Balco Atlantico, miroir incandescent de l’âme

<i>Balco Atlantico</i>, miroir incandescent de l'âme

Il est des romans qui se jouent du hasard comme des rencontres impromptues : ils parviennent toujours à se retrouver sur le sommet de la pile, au centre de la table, dans la première chemise que l’on ouvrira au petit matin … Ils scintillent déjà de leur beauté et s’imposent. Celui-ci fait partie de cette lignée-là, ceux que l’on nomme incontournalbe, indispensable, entrant dans la toute petite famille des livres "utiles" pour le bien être de notre esprit …

Doit-on voir dans la spécialité de l’auteur – agrégé de philosophie et DEA d’ethnologie – une raison pour expliquer pourquoi il a su si bien nous emmener sur les terres minées du désir, du politique et de la violence mêlés ? Sans doute, au moins sait-il de quoi il veut parler, mais cela ne lui donne pas obligatoirement un style ni une idée ; au contraire, le moule universitaire a plutôt tendance à donner des écrits pesants, ampoulés, indigestes. Rien de tout cela, fort heureusement. Le roman part dans tous les sens comme un feu d’artifice savamment maîtrisé, intelligemment construit dans un jeu de miroirs entre le Maroc et la Corse, entre le présent et le passé, dans cette tourbe méditerranéenne qui voit pousser en ses maquis des hommes au caractère bien trempé …

Pour suivre les pensées de Théodore, professeur d’ethnologie qui vient de passer quelques temps en hôpital psychiatrique, victime d’excès de mémoire qui lui imposent de tout noter sur un petit carnet pour être bien certain qu’il a rencontré untel, dit cette phrase, et pas une autre, nous devons nous laisser porter par la narration au fil de l’eau, plonger dans ce récit qui zigzague comme un petit ruisseau de montagne. Car l’esprit de Théodore est un immense refuge où se pressent tous les souvenirs de l’homme qu’il aurait pu être, tous les souvenirs que d’autres hommes inconnus ont abandonnés, plus les délires des traîtres et des réprouvés ; et enfin, l’image d’une enfant à naître qui côtoie un fantôme dans une froide et splendide matinée d’automne … Les victimes revendicatives échangent quelques mots avec d’autres victimes silencieuses, des demeurées souriantes et des légionnaires transis d’amour ; et toujours cette petite fille qui pleure suite à un cauchemar qu’elle n’a jamais fait.

Pourtant, l’homme est un rêveur-né tiraillé entre ses désirs et sa mémoire ; ainsi le voilà pris au piège de sa mythologie qui lui empêche de s’ouvrir aux autres. Bercé par la nostalgie, il ne comprend pas le monde dans lequel il évolue, et il se laisse tenter par l’égide ambiguë de l’engagement politique dès lors qu’il prend le risque de la radicalité la plus extrême. Et en Corse, nous savons tous ce que cela veut dire.

C’est donc en toute logique que cet extraordinaire roman s’ouvre sur un assassinat, en plein jour, sur la place centrale d’un village de haute Corse : Stéphane Campana, jeune nationaliste ardent, plus connu pour ses qualités intellectuelles, est fauché de deux balles de fusil de chasse, tirées à bout portant. De ce qui aurait pu être un fait divers de plus, Jérôme Ferrari dépeint les travers des hommes qui finissent par dessiner des frontières invisibles là où il ne devrait y avoir que la joie de vivre ensemble. Mais la physionomie familière du monde se voit brutalement transformée par l’inimitié des hommes. On se hait soudainement sans savoir pourquoi, une idée, une idéologie, une origine qui ne colle pas avec le canon érigé en dogme depuis … depuis quand ?, justement devrait-on se dire, et de la réponse découlera toute l’absurdité de l’emprise.

Pour tenter de déceler l’once d’amour qui vibre en tout homme, le roman remonte le temps pour reconstituer le parcours de celui qui baigne dans son sang, et croiser son destin avec celui de deux jeunes gens, Khaled et Hayet, frère et sœur, Marocains de la région de Tanger, venus en Corse à la recherche d’un monde meilleur alors qu’ils savent très bien que les plus beaux soleils du monde sont à contempler, face à l’Océan, sur le Balco Atlantico …
Et lorsque les deux destins vont se croiser, cela se fera sous les pires auspices – ceux du racisme ordinaire dans une communauté que son insularité rend d’autant plus prompte à refuser d’entendre l’histoire d’une autre mémoire ou le récit d’une autre mythologie que la sienne …

Et Stéphane Campana va devenir fou. Lui qui été vénéré par la jeune Virginie depuis son plus jeune âge, et qui donnait l’impression de vouloir se laisser happer par l’amour et la passion absolue. Tous les deux épris d’un idéal impossible à atteindre, ils semblaient évoluer seuls, dans leur îlot d’amour : lui attendant que les années passent, elle qui, au nom de cet amour si pur, se laissait contempler dans une mise en scène de sa sainte nudité durant des heures entières jusqu’à épuisement de l’un et de l’autre …
Mais la violence sourde qui consume toute retenue, tout raisonnement et qui sait répandre le sel dans le sang des hommes pour les pousser toujours plus loin dans l’immonde, aura raison de lui. Et contrairement à l’un de ses chefs du mouvement clandestin, il n’aura pas apprit à supporter le pouvoir que lui conférait sa propre force, comme le sage qui supporte l’amertume de la vérité.
Il brûlera sa vanité sur l’autel du sacrifice, en vain …

"Qu’on puisse envisager avec enthousiasme de jeter un nouvel être humain dans le monde, c’est là quelque chose qui [le] dépasse totalement. En quoi serait-il louable d’extirper du néant un être qui n’a rien demandé, pour le faire devenir à coup sûr la proie des maladies, de la souffrance, du fisc et de la mort – en toute justice, d’ailleurs, si on pense que lui-même récompensera ses géniteurs de leurs soins en les envoyant pourrir dans une maison de retraite dès qu’ils seront devenus une charge pour lui ?"

Mais alors, quid de l’homme en sa nature ?

Jérôme Ferrari, Balco Atlantico, coll. "Domaine français", Actes Sud, février 2008, 186 p. – 18,00 €