La Passion maudite - Nouvelle

La Passion maudite - Nouvelle

Dans les hauteurs de l’Atlas, deux amants se livrent aux frasques d’un amour barbare, creusé dans le limon des appétits du corps. La chair expire et l’âme soupire, le plaisir a délivré les amants de leur enveloppe charnelle et le désir ruisselle et se hisse jusqu’au couplet final. Un français se glisse dans le ventre d’une femme indigène, les ligaments tendus vers un baiser d’extase. La jouissance est fulgurante, elle est venue trop tôt, mais elle a arraché les amants de la vanité de leur condition.

L’homme a repassé son onguent sur la peau mûre de sa maîtresse, une peau nourrie par un éternel ensoleillement et qui rayonne de sensualité. Il contemple encore le sexe de la Vénus, il savoure toujours la décrue de l’instant.

La jeune indigène sourit, le dos cambré par son plaisir de madone émancipée. Par la caresse de son amant, elle fut élevée au rang des courtisanes des colons français. Pour lui plaire davantage et exalter son nom, elle s’est soumise aux postures les plus inventives. Elle se dit qu’elle ne l’a pas déçu et que demain encore, il sollicitera sa dévotion. Elle est amoureuse, mais son bonheur ne durera pas. L’émissaire ailé de la Gaule va retrouver l’esprit et fuir. Le numéro d’acrobatie exécuté sur le sofa n’aura pas de spectateurs.

Sous le matelas des amants sont tapis des contingents de larves, réunies en assemblée plénière. Les larves sont dans les chaînes. Elles attendent que soit prononcé le mot qui mettra fin aux rumeurs des anciens temps.

Ceux sont les sédiments du colonialisme qui s’intercalent entre les deux amants. La colonisation a façonné ses tranchées dans l’inconscient collectif, et rien ne viendra combler la béance.

La vague du plaisir charnel va venir s’écraser sur les récifs de l’Histoire. Mais l’Histoire souveraine promulguera l’interdiction d’aller plus loin, dans le mélange des sangs.

Les larves attendent la becquée, muettes, elles ont déployé la gorge. Elles attendent que le séisme du lit mette un point définitif, au coït des amants dépareillés.

La jeune indigène contemple l’homme gaulois au faciès creusé. Les éphélides, qui parsèment son buste, le recouvrent d’un masque de fragilité. Cet homme éprouve de la honte, il a sacrifié à l’orgueil inflexible de sa race, pour se livrer aux affres de la passion. L’indigène est une cataracte dans l’œil d’un esthète.

Elle se réveille au matin, comme un astre endeuillé par le mépris des maîtres gaulois. Ce n’était qu’un rêve, un rêve d’amour impossible qui se fixe sur les rideaux en berne, de la chambre à coucher.

*

Aujourd’hui, Kahina, l’indigène, doit se rendre à un rendez-vous galant un peu inhabituel. C’est un jeune homme français, issu d’une famille française de grand cru, qui voudrait faire sa connaissance. Va-t-elle se laisser posséder comme un objet artisanal, vendu sur les marchés de banqueroute ?

Elle se demande si un amour fort était possible entre eux, aux antipodes des conventions.

Mais, sans doutes, les pérégrinations fantasmatiques du Gaulois s’achèveront-elles sans remous, dans la crémation des sentiments. Cette crémation, beaucoup d’indigènes l’attendent avec empressement. Leurs applaudissements ne tarderont pas à se faire entendre.

Il est dix-huit heures enfin, et les deux amants vont bientôt se retrouver. Kahina est arrivée sur le lieu du rendez-vous, avec un peu d’avance.

La foule est dense, les visages bourgeonnent, portés par mille cris d’espoir qui retombent de là, en soupirs de lassitude. Kahina hésite et s’éloigne. La fête bat son plein, mais le coffret émotionnel, de la jeune fille, est hermétique à ses résonances. Elle éprouve une mélancolie en décalage avec la joie ambiante.

Kahina est pleine d’appréhension. Le jeune homme Français lui a donné rendez-vous dans un café connu, mais elle ne voit que des corps bruns qui se pressent dans l’espace. Sans doute, il ne viendra pas.

Sur la terrasse d’un café, face à la mer qui ourdit ses complots contre la tiédeur de la terre, elle a décidé d’attendre en sirotant un café.

