Un train nommé Amour - Nouvelle

Un train nommé Amour - Nouvelle

Avril 1998. Un train... Un train qui roule entre plaines et montagnes quelque part en Algérie.

Le train roulait depuis 40 minutes, environ, lorsqu’elle entra dans le compartiment en me demandant si elle pouvait s’y installer également. La question avait de quoi surprendre, puisque j’étais le seul occupant du lieu, mais je mis cela sur le compte d’une personne qui, par complaisance ou pour une toute autre raison qui m’échappait, s’enquérait de connaître l’avis éventuel d’autrui. Plongé dans la lecture de "L’Alchimiste " de Paulo Coello, j’avais répondu par l’affirmative à cette élégante jeune femme et, l’instant suivant, je repiquais du nez dans mon bouquin oubliant déjà cet incident qui, en fait, n’en était pas un.

- Le " Prophète " de Khalil Gibran, l’avez-vous lu ? Personnellement, ce fut le livre qui me passionna le plus. Dans ce livre, les simples mortels adulaient un Prophète d’une manière peu commune... Gibran a exploré à travers les lignes de son récit les thèmes les plus chers à la nature humaine : amour, amitié, mort, désir, femmes… Je trouve qu’une telle entreprise serait impossible pour un auteur de cette époque désastreuse. Le monde d’aujourd’hui est entièrement déstructuré. Mais, les gens attendent toujours de la littérature un sens à leur vie. Si un écrivain tenait d’entreprendre le même projet que Gibran, à savoir résumer l’aventure humaine dans un seul récit, il serait immanquablement traité d’excentrique... Au fait, vous n’avez pas encore répondu à ma question : " Avez-vous lu le Prophète de Khalil Gibran ? "

Mon regard marron décrocha des pages blanches du roman pour se diriger vers le regard de celle qui venait de m’interrompre de ma lecture d’une manière fort inopportune ; qui m’avait posé tout à trac deux fois la même question à laquelle il m’importait peu de donner suite et qui, de surcroît, avait agit avec une insupportable et détestable désinvolture - comportement qui avait l’art de mettre mes nerfs en pelote et j’allais illico lui répondre vertement lorsque je me rendis compte que l’importune avait, elle aussi, un regard marron. Le sien, en revanche, me semblait briller d’une amusante curiosité tout en me dévisageant avec une tranquille et naturelle assurance. Décontenancé. Oui, alors que je voulais tirer à boulets rouges sur " l’intruse ", je me retrouvais complètement décontenancé et idiot face à cette jeune femme qui, loin de me narguer, m’avait, somme toute, interrogé sur un sujet qui était loin de me déplaire : la littérature.

- Lorsque je me suis installée en face de vous, vous avez relevé votre livre d’un geste vif comme s’il s’agissait d’un éventail ou peut-être en un geste inconscient d’autodéfense... Dès lors, je ne pouvais rater le titre et l’auteur... Mais peu m’importe à présent de connaître la réponse à ma question. Je suis d’un naturel très extravertie et j’ai l’art d’accoster puis d’importuner des personnes que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Excusez-moi donc Monsieur..., Monsieur... ?

- Lârbi... Mohamed Lârbi... Puis-je me permettre à mon tour de vous demander...

- Mon Dieu, mon Dieu ! Arrêtons vite ces mondanités inutiles, voyons ! Je déteste mon prénom depuis mes premiers balbutiements. C’est peu dire ! Il s’agit en fait d’un prénom que trouve ridicule et désormais si désuet... : " Khdaoudj !... " Cela dit, pour mes amis et mes proches c’est et ce sera toujours : " Djidji !

Mon étrange interlocutrice s’exprimait avec une voix rauque tintée d’un accent indéfinissable - kabyle ? Avait-elle trente-cinq ans ? A mon sens, non. Ses cheveux blonds cendrés encadraient un visage qui avait les traits d’une petite-fille. Un nez légèrement retroussé, des joues rondes, des dents d’un blanc immaculé - et une espèce de joie de vivre émanant de toute sa personne. Avec son ensemble veste et pantalon bleu pâle, en velours côtelé, un pull col roulé marine, des mains longues et minces, Djidji avait tout de la jeune femme algérienne soi-disant émancipée et sûre d’elle-même, qui devait partager son temps libre entre le shopping et les salons de coiffure branchés. Évidemment je me trompais. Et je me trompais même lourdement.

