POLITIQUE FICTION IN SARKOLAND : SHÉHÉRAZADE (Un dîner en ville), une Nouvelle noire

POLITIQUE FICTION IN SARKOLAND : SHÉHÉRAZADE (Un dîner en ville), une Nouvelle noire

Shéhérazade descendit du taxi en faisant attention de ne pas s’empêtrer dans sa robe du soir que lui avait prêté Christian D. le grand couturier bien connu. Elle sonna à la porte du petit restaurant à la devanture somme toute discrète et celle-ci s’ouvrit sur deux cerbères mastocs au visage fermé. Elle leur présenta sa carte d’identité et annonça qu’elle était attendue…

Après une rapide vérification, ils lui firent signe d’entrer et elle pu pénétrer dans ce lieu privilégié, réputé de tout le gotha politico médiatique parce que l’on pouvait y discuter en toute tranquillité des affaires de la République… La salle à manger était luxueuse dans un style néo classique assez ostentatoire. On y servait une sorte de nouvelle cuisine, mélange de fooding et de cuisine typique française parce que c’était la mode du moment. Ce n’était pas très consistant, pas immangeable, pas bon marché non plus. Qu’importe, ceux qui dînaient là comptaient parmi les puissants. C’était le principal intérêt de cet établissement… Un délicieux fumet de poule au pot cuite dans une sauce exotique au secret de fabrication bien gardé, une innovation de la maison, vint taquiner les narines de Shéhérazade qui, bien qu’ayant l’estomac noué, ne pu s’empêcher de saliver. Le silence s’était fait à son arrivée, on la dévisageait franchement et elle se sentit rougir malgré son teint naturellement mat.

Elle reconnut là, nombre de personnages importants comme Serge J. l’ancien directeur d’un quotidien de gauche évoluant au centre droit ; J.-Pierre. E. un journaliste de droite nommé récemment directeur de deux chaînes de télévision nationalisées réputées “progressistes” ; Françoise S., Françoise V. et Régine D., trois rombières appartenant à l’intelligentsia de l’édition ; David D. un acteur hâbleur devenu sa propre caricature ; Patrick G. un chanteur à succès sur le retour… Sans compter les divers représentants de différents bords politiques qui en dehors des joutes publiques où ils se crêpaient la moumoute, prenaient plaisir à venir trinquer et procéder à des arrangements secrets dans cet endroit pour le moins pittoresque. C’était là une clientèle ciblée et choisie…

On lui fit signe d’une des tables et tandis qu’elle se frayait un passage, certains messieurs se levèrent pour la saluer ; quant aux femmes présentes, elles se contentèrent d’un hochement de tête sec. Avec sa parure, sa jeunesse étincelante et son physique lumineux d’orientale mâtinée d’un quarteron de sang occidental, Shéhérazade faisait impression et les messieurs n’y étaient pas insensibles. Les femmes non plus, mais pour des raisons différentes… La superposition de bijoux et la chirurgie esthétique ne réussissaient pas contre toute attente à leur attirer les faveurs masculines. Bien dans sa peau, Shéhérazade exultait intérieurement. Enfin, après tant d’efforts, elle était admise au sein des seins ; dans le cercle des cercles, celui où tout se décide et se discute en petits comités absolument non institutionnels…

Arrivée à la table où elle était conviée, un petit monsieur au regard vif et rusé, l’accueilli avec une petite lueur de concupiscence dans le regard. Cet homme-là, le premier personnage de l’Etat, aimait les femmes et plus que tout s’afficher avec les plus belles d’entre elles. C’était pour lui une question de standing. Il était bien trop occupé pour penser en permanence à la bagatelle mais il n’oubliait pas qu’une femme de tête qui plus est bien faite est un sacré atout en politique.

- Salut Shéhérazade, assieds-toi, qu’est-ce que tu veux manger ? Je suis ravi que tu aies bien voulu te joindre à nous pour ce dîner. T’inquiètes, c’est à la bonne franquette, on est entre nous, mets-toi à l’aise…

La jeune femme lui fit un petit signe de tête timide et s’assit à la table en face de lui sans mot dire. Elle connaissait de réputation ce personnage hâbleur, et volontiers familier pour ne pas dire grossier, disait-on, dans l’intimité. C’est ce côté peuple qui l’avait fait élire et qui parfois faisait frémir quand l’illustre président se lâchait un peu trop en public. Un vrai populiste ! A la droite du sémillant président, se tenait P.D. un homme à l’allure jeune et à la moue dédaigneuse, à sa gauche, P.B. un homme plus vieux au regard roué la dévisagea avec un petit sourire narquois. L’un était d’origine arménienne, avocat de profession, un métier depuis toujours reconnu en politique tant il permet de porter l’art du mensonge rhétorique à des hauteurs insoupçonnées ; l’autre était un descendant de russe blanc, maire d’une ville riche où il avait effectué nombre de malversations et autres trafic d’influences, ce qui ne l’avait pas empêché d’être blanchi et constamment réélu. Tous deux étaient considérés comme les plus influents des courtisans conseillers du premier pouvoir ; chacun administra à la jeune femme un petit sourire de convenance teinté d’une appréciation flatteuse qui n’avait rien de politique. Tout homme de quelque bord qu’il soit est sensible à la beauté féminine surtout quand elle est éclatante. Mais ce que remarqua simplement Shéhérazade, c’étaient leurs yeux froids de reptiles. Au sommet des sommets, ces gens-là ne s’en laissaient pas conter. Ils avaient du bagage, l’expérience aiguisée des politiciens accomplis qui ont appris à naviguer et à rester à flot en toute circonstance.

- Je tiens à vous complimenter très chère Shéhérazade, reprit le président, sur votre carrière exceptionnelle ; être nommée à 27 ans, présentatrice vedette du 20 h, c’est un cas unique mais vous le méritez : vous êtes rayonnante et vous allez très certainement illuminer le petit écran !

- Je vous remercie Monsieur le président… car sans vous, je ne sais pas si j’aurais pu accéder à une place aussi convoitée !

- tt tt tt ! C’est rien repris jeune président avec un grand sourire charmeur, vous étiez la plus à même de remplir cette noble tâche qui est celle d’informer la population… Il est vrai que nous sommes bien placés pour en juger et pour… vous appuyer. Et puis, - il jeta un petit coup d’œil amusé à la table des trois rombières qui les épiaient sournoisement, il faut tôt ou tard que la jeunesse prenne la relève, c’est dans la nature des choses !

- Je comprends.

- Je crois en vos qualités au point que je pense faire appel à vous pour rédiger une biographie me concernant ; cela vous intéresserait-il ?

- Euh… pourquoi pas, mais je dois avouer que je ne suis pas une spécialiste…

- Aucune importance, les spécialistes ne manquent pas et nous ferons appels à eux. C’est votre nom et votre image qui m’importent, et il me plaît que l’aura de votre jeunesse mette en valeur mon parcours dans les mois qui viennent.

Considérons donc que vous m’avez donné votre accord, conclut-il d’un ton sec et sans retour. Ah, voilà un plat qui est de circonstance, plaisanta-t-il… mmmh, quel fumet ! Il se désintéressa alors complètement de la jeune femme et se consacra uniquement à dépiauter son bout de volatile fumant avec des airs de petit garçon gourmand.

- Délicieux, quel chef ce cuisinier, quelle classe ! A chaque fois on est jamais déçu. Au fait P.D., où en sont les affaires du Parti, avez-vous examiné les problèmes délicats comme convenu ! Les élections approchent…

- Aucun problème monsieur le président, répondit sur un ton froid le conseiller spécial du Parti présidentiel tout en ajustant un coup de fourchette précis dans un pilon récalcitrant. Nous avons fait le ménage en éliminant les brebis galeuses et en concluant des accords avec les autres factions.

- Bien, bien… excellent cette poule, quelle finesse ! Et cette sauce sucrée, acidulée… elle est d’un goût ! Dites-moi Shéhérazade, à votre âge, on n’est pas sans aimer les chanteurs à la mode ; vous n’êtes pas sans connaître ce rappeur, un peu mauvais garçon, Doc Obsétrico… !

- Non pas vraiment, juste de nom…

- C’est marrant j’aurais cru vu vos origines que c’était le genre de musique qui avait baigné votre jeunesse…

-Désolée, je ne suis pas née dans un cité et je n’ai pas zoné en bas d’une tour, répondit-elle tout à trac, avec un air un peu pincé, mon père était diplomate et nous avons beaucoup voyagé !

- Oh, excusez-moi, fit comme si de rien était le président, mais ça ne change rien, après tout, j’ai beau être né dans les beaux quartiers, ça n’empêche pas que je passe très bien auprès des couches populaires. Je parle comme eux et j’ai les mêmes envies qu’eux, c’est pour cela que je suis arrivé là où j’en suis !

-Ma mère était femme de ménage de l’ambassade où travaillait mon père, avoua l’air gêné Shéhérazade. Elle était jeune et belle et mon père est tombé follement amoureux d’elle. Ils se sont mariés malgré l’ostracisme ambiant. Je suis le résultat de cette union…

-Magnifique ! s’exclama le président. Quelle histoire ! Voilà qui va plaire aux médias… et au peuple !

- Excusez-moi, mais ç’est la première fois que j’en parle en public… avoua d’un air ému, Shéérazade.

- Formidable ! se réjouit le président en se frottant les mains. On va faire un carton avec ça !

- Mais je n’ai pas envie que ce secret de famille soit divulgué, s’inquiéta la jeune femme !

- Votre pudeur vous honore mais la raison d’Etat prime ! lança sentencieusement le président. En arrivant à votre poste vous comprendrez que votre vie privée ne vous appartient plus. Plutôt que de laisser les charognards la dépecer, donnons-leur de quoi manger ! Une nourriture choisie qui ira dans votre intérêt et dans le nôtre… Mais Revenons à Doc Obsétrico. C’est un artiste remarquable… qui devrait être reconnu d’utilité publique, ajouta-t-il en ricanant. Il nous a beaucoup aidé lors de l’élection présidentielle. Nous n’avions que de vieilles barbes, des ringards de la chanson française pour nous soutenir mais avec lui, et quelques autres, trop rares malheureusement, nous avons pu toucher la jeunesse. C’est un enjeu primordial !

- Certes, mais il sent aussi le souffre, c’est un drogué notoire et ses textes de jeunesse qui en appellent à tuer tous les poulets, ne ravissent pas tout le monde. Il nous faut faire attention… remarqua P.D.

- On s’en fout, rétorqua le vieux russe blanc goguenard. C’est de l’histoire ancienne. Il est grillé et si nous ne lui avions pas donné un petit coup de pouce pour le sortir de ses ennuis avec le fisc, il serait peut-être en prison !

- Il faut redorer son blason, reprit le président en s’essuyant la bouche, c’est un artiste populaire qui mérite d’être reconnu, qu’importe son côté « bad boy », au contraire ! Après tout chacun d’entre nous l’a été un tant soi peu, s’exclama-t-il encore en riant, c’est une preuve de tempérament ! Seuls ceux qui ont du caractère arrivent à quelque chose même s’il faut parfois pour cela mettre les mains dans le cambouis…

P.B. qui connaissait bien le sujet s’esclaffa. Seul P.D. fit grise mine. Il était naturellement méfiant et inquiet. Tout cela ne lui disait rien qui vaille…

- Nous traversons une passe difficile, remarqua le président en suçotant un os manifestement goûtu. Les gens ne sont pas contents. Le pouvoir d’achat s’effondre… La crise menace. Il est temps de les distraire un peu pour leur faire oublier la situation et leur redonner du baume au cœur.

- Pouvoir d’achat, certes ! reprit P.D., l’air soucieux, mais nous avons aussi commis des erreurs politiques de communication. A force d’ostentation, nous avons pêché par orgueil et le peuple nous en veut d’être riches et bien portant au milieu de l’appauvrissement général. Il a l’impression qu’on le nargue !

Le président lui jeta un coup d’œil furax. Il n’aimait pas qu’on lui indique aussi clairement les erreurs qu’il avait pu commettre. Pour décrire l’image publique désastreuse du président n’avait-on pas trouvé ce nouveau sobriquet : droite bling bling ! Le président était au courant mais comme tout potentat, républicain ou pas, il n’aimait pas qu’on souligne ses faiblesses.

- Justement, Doc Obstrico, par ses origines populaires, nous raccordera avec les classes dangereuses, décortiqua cyniquement le président. Puisqu’il a encore besoin d’aide, d’après ce qu’on m’a dit, nous l’aiderons et il nous aidera en retour. Contactez sa maison de production discrètement et organisez une campagne de promotion avec l’aide de nos relais médiatiques. D’accord… ?

- C’est comme si c’était fait, Monsieur le président, reprit servilement l’avocat.

Le Président eut un petit sourire malin à l’encontre de Shéhérazade.

- Entre nous, je me fous pas mal de l’art, confia-t-il à mi-voix. Seul l’intérêt de la nation m’importe et je suis prêt à tout pour cela. Vous me comprenez j’espère !

- J’essaye en tout cas, répondit un peu sèchement Shéhérazade.

- Il ne faut pas essayer, il faut réussir. Votre avenir, notre avenir en dépend, mastiqua sans aménité le président.

Elle pu voir à cet instant le reflet carnassier des crocs du premier homme d’Etat luire dans la lumière des néons. Cela lui fit froid dans le dos.

Soudain un homme d’apparence encore jeune, à l’allure fringante, s’approcha de la table des convives. Il devait avoir dans les 60 ans mais il avait en même temps l’air d’un éternel adolescent turbulent.

- Ah, mais c’est ce cher Bernard ! Asseyez-vous Bernard, laissez-moi vous présentez Shéhérazade, future animatrice vedette d’une des chaînes les plus regardées des Français.

L’homme s’inclina et lui administra un de ces sourires professionnels dont tous les politiciens sont coutumiers.

- Shéhérazade, Bernard est un exemple type de la nouvelle politique transgenre que je veux imposer et à laquelle j’aimerais vous associer. L’avenir est à l’ouverture, toutes les bonnes volontés de quelques origines qu’elles soient sont les bienvenues… cela renforce l’image que je veux donner à notre parti. Une image moderne, dépoussiérée… De l’aide humanitaire en passant par les écologistes jusqu’aux amis des bêtes sans oublier les artistes nous formerons bientôt une grande force de progrès social dans ce pays…

- Je n’en doute pas, rétorqua poliment la jolie jeune femme. C’est un consensus plein d’avenir.

- Soyez des nôtres, fit le président en posant sa main sur son avant-bras et elle pu remarquer à l’annulaire un anneau d’or rutilant, témoignage de son remariage récent. Plusieurs millions de français sont aujourd’hui d’origine étrangère et notamment orientale, il faut qu’ils comprennent que le pays forme un tout. Et votre présence les aidera à comprendre que l’intégration est possible. Certains dans mon parti pensent que j’en fais trop (il jeta un rapide coup d’œil en coin à P.D.) mais il n’en est rien, il faut aller plus loin. Tel un caméléon, notre parti va peu à peu faire peau neuve et les électeurs nous ferons à nouveau confiance. Regardez dans ce restaurant, il y a des hommes et des femmes de tous les partis, de toutes les origines, de toutes le races ! L’idéologie n’est qu’un masque, tous ont les mêmes intérêts : le pouvoir ; le conquérir, le garder et en profiter. Pour la bonne cause, bien entendu !

- Vous n’êtes pas sans savoir que notre vieille garde n’apprécie pas ce point de vue… transgenre, rétorqua l’avocat. Elle commence à ruer dans les brancards ! Gare !

- Tout est affaire de mesure, déglutit le président, un zeste de transgenre pour la modernité, un fond de tradition pour rassurer ; il faut savoir exercer une politique à géométrie variable…

- Que dieu vous entende ! termina P.D. en jetant au ciel un regard désespéré.

Bientôt on apporta le dessert. Il s’agissait d’une charlotte à la fraise dont le président s’empiffra, comme un gamin gourmand.

- Excellente cette charlotte et ces fraises, elles sont d’un sucré ! Mais dites-moi P.D. ce juge qui emmerde tout le monde avec ces enquêtes tous azimuts, de quel bord est-il ?

- D’extrême droite, très certainement, à moins qu’il ne soit d’extrême gauche… Allez savoir !

- Mhhhh, il discrédite la classe politique ce connard. On a pas besoin de ça en ce moment. Il faudrait contacter certaines personnes pour en discuter. Dans cette affaire, nous avons, au-delà des idées des uns et des autres, un ennemi commun. Cela nous rapproche… il faut que ce serviteur par trop zélé de l’Etat cesse ses excès. Il met en danger la république ! Occupez-vous de cela, contactez pour moi L… et voyez ce qu’il peut faire de son côté.

- Mais c’est l’une des sommité de l’extrême droite !

- Oui, il fut un temps où nous nous aidâmes mutuellement malgré notre opposition de façade. Et aujourd’hui encore, s’il y trouve son intérêt, il nous aidera à nouveau, pourvu qu’on y mette le prix ! Qu’il nous donne des informations sur ce loustic, cela nous servira à faire pression sur lui…

C’est comme les journalistes ou les humoristes, vous savez, plaisanta, le président à l’adresse de Shéhérazade. Ils font du zèle et parfois ils dépassent les bornes. Heureusement la plupart rentrent bien vite dans le rang… et si ce n’est pas le cas, on les y aide un peu. C’est normal.

La vie est un éternel rapport de force, c’est comme ça et pas autrement.

Shéhérazade eut soudain froid dans le dos, car le regard noir du président s’était fait soudain gris acier, rappelant à ceux qui auraient pu l’oublier, que pour en arriver à son poste envié, il fallait être un tueur…

- Il y a quelque chose qui me chiffonne fit la jolie jeune femme. Que pensez-vous justement de cette jeunesse des banlieues qui depuis des années se rebelle et semble ne pas vouloir rentrer dans votre tactique de recouvrement de l’opinion… ?

- Ah, vous voulez dire, ces sauvageons, ces enragés, cette… racaille !

- Oui, cette jeunesse qui vire à l’islamisme radical et au terrorisme…

Le jeune président paru soudain soucieux et son visage se durcit. Il serra les poings et dit :

- Les terroristes potentiels ne sont que quelques poignées déjà cernées par le ministère de l’intérieur. Il n’y a rien à craindre…

- M. le président veut dire qu’il n’y a rien à craindre des contestataires organisés, rétorqua P.D. Les milieux d’extrême gauche ou d’extrême droite, les religieux encadrés sont des institutions que nous contrôlons peu ou prou et dont nous savons tout. Malheureusement, une frange appelle sur fond de crise sociale et raciale au feu et à la violence tous azimuts.

- Vous vous rendez compte, tenta de plaisanter le Président, ils veulent notre peau, rien que ça !

- L’embêtant, repris P.D., c’est que leur discours et leur activisme gagnent en audience… Nous parlons, nous promettons, mais nous sommes absents d’un terrain où ils sont présents et agissants. Ils ont le vent en poupe. Alors que leurs aînés se prêtaient au jeu social, ils se revendiquent comme les enfants de Ben Laden…

- Une filiation pour le moins dangereuse, reprit Shéhérazade en baissant les yeux. Mais comment s’en étonner quand on a laissé pendant tant d’années tous ces gens en-dehors, qu’on a jamais voulu véritablement les intégrer !

- Pourquoi croyez-vous qu’on vous a nommé à ce poste, ricana sèchement le président, pour vos beaux yeux ? Pas uniquement, ma chère, vous êtes-là pour prouver qu’il est possible de s’intégrer justement !

- Espérons qu’il ne soit pas trop tard, rétorqua Shéhérazade avec un petit sourire amer et que je ne sois pas l’arbre qui cache la forêt !

- Balivernes ! gronda le président courroucé. Même quand on leur donne leur chance, ils la refusent ! Ils sont trop loin de notre modèle de société, de nos valeurs !

- Je me demande si Shéhérazade n’a pas raison, remarqua simplement P.D., il est peut-être déjà trop tard en effet. Nous avons en face de nous une génération de déçus. Ils ne croient plus à nos discours… depuis longtemps maintenant. Le repli identitaire et religieux est largement amorcé. Nous cherchons à infiltrer leurs rangs, mais c’est très difficile et je me demande parfois si ce ne sont pas eux qui vont bientôt nous infiltrer, conclut-il d’un air perplexe.

- Vous affabulez mon cher P.D, explosa le président au comble de l’énervement. Le terrorisme est unanimement condamné !

- En apparence, car quand on ne supprime pas les raisons objectives de ce terrorisme, on le renforce. Sous le cataplasme, la gangrène se développe et va bientôt pourrir tout le corps social ! A trop user de la diabolisation, elle se retourne contre nous. Les médias sont discrédités, on les sait corrompus et affiliés au pouvoir. Non, cette quatrime génération m’inquiète. Les plus durs sont intelligents, instruits… Certains ont appris dans nos hautes écoles, mais ça ne les empêche pas de nous haïr. À force de les délaisser, ils se sont retranchés dans leur communauté et ils se sont nourris des racines pourries d’une religion archaïque qui les pousse à se révolter et à se sacrifier !

- Laissez- moi rire, vous voulez que je vous dise mon cher P.D, vous êtes un défaitiste, un couard !

- Non, je suis réaliste, car sous couvert d’islamisme modéré, le fanatisme rôde, et gavé de frustration sociale, il ne va pas tarder à nous exploser à la figure !

- Tout cela est très juste, fit Shéhérazade d’un air étrangement absent…

- Mais ma chère, on dirait que ces jeunes bandits vous fascinent ! C’est vraiment qu’ils doivent être dangereux pour paraître si séduisants au regard de nos élites !

- Je crois plutôt, fit P.D., que leurs prédécesseurs ou leurs contemporains sont tombés si bas dans la compromission que leur nihilisme apparaît en effet pour nombre d’entre eux, notamment les plus jeunes, sous un jour séduisant. Là est le véritable danger…

- Veuillez m’excuser messieurs fit Shéhérazade d’un ton poli, mais je dois m’absenter quelques instants.

- Faites chère amie, faites…

Quand Shéhérazade sortit des toilettes, elle eut un temps d’arrêt. Elle jeta un œil par la petite fenêtre qui donnait dans la ruelle sombre puis s’arrêta un instant devant les deux sbires qui gardaient la porte pour farfouiller fébrilement dans son sac à main de luxe. Le président qui la surveillait discrètement n’en crut pas ses yeux quand il la vit brandir un Uzi qu’elle pointa sans hésitation sur les deux barbouzes qu’elle mitrailla immédiatement à bout portant.

- Shéhérazade ! s’étouffa le Président.

Pour toute réponse, la jeune orientale tourna son arme qu’elle tenait fermement à deux mains en direction de la table du président. Ses yeux verts en amande croisèrent une dernière fois ceux du chef de l’Etat. Ce dernier fut effrayé par la dureté et la fixité du regard de la douce jeune femme basanée… Sa dernière pensée reprit une des conclusion de son fidèle bras droit : “je me demande même si ce ne sont pas eux qui vont nous infiltrer…”. L’instant d’après, il s’affalait, la tête dans son assiette de dessert, son sang se mélangeant au jus si sucré des fraises.

- Crevez tous sales mécréants, Allah est grand !hurla Shéhérazade en continuant à tirer sans rémission. La timide journaliste, la frêle jeune femme avait été brusquement remplacée par une terroriste fanatique, qui l’œil fou et un pur rictus de haine aux lèvres, semait la mort avec joie et allégresse.

Les bijoux clinquants des rombières se répandirent sur le sol de marbre tout comme les vieilles peaux fripées hachées par les rafales…

P.D. agonisa quelques instants avec pour ultime consolation celle d’avoir vu si juste !

L’acteur ne jouerait plus et le chanteur ne chanterait plus, ce qui ne constituait pas en soi une grande perte pour le monde des arts. Les politiciens moururent avant d’avoir conclu leurs accords transversaux…

Quand la garde rapprochée qui stationnait à l’extérieur fit irruption dans l’établissement huppé, Shéhérazade retroussa sa belle robe pour actionner le détonateur de sa ceinture d’explosifs et, quand l’explosion retentit, elle souffla complètement l’un des endroits les plus discrets et les plus reconnus de l’establishment.