Kahina a tourné son regard vers un homme qui vient d’entrer. Il s’est assis à deux tables d’elle, un pantalon noir, une chemise blanche, les yeux rivés sur les gros titres d’un journal qui se trouvait là avant lui. On dirait qu’il vient d’une autre terre. Ses ongles, bien taillés, ont une apparence aristocratique, on a l’impression qu’ils jouent un rôle. Monsieur a le visage bruni par le soleil, mais dans le creux des rides qui parsèment son front, se répand la teinte blanche du macchabée. La jeune fille a tourné le cadran de l’horloge, qui continue de battre dans son cerveau. . Dans sa tête, des images se nouent, des souvenirs se recomposent, un passé resurgit.

Les visages des hommes qui jaillissent de l’ombre d’une armée lancée au pas de course pour mater la révolte de ses frères et cousins berbères, bondissent sur sa mémoire. L’homme qui est sous yeux ressemble à l’un d’eux, il ressemble à l’un de ses soldats français qui massacrèrent sa famille et violèrent sa mère et sa grande sœur. Il ressemble à l’un de ses soldats qui pendirent son père et son frère pour donner l’exemple.

La barbarie des colonisateurs a détruit son être, elle a souillé à jamais son âme. Irait-elle alors se jeter dans les bras de l’un de leurs descendants ? Pourrait-elle déguiser sa haine sous la toison d’un amour instrumentalisé pour une vengeance ? Ou espérait-elle une renaissance où les démons du passé, le désir et la soif de vengeance céderaient la place à une aventure amoureuse ? Peut-on aimer son bourreau ? Mais en quoi Jacques serait-il responsable dans ce drame ? N’est-il pas lui-même farouchement opposé à ces violences dont furent victimes les algériens ? Toutes ces questions taraudaient l’esprit de Kahina. Elle s’échinait à trouver les réponses, même si elle était consciente que son destin ne se libérera jamais de ce cruel dilemme. Condamnée à attendre, elle ne pouvait rien faire d’autre.

Subitement, Kahina s’est levée. Le klaxon d’une automobile en quête d’une place de stationnement, l’a ramenée à la chaleur du temps présent. Elle a marché lentement vers les bars qui jouxtent la place municipale.

Jacques ne devrait plus tarder maintenant. Il est l’heure du rendez-vous.

Kahina sent déjà sa présence, au milieu des têtes arabes, disposées en gradins. Peut-être qu’elle se trompe. Peut-être a-t-il renoncé à l’appel d’un plaisir indécent.

Il n’en est rien. Jacques est là, il avance avec assurance, en direction de la jeune courtisane. Elle ne le voit pas encore. Elle éprouve pourtant l’attraction du corps de l’homme gaulois, qui se fait de plus en plus prégnante. Lui n’a pas cherché à dissimuler son visage derrière un loup de vagabond ou une grimace d’ivrogne. Il semble disposé à assouvir son désir, au-delà des codes que lui imposent sa naissance.

Kahina est immobile, l’angoisse la maintient au ras du sol, et son regard se voile. Elle ne parvient plus à rassembler ses esprits.

La Vénus indigène pénètre au cœur de la foule. Elle voit des expressions charnelles qui racontent chacune des histoires, troubles et joyeuses à la fois. Les traits s’assemblent en des triangles réguliers qui pointent vers le sol et dont la base plane s’inscrit dans les regards, rivés sur l’infini. Elle doit retrouver celui qui n’a pas de nom, celui qui n’a pas d’âme peut-être, et dont le cœur, brasier, épouse, de ses lèvres fines, le plongeon du désir.

Il ne ressemble à personne, sa figure est plus singulière que le caprice des flots. Sans forme pourtant, elle imite les vibrations du sentiment. Elle l’imite seulement se dit Kahina. Car si nous tendions l’oreille à ses murmures, des plaintes atroces nous prendraient à la gorge.

À force de marcher, l’un vers l’autre, à l’aveugle, les deux amants se sont retrouvés.

Il est là, la pression des ténèbres et la silhouette courbée dans l’élégance d’un noir destin. Autour de lui l’air se raréfie, car la foule se fait encore plus dense. Kahina respire avec difficulté. C’est lui qui l’a reconnue dans le brouillard des âmes. Il la fait venir à lui d’un geste, et déjà, elle a forcé le pas. Il n’a que quelques mots à lui communiquer :

- Suis-moi, je vais te libérer de ce mal qui te ronge.

Kahina ne répond pas. Jacques poursuit sur le même ton insistant.

- Pourquoi trembles-tu ? Je ne te veux pas de mal.

Ces paroles, Jacques les a préparées depuis longtemps déjà. Et elles arrivent aux oreilles de Kahina comme le couplet d’un verset maléfique.

- Je t’aime Kahina. Ton corps est gorgé du nectar auquel je m’abreuve.

- Mon cœur me fait mal, a-t-elle répondu.

Kahina s’est approchée de Jacques pour amorcer un geste de tendresse.

Et puis elle a fui, effrayée. Elle court de toutes ses forces, mais ses jambes s’enfoncent lentement dans le sol boueux. Elle est perdue dans les galeries forestières de son cerveau, qui débouchent les unes après les autres, sur le même océan. Et toujours l’attraction de cet homme, qui la poursuit sans relâche. Elle se colle à la moindre de ses pensées, jusqu’à infester son souffle écorché par l’effort. Kahina est projetée sur un buste imberbe, d’une douceur écœurante. En elle il n’y a plus d’espace pour choisir d’être libre ou d’appartenir pour toujours aux gorges du Néant. Elle a livré son corps aux hurlements des oiseaux de proies. Son âme, recroquevillée dans les plis de sa robe, contemple impuissante le spectacle affligeant.

- Pourquoi Kahina, pourquoi t’es-tu jetée sur le cœur du bourreau ? Lui sermonne une voix qui semble venir d’ailleurs.

- Pourquoi t’entêtes-tu à désirer l’homme blanc, le fils des grands colonisateurs qui ont piétiné ton âme et chassé ta famille de la vie ?

- Pourquoi t’es-tu laissée posséder par ses mains, par son sexe, avides d’odeurs fortes et de mouvements sauvages ?

- Pourquoi t’es-tu laissée abuser par un traître qui a fait de toi son esclave animale ?

*

Demain matin, une vapeur blanche, armée de fraîcheur, arrachera Kahina à ses tourments. Elle regardera sa face dans le miroir et s’apercevra avec soulagement, qu’elle existe encore.

Deux jours ont passé, depuis ce rendez-vous fantasque. Kahina repense sans arrêt au jeune homme qui, sans doute, l’a prise pour une idiote. Il aura vite fait de l’oublier et d’ailleurs, il n’a pas même formulé le désir de la revoir. A moins que l’engouement de cette soirée de fête, les crânes boursouflés, n’aient embrouillé l’esprit de l’indigène.

Kahina a fouillé dans son sac, elle a posé les doigts sur un papier chiffonné, l’adresse de Jacques, les prémisses d’une histoire passionnelle. Jacques lui a bel et bien délivré son adresse, il va certainement se rendre disponible aux jérémiades du désir. Kahina se sent revivre soudain. Elle a conquis l’intérêt d’un descendant des hauts dignitaires de la Gaule.

Elle existe Kahina, et son univers va bientôt se confondre avec les rendez-vous quotidiens fixés par Jacques.

Le dimanche, elle est partie le voir. Dans un gémissement de bonheur, il l’a emmené en ville, en fin d’après-midi.

Quelque chose se passe, qui défie la raison. Kahina n’est plus capable de penser, les chiffres se mélangent dans sa tête, et se distribuent par paires, en équations étranges. Elle est en retard sur la trame de son histoire. Ils vont se revoir aujourd’hui encore et leur relation va s’inscrire, comme un grumeau, sur les rides du temps.

Kahina espère et craint en même temps le déploiement de leur idylle.

Les deux amants se sont retrouvés dans un café peu exposé, un couloir étroit d’une ruelle . Ils ont bu quelques verres de bière pour estomper leurs réticences.

Enfin, Kahina a rejoint l’appartement de Jacques. Dans l’obscurité de la chambre à coucher, leurs deux corps sont unis sur le drap blanc. On dirait qu’ils s’aiment, ils se connaissent depuis toujours et leurs âmes attendaient l’occasion. Tout se passe comme si la pression du désir était insurmontable. Le bourreau déguste sa proie, Kahina disparaît sous la densité du corps de l’homme. Elle se nourrit de la force pure, elle se soumet, elle engrange. Elle devient le maître du désir, elle exerce sa volonté dans une puissance qui ne transparaît pas et puis, elle succombe. La fatigue traverse ses membres, elle dilate ses vaisseaux et la soumet à une jouissance de renoncement qu’elle ne veut pas.

Il est tard. L’insomnie a déployé son labyrinthe, des couloirs compliqués aux issues incertaines. Le Minotaure veille dans un lieu secret et les souvenirs se mêlent à la tension du corps.

Kahina s’est jetée hors du lit, pour échapper à l’emprise de Jacques, cesser de lui appartenir. Mais le bras du jeune homme déjà la cherche dans l’obscurité. Il tâte le vide matériel qui se fait dense et s’inquiète de l’absence du corps à ses côtés. Kahina avance en direction de la porte, et lui, il sait déjà que ses jambes ne la porteront pas jusqu’à l’air libre. Elles chercheront la défaillance.

La jeune fille a trébuché sur un coussin ennemi posté sur sa route. Elle retombe à genoux, vaincue par l’adversité qui s’infiltre jusque dans la carpette. Jacques a allumé la lampe de chevet, une lumière forte qui trahit le désir de fuite de Kahina. Le maton veille sur son amour, il connaît ses désirs et se nourrit de ses craintes.

- Reviens te coucher !

Le ton est sans appel. Bienveillant, il interdit la fuite. Mieux vaut se résigner au joug d’un amour oppressant.

*

Jacques et Kahina ont décidé d’abriter leur amour dans un lieu plus discret, un lieu béni qui concèdera, à leurs corps, davantage de latitude. Ils se retrouvent deux fois par semaine, dans une petite cabane, location saisonnière d’un brocanteur à la retraite. Leurs accouplements hâtifs donnent lieu à un plaisir intense, mais désormais insuffisant.

À force de soumettre le temps à leur insatisfaction, les amants ont provoqué la foudre du temps des ruisseaux. Les jours et les semaines ont décidé de leur union définitive.

Nul ne sait leur emploi du temps ni l’emphase de leur plaisir. Ils vivent, côte à côte, à l’abri des quolibets, au milieu d’un terrain qui s’enivre d’espace.

Leur amour est de plus en plus fort. Cet amour est un prisme, il déforme la réalité, il a élargi le trou qui flottait au sommet de sa sphère. Les jours s’enchaînent et se vident de leur soupe primitive. Ils sont semblables à des cadres sans fond. Il faut leur inventer un support, à force d’habitudes, les mêmes gestes répétés sans conviction.

Jacques redouble de tendresse et d’attentions, pourtant. Il veut égayer le vide sidéral, en y disposant, de ci de-là, des bouffées d’atmosphère. Il a vidé la jarre du souvenir pour soulager Kahina. Le souvenir est un monde composé d’hommes inégaux. L’eau est encore profonde mais trop limpide pour féconder la vie.

Il a disposé, en cercle, des pierres coupantes, qui vont trancher la chair du fantasme. Il a taillé dans les chairs des plaies microscopiques, par où s’écoule le sang des pensées impures, les derniers relents de la colonisation.

Cela fait plusieurs semaines qu’ils habitent ensemble. Il semble que la vie ait repris son cours, les deux amants s’adonnent avec entrain à leurs activités quotidiennes. Allongés sur l’herbe, près d’un filet d’eau claire, leur contribution à la fluidité de la nature qui coule est parfaite. L’homme aux multiples tourments s’épanouit dans la croissance frondeuse des plantes. Jacques s’inquiète pourtant et son épiderme rougit à intervalles réguliers. Quelque chose échappe à leurs enlacements, un surplus métaphysique, dans sa romance inclassable, il devient gênant. Mais rien n’est insurmontable pour les deux amants. Leurs corps s’étreignent au-dessus du vide, jusqu’à humilier le fantôme de l’Histoire qui n’effraie plus les consciences assoupies, au matin du temps.

Jacques a perdu la trace de Kahina un matin, son corps percé d’indifférence s’était enfui. Désormais, elle veut respirer loin de l’étouffoir en s’arrachant aux étreintes de son amant.

Jacques s’est aperçu qu’il avait été son jouet, il existait comme une caresse, quelques baisers humides, une engeance devant le corps de la femme qui se métamorphose. L’insecte géant s’est muni d’une carapace, Kahina a protégé son cœur en durcissant sa chair. Elle est devenue animal spirituel. Elle a inversé les sensations, en posant sur sa face un miroir sans tain, il renvoyait à Jacques sa propre image. Elle a inversé la domination en posant sur sa face un rictus de mépris. C’est elle, à présent, qui piétine l’âme de l’homme gaulois aux pensées fragiles.