*

J’avais posé mon bouquin sur la tablette tandis que Djidji continuait à parler de tout et de rien, sautant d’un sujet anodin à un autre plus complexe et ce, d’une manière surprenante, et n’attendait même pas une quelconque approbation ou répartie de ma part. C’était comme si je n’existais pas. Ou si peu...

- ... J’ai vécu - dans un endroit perdu et cependant splendide aux Etats-Unis - au sein d’une communauté dans laquelle nous vivions un ascétisme simple et partagé. L’autonomie et l’harmonie totale entre les membres étaient à la base de ce mouvement de...

- Une sorte de secte en quelque sorte ! avais-je immédiatement lancé afin de lui montrer probablement que je n’étais pas uniquement là pour entendre ses commentaires mais que, doué de la parole tout comme elle l’était aussi, je pouvais également mettre mon grain de sel dans ses espèces de soliloques...

- Vous faites fausse route Mohamed ! Absolument. Avez-vous déjà été aux États-Unis ? Non ? Je m’en doutais... Dans ce grand pays, on rencontre ce qui nous semblerait impossible à rencontrer, ici, dans notre Algérie rongée par la pensée unique. L’extravagance la plus folle, la plus libertaire dans les relations humaines, côtoie des communautés " religieuses " d’un autre âge. D’une autre époque. De par ma formation d’infirmière obstétricienne, ajouté à l’acquis d’avoir testé une multitude d’emplois forts différents pratiqués selon les moments et les lieux où je me trouvais, je pus régulièrement me rendre utile en soignant les petits et les grands bobos de cette " collectivité ". Souvent, par ailleurs, j’étais aussi présente lors des accouchements qui se déroulaient - pour les futures mamans qui le désiraient - dans la grande piscine construite de A à Z par les membres indigènes ou par celles et ceux qui venaient des quatre coins du monde... Ce fut une expérience très enrichissante pour moi... Une aubaine qui me permit de souffler un peu... Nous menions tous une vie saine et pas question de coucher les uns avec les autres tels de vulgaires coyotes en rut ! Au contraire. L’ordre était strict et tolérant néanmoins... Un juste milieu en somme. De toute manière, je n’aurais jamais accepté ni concédé à ouvrir mon corps pour qu’il serve de réceptacle à ces affreux membres turgescents qui se croient constamment en terrain conquis... N’allez pas croire pour autant que je sois une adepte des amours saphiques... Ou une Sainte Nitouche ! Encore que... Mais..., mais vous-même, Mohamed..., Êtes vous marié ? Manifestement, je suis une invétérée pipelette et ma curiosité n’est pas le moindre de mes défauts !

J’en suis hélas à mon quatrième divorce, Djidji... J’ai besoin maintenant de faire le point sur ces liaisons qui, sans être de véritables échecs, n’en demeurent pas moins comme des plaies ouvertes qui sont là, en moi, et dans les regards parfois réprobateurs de mes trois enfants. Merounae, huit ans, Samy, dix ans, et Amel, seize ans... " Mon métier ? " Dans mon enfance, je rêvais de monter sur les planches. D’être comédien ! A quatorze ans, je déclamais des tirades entières de Molière et de Racine. Oui, précoce et doué... Et puis mon père décida qu’il pourrait mener ses affaires avec plus d’efficacité si la famille quittait la kabylie. Cette décision bouleversa mon existence. Je pensais naïvement que j’aurais plus d’opportunités dans la capitale. Mes aspirations et mes espoirs restèrent au point mort... La vie décide souvent à notre place, Djidji... Je travaille aujourd’hui dans le secteur bancaire et mes rêves d’enfance sont restés sur une voie de garage... N’est-ce pas en définitive le lot banal de nombreuses personnes ?

- Je ne sais pas... Oui, Mohamed, vous avez sans doute raison... Je pense cependant que tous les enfants ne forment pas des rêves comme les vôtres. Certains ne quittent jamais le quai immonde de leur quartier alors que d’autres se hissent au-dessus de la mêlée. Mais je m’en vais retirer ma veste car je dois absolument m’éclipser pour me rendre " au petit endroit ! " Au passage, voulez-vous que je vous rapporte une boisson du wagon-restaurant ? " Un café noir, sans sucre et sans lait ? Eh bien, c’est comme si vous l’aviez déjà !

*

Je profitai de l’absence momentanée de Djidji pour me dégourdir les jambes en parcourant les couloirs de plusieurs voitures. J’avais un besoin impératif de " prendre l’air... " Étrange fille. Étrange femme. Étrange rencontre... D’habitude, sur cette ligne, et sur la plupart des trains algériens, en cette période, il était assez rare qu’un compartiment soit aussi peu occupé. Une bizarrerie de plus... En outre, j’avais le sentiment que je n’étais pas au bout de mes surprises et que Djidji allait continuer sur sa lancée. En manque vraisemblablement de confident, elle avait trouvé en moi la personne idéale qui pouvait prêter une certaine attention à ses propos sans, pour autant, lui poser des questions par trop dérangeantes. Le front appuyé contre la vitre, je n’eus pas le loisir de me creuser les méninges plus avant car le paysage campagnard céda brusquement la place à une toile de fond trouble et noire : nous étions entrés dans un long tunnel et j’en profitai pour regagner ma place.

Un café fumant était posé sur la tablette. Djidji, elle, brillait par son absence...

Au bout d’une demi-heure, j’en vins à me dire que je ne reverrais plus " mon interlocutrice " et cette possibilité me contraria d’une manière singulière. Djidji avait du charme et un bagou indéniables qui, au fil de ses causeries, avaient soulevé en moi une délicieuse vague d’empathie. D’où mon impatience et ma déception patente de rester en rade avec, pour unique consolation, un café noir qui ne me disait plus rien.

- Je vous ai délaissé, n’est-il pas vrai que c’est à cela que vous pensiez ? Et pire peut-être : vous étiez à vous demander si je ne vous avais pas... disons... : abandonné ?!

Djidji avait refermé la porte coulissante du comportement et tandis qu’elle reprenait sa place en croisant et décroisant les jambes trois fois de suite, elle se pencha vers la tablette et sur un ton très coquin elle exprima sa surprise : - Mohamed ! Vous n’avez pas touché à votre café !

- Je vous attendais, Djidji... Avais-je aussitôt rétorqué avec une légère pointe d’agacement dans la voix.

- Je n’en crois pas un mot ! Ou plutôt si, Mohamed, je vous crois... Vous m’attendiez certainement mais je suis persuadée qu’un doute agaçant vous a assaillit pendant mon absence et ce doute était le suivant : " Va-t-elle revenir, oui ou non ? Et je vous comprends très bien car je pense qu’à votre place je n’aurais pas du tout apprécié d’être traité de la sorte... A tout vous dire... Et puis, non, qu’importe après tout..., me revoilà avec vous et laissons vite de côté " ce petit mystère...

- Vous n’avez pas à vous justifier. Surtout pas ! Je peux même vous confier - à mon tour ! -que cette courte pause m’a donné le loisir de remettre de l’ordre dans mes souvenirs... J’ai effectivement lu le " Prophète " de Gibran. Notez-bien, cela fait déjà un certain temps et depuis lors je n’ai plus rouvert ce bouquin - intéressant à plus d’un titre selon ce que j’en ai retenu. Une démarche littéraire mûrement réfléchie, qui interpelle incontestablement la conscience d’un quelconque lecteur. Je crois que grâce à ce livre, j’ai bien compris que n’est pas un acte innocent, ni banal, que de croire à la vie et à la destinée.... Le symbole fort

de " l’adieu " que le prophète adresse à ses disciples est hautement significatif. Pour un écrivain de la trempe de Gibran, voilà une façon de responsabiliser l’humanité vis-à-vis de son destin qui ne pouvait qu’impressionner le lecteur ! Personnellement, je vois en cet adieu comme un ultime cadeau d’amour pour et contre la liberté ? Qu’en pensez-vous Djidji ?

- Je partage entièrement votre opinion Mohamed. Cependant, en ce moment - alors que nous ne sommes pas près d’arriver à notre destination – c’est le récit douloureux de ma vie que j’ai envie de vous livrer. Je ne sais guère pourquoi je sens cette impérieuse envie de me rapprocher de vous ! C’est comme si je vous connaissais déjà ou comme si quelque chose de transcendantale nous ramener l’un à l’autre. Mohamed, n’es-tu pas un tourbillon qui veut m’emporter ? Mais, comprends-moi, si je commence à me déchirer le cœur avec une telle force. Avec une telle rage. Avec une telle spontanéité... C’est parce que, c’est parce que... Le dégoût, oui, c’est le dégoût de moi-même qui fait que je me livre et me dévoile de la sorte... Et puis, Mohamed, il y a les innombrables blessures liées à la souffrance... Ah oui ! Les souffrances endurées pendant la petite enfance. Puis celles qui suivent. Qui s’aggravent... Qui s’amplifient davantage car l’adolescence est là : visible et sensible dans le reflet de mon miroir et dans le regard doucereux du père - de mon père ! - qui ahane sur mon corps frêle dès mes sept ans et qui continue ! Continue ! Continue ! : " Lui, mon père ! " Et puis son frère cadet, lorsqu’il loge à la maison... Oui, ils s’y mettent à deux, Mohamed, " ces géants de mâles " qui m’horrifient... Ces lâches. Ces misérables. Ces vicieux pour lesquels je ne suis qu’une poupée silencieuse qui se doit d’assouvir leurs sales fantasmes. Leurs cochonneries qui me font vomir au sens propre comme au sens figuré !...

- Et ma mère ? ", Dites-vous. Elle se tait, ma mère ! Elle se tait ou elle pleure dans ses mouchoirs de soie bordés de dentelle, pendant que, de mon côté, je sanglote en vain dans mes pauvres draps les nuits de ne peut pas ignorer ce qui se déroule sous son propre toit. Pas plus que le personnel et l’entourage et les voisins ! Dans ce cauchemar... Dans un quartier d’Alger, tout se sait toujours ! Le moindre ragot ou la moindre rumeur se propage comme une traînée de poudre. Dans un village, un simple feu prend directement les proportions d’un incendie gigantesque ! Or, à Alger, pas de vagues... Rien. A croire que dans les autres ménages, se reproduisaient également les mêmes sévices - et c’est effectivement à cette abominable et abjecte conclusion que j’en arriverai des années plus tard...

... Et tout ceci ne se déroula pas dans une famille " de pauvres gens ". C’est tout le contraire Mohamed ! J’ai un nom qui résonne ; mais oui ! Un nom d’une grande famille respectable, richissime et tout ce que tu veux ! Vingt pièces, trois garages, une dépendance pour les concierges et un parc tout autour : ma demeure ! Notre " Château " disait " papa chéri... ". Servantes, cuisinier et jardinier... On ne se mouchait pas du pied chez nous ! Père avait hérité d’une entreprise florissante de Bijouterie. Il fit un beau mariage avec tout le tralala de circonstance et la suite fut ma naissance puis celle de mon frère - huit ans plus tard. Une grossesse qui tenait du miracle. Le jour de mes quinze ans, père me fit venir dans son grand bureau tapissé de lambris vieil or. Il fut bref et cassant. Il m’ordonna d’oublier. De tout oublier. Et de tenir ma langue jusqu’à ma mort. Puis il ouvrit un tiroir de son secrétaire, en retira un écrin allongé grenat et me l’offrit en souriant. C’était une très belle montre. Je l’ai embrassé alors. Avec la même chaleur que j’aurais embrassé un morceau de bois mort. Il ne revint jamais plus à la charge - pas plus que son abominable frère. Comprendra qui pourra !...

Lorsque j’eus enfin mon diplôme d’infirmière obstétricienne en poche, je n’avais pas demandé mon reste. Oh, non ! J’avais aussitôt quitté le pays pour travailler d’arrache-pied avec diverses organisations humanitaires. Tout le monde me prenait pour une personne courageuse, volontaire et pleine d’allant. Ce n’était qu’une triste façade. Une nuit de grande déprime, j’avais avalé une grosse poignée de tranquillisants. Et j’en fus quitte pour un méga lavage d’estomac ! Comme bon nombre de candidates au suicide, je m’étais loupée par manque de préparation. Un comble pour une infirmière de ma trempe ! J’avais recommencé alors que j’étais en mission en Afrique sub-saharienne. Un matin, je m’étais enfermée dans une pièce attenante à l’infirmerie. J’avais trouvé une arme avec une facilité déconcertante - on les ramassait à la pelle dans cette contrée en continuelle ébullition. Assise sur un tabouret, j’avais bloqué le fusil automatique entre mes jambes et mes genoux serrés, avec le bout du canon appuyé sous mon menton. Puis j’avais pressé la détente mais celle-ci était plus dure, plus résistante que je ne l’escomptais. J’avais eu un moment d’hésitation. De flottement. Il me sauva la vie... La porte s’ouvrit brusquement et le médecin responsable du dispensaire m’avait arraché l’arme des mains. Il m’avait prise, ensuite, dans ses bras généreux et comme une gamine prise en faute, j’avais crié et hurlé pendant cinq ou dix minutes - pour pleurer après de tout mon saoul sur l’épaule de cet homme qui devait avoir l’âge de mon père. " Voilà... A quoi tient la vie Mohamed, oui, à quoi donc ?...

- Elle tient à un fil ténu Djidji... A ce laps de temps fugitif où vous aviez été indécise.., ajouté au fait que n’aviez pas imaginé qu’il faudrait presser la détente de l’arme avec plus de fermeté... Mais dites-moi, vous n’avez jamais essayé de suivre un traitement dans le genre psychothérapie ? Je suis loin d’être un inconditionnel ou un adepte de ce genre de traitements. Cela dit, je crois néanmoins que dans certains cas leur utilité à été reconnue. Il paraît, d’autre part, que la parole dite arrive à délier les nœuds tourmentés de l’âme...

- Comme vous, Mohamed, je n’aime guère les " fouilleurs d’âmes ". Toutefois, une amie qui ignorait tout de mon sinistre passé - mais il ne fallait pas être grand clerc pour remarquer que je n’en menais pas large -, m’avait suggéré d’aller voir un psychiatre. J’avais suivi son conseil et sauté le pas sans grande conviction. Pendant près de six mois je m’étais allongée sur le canapé en cuir noir d’un excellent praticien parisien. Les résultats furent nuls. Décevants. Et pour cause : je n’arrivais pas à m’exprimer. Traduire par des vocables précis et obscènes ce que j’avais connu était tout simplement au-dessus de mes forces. C’était du temps perdu et de l’argent gaspillé. J’ai donc arrêté les frais. En dehors de mes activités, je sortais fort peu. Ou bien avec des personnes plus âgées que moi. Il m’est arrivé de flirter et puis de laisser filer une main d’homme sous mon chemisier. Jamais au-delà. Jamais ! Mis à part mes études et mon boulot ensuite, rien d’autre ne comptait. Je restais en déficit de tendresse, Mohamed. J’avais un trop-plein de haine et de détresse pour pouvoir oublier comme me l’avait ordonné mon père. Ma chair était marquée pour toujours des humiliations subies ; sans compter ce dégoût nauséeux que j’évoquais il y a un instant encore. On n’efface pas ces traces-là. On peut les atténuer. Oui, on peut juste les atténuer... Et cela, c’est déjà beaucoup ; c’est énorme !

...Toujours est-il que la vie nous réserve quelquefois des surprises assez réjouissantes. Il y a une heure, ou moins d’une heure, qui aurait pu croire que j’allais me confier à vous de cette façon ? Savez-vous, Mohamed, que c’est la première fois, oui, la toute première fois que je déverse ainsi tout ce trop-plein de miasmes putrides et répugnants ?! J’en resterais presque sans voix - si je puis dire - tant j’en suis la première stupéfaite !

Djidji faisait glisser une petite chevalière en or blanc tout au long de l’annulaire de sa main droite. Son regard marron me dévisageait comme depuis le début de notre conversation. Il était embué de larmes - le mien ne l’était pas moins. Un peu de rouge colorait ses joues tandis que son nez retroussé lui conférait cet air ingénu et piquant de petite fille. Pourtant, sur le ton assuré d’une jeune femme qui sait se reprendre en main lorsque tel est son désir (ou sa volonté ?), elle me demanda :

- La chevalière que vous observez du coin de l’œil et qui semble vous intriguer, voulez-vous en connaître " l’histoire " - le pourquoi et le comment ?

Décidément, et comme je l’avais pressenti, les coups de théâtres semblaient ses " péchés mignons ! " Le train passa alors sous un nouveau tunnel. A la sortie, des montagnes émaillaient le lointain horizon. Le soleil fit son apparition et chassa peu à peu quelques nuages attardés ou perdus dans l’immensité du ciel. Djidji tira pour moitié les tentures beiges afin que l’astre du jour ne l’éblouisse plus. Une douce pénombre s’installa dans le compartiment. Malgré, ou à cause de tout ce que je venais d’entendre (j’en avais des crampes à l’estomac), j’étais ravi de cette rencontre et de la tournure que prenaient les événements...

*

- Frédéric fut - pour employer un lieu commun - ma première bouée de sauvetage... Et vous, Mohamed, vous êtes ma deuxième bouée de sauvetage ! Que diriez-vous si, en regard de cela, nous passions du vouvoiement au tutoiement ? Nous sommes devenus si proches à présent que je risquerais d’être mécontente si " tu me refusais cette familiarité ! ", enchaîna Djidji en sachant par avance, je suppose, ce que j’allais répondre.

- Je crois, en effet, que le " tu " nous rapprochera davantage encore puisque désormais... ", mais je n’eus pas le temps d’achever ma phrase qu’elle me coupait déjà la parole !...

- Puisque j’ai décidé de te dévoiler une autre facette de ma vie et que toi - pour reprendre une expression qu’employait mon cher professeur de Français - : " Tu es déjà tout ouïe ! " Eh bien, Mohamed, sans plus tarder, la suite... la voilà !

C’était un soir du mois de septembre - cela fera bientôt deux ans et demi... J’avais assisté, lors d’un séjour à Lyon, à une pièce de théâtre d’avant-garde interprétée par une toute jeune compagnie dont l’on m’avait dit le plus grand bien. Le spectacle fut effectivement d’une excellente facture et le public debout ovationna pendant trente-minutes les dix comédiens. Ce fut dans la bousculade habituelle, à l’abord des vestiaires, que je remarquai Frédéric. Il avait des difficultés pour aller récupérer son blouson. Alors je lui avais proposé qu’il me donne son ticket afin que je puisse rapporter nos deux vêtements. Sans se faire prier, il avait accepté. Nous sortîmes ensemble tout en échangeant nos avis à propos de la mise en scène qui sortait des sentiers battus et du jeu tout à fait époustouflant des comédiens - toi qui es un mordu de théâtre, Mohamed, tu aurais été emballé ! " Où en étais-je ?... " Ah oui : nos deux véhicules étaient parqués dans la même avenue et tandis que je lui tenais un pas de conduite, il lâcha un " merde ! " tonitruant : on avait crevé les quatre pneus de sa voiture. Il ne pouvait pas rentrer à pied et c’est tout naturellement que je lui avais proposé mon aide pour la seconde fois. Un orage menaçait et plus un seul taxi en vue. Après un court moment d’hésitation, tout en maugréant contre les vandales qui s’en étaient pris à sa voiture, il avait consenti à ce que je le reconduise à son domicile. "

"Frédéric habitait en dehors de la ville - un rez-de-chaussée dans un quartier entouré d’arbres. " Oui, Mohamed, tu as vu juste !..." Je n’ai pas dit " non " et j’ai en effet suivi Frédéric dans son petit appartement. J’avais toujours refusé ce genre d’invitation auparavant car on sait d’avance comment se termine ce genre de rencontre occasionnelle... "

- Et pourtant, Djidji, tu avais passé outre à tes craintes pour suivre ce garçon qui était pour toi un parfait inconnu ! Un inconnu de quel âge, au fait ?

- Il avait trois ans de moins que moi - j’en avais trente-deux alors. Il avait un visage naturellement hâlé avec des cheveux blonds et des yeux bleu gris. Il aimait le sport, la littérature, le cinéma, les balades en plein air et les bonnes tables. Il avait la hantise du temps perdu. De ce temps que l’on gaspille trop souvent pour des queues de cerises... Il connaissait et appréciait la vie avec un grand V. Il avait d’ailleurs payé assez cher pour " en connaître le prix et le goût amer...

- Ne me dis pas que lui aussi il avait été victime d’actes incestueux !... La coupe serait pleine ! Oh ! Pardonne-moi... J’ai l’art de sortir des idioties aux moments les moins opportuns. C’est tout moi ça...

Djidji avait souri en plissant les yeux. Elle ne faisait plus glisser sa chevalière le long de son annulaire. Son joli visage ovale bougeait doucement de gauche à droite en signe de négation. Sa voix rauque s’éleva d’un ton...

- Non, sûrement pas ! Il était toutefois lui aussi " un cassé de la vie. " Trois ans avant notre rencontre, il skiait avec sa compagne lorsqu’il fit une mauvaise chute. Fractures et tassement des vertèbres lombaires. Près d’une année d’hospitalisation dans un " Centre de traumatologie et de rééducation. " Puis, un samedi midi du mois de mai, il avait enfin pu quitter cet établissement pour " reprendre sa vie ", selon l’expression fine et conne du médecin qui l’avait retapé. De fait, il avait les jambes paralysées - totalement ! - et pour se déplacer, il devait utiliser un fauteuil roulant. Comble des combles, trois mois après sa chute, sa compagne le plaquait sans autre forme de procès ! Ce sont des situations très courantes en France, m’avait dit Frédéric. Les couples se désunissent rapidement dès lors que la personne handicapée n’est plus que l’ombre de celui ou de celle que l’autre - le mari ou la femme, par exemple - avait aimé et connu avant l’accident. Bon... Je passe en vitesse sur les mois de déprimes de Frédéric - inutile de s’appesantir là-dessus - pour ne retenir que ma toute première nuit avec lui...

L’orage avait éclaté et la pluie fouettait les carreaux de l’appartement avec une telle rage que j’avais eu l’envie soudaine de faire demi-tour. De m’enfuir de là à toutes jambes... Frédéric se trouvait dans la salle-de bain tandis que j’étais assise dans le salon en me disant que j’avais perdu la raison de suivre cet inconnu ; certes, paraplégique - mais comme tu me le faisais justement remarquer, Mohamed - : ce gars-là était un inconnu qui pouvait fort bien me réserver une surprise des plus désagréables. Évidemment, je n’étais plus la gamine fragile, hésitante et craintive " d’avant ". A parcourir le monde, j’avais appris à me défendre face à des situations parfois abracadabrantes. Bref... Il m’avait appelé alors que j’étais plongée dans mes appréhensions. Dans mes incertitudes... Je l’avais rejoins un peu comme un automate... Il était dans sa chambre ; allongé sur son lit ; avec, pour tout vêtement, un essuie éponge orange posé sur son bassin et sur cet essuie éponge orange il y avait une belle tête de clown blanc qui me souriait et semblait me murmurer : " Ne crains rien, Djidji, ne crains rien ! " J’avais soigné plusieurs handicapés au cours de ma carrière. Je connaissais leurs problèmes intimes. Mais j’étais à des années lumières de me préoccuper de tout cela. Du reste, Frédéric ