses rues
Repris par la douleur en moi de mots perdus
Au temps qui fut, au temps qui fuit hors de l’épreuve,
Loin de toi et de tes maisons, loin de ta vie
Loin de tes soirs, de tes longs soirs, ô pierre aveugle
Hantée par des surgissements de nuit

Salah Stétié peint la vie, avec cet œil acéré du poète à qui aucun détail n’échappe. Un brin d’herbe courbé sous la bise, la forme d’une colline, l’éclat d’une lampe ou d’un toit de la vieille ville gorgée de soleil ; mais aussi un nid brûlé à vif, des araignées terribles, le bonheur des mouches, la police montée et le raisin noir que se disputent les chiens … Point d’inventaire ni de raton laveur, le propos n’est pas dans le décompte mais dans l’intime. Le poète nous invite ici à savoir mieux regarder autour de nous afin de comprendre la beauté du monde. Et de pouvoir exprimer notre gratitude à l’égard de ces merveilles qui nous entourent. D’où l’importance du détail car l’urgence lente nous attend mais se détourne de nous si nous ne sommes pas capable de l’entendre. Sans s’en rendre compte, nos yeux se gèlent et nous oublions d’où nous venons : nos cœurs n’exploseront plus de joie face à la contemplation de tant de beautés ignorées ... A force de nous perdre dans la vénération du CAC40 la haine deviendra de saison, le qui sera dans le quoi et notre pays de personne un pays d’hôpital.
Pour cela, le salut est poésie, seulement poésie car invisible aux scanners des hommes en noir, donc impossible à arrêter. Et la poésie, la vulve d’arbre, la feuille repliée, enroulée sur le dépôt de la nuit, ira son chemin vers les hommes de bonne volonté. Semant ici, là, l’avenir radieux au sommet de l’Himalaya du cœur.

Mais ne nous y trompons pas : seule et poreuse est l’ipséité du monde, la vie est ainsi. Oui, la vie est ainsi faite nous rappelle Salah Stétié, au piège du cœur à son éclat noir, la vie a laissé la vie s’effacer. Est-ce l’approche de la mort qui rend lucide ? Sans doute, inévitablement, le décompte ralentit l’appréhension du décor, l’approche du ressenti ; mais pas seulement. Le poète est un homme comme les autres mais il a un sens plus aiguisé de l’écoute, en cela il nous aide à orienter notre regard, et participe au mouvement combinatoire des êtres qui se retrouvent en ses poèmes … Alors ? Alors l’amour, sous toutes ses formes, sous toutes les latitudes, dans tous les sens : ivresse, indolence, intensité pour traverser le miroir des apparences et se sentir l’espace d’un instant enfin vivant …

Elle a un cou qui a l’éclat de l’arbre
Sa nuit nuptiale est rouge
Moment de neige est l’irruption de l’arbre
Au sein du couple éveillé dans l’apparence
Mais endormi par des beautés d’images
Dans des chambres de grand sommeil sous le vent courbe
Fils de sa propre fleur est le cou d’arbre
Sur lui posée la minerve des couleurs
Le sein est plein de lait pour des folies
Mais la femme a de fins naseaux pour respirer le champ de l’invisible
Invisible est le cheval du ciel visible
Elle le reçoit comme un peu d’air venu baiser le diamant de sa face
Il est amour il est l’Amour
Collégien sans collège et qui a peur
Peur de quoi ? Peur de tout …
Peur de cette femme, étoile de Minerve et colombe et qu’il aime,
Qu’il aime et qu’il adore,
Qui l’aime aussi passionnément et de deux doigts bleuis le protège,
Et pour l’amour de lui, de son pouvoir de mage,
Qui jamais ne se déshabillera pour lui que dans les rêves

On retrouvera aussi, dans ce recueil, certains poèmes mis, par ailleurs, en abîme par l’intervention d’un peintre et publiés à quelques rares exemplaires dans des séries de bibliophilie : Remémoration de Mansour Hallâj à Saint-Partrick (avec des Photo-lithographies de Vladimir Velickovic, Bibliophilie contemporaine, Al Manar, 2007), L’après-midi à Ugarit (Frontispice gravé de Gérard Titus-Carmel, tiré dans l’atelier de René Tazé, Livre typographié au plomb en caractères mobiles, Bibliophilie contemporaine, Al Manar, 2006), Si brèves les colombes (avec six lithographies originales de Julius Baltazar), Bibliophilie contemporaine, Al Manar, 2007).

Un livre unique, compagnon de voyage dans les trémolos du quotidien, un livre une voix qui continueront longtemps à hanter vos silences, vos heures passées, ailleurs, tandis que les poèmes resteront en vous, toujours, oubliés sans doute au fil des semaines car partie intégrante de vous-même, finalement, et leurs musiques, en vous, cette émotion gravée à jamais.
Dans sa volumineuse bibliographie (poésies, essais, livres d’art, albums, traductions, biographie), Salah Stétié nous laisse des phares, repères pour aveugles en l’océan des mondes : après Lecture d’une femme, L’eau froide gardée, L’autre côté brûlé du très pur, Fièvre et guérison de l’icône et Fiançailles de la fraîcheur voici la sixième colonne du frontispice qui soutient le tout. Indispensable.

Salah Stétié, Fluidité de la mort, Fata Morgana, mars 2007, 88p. – 15,00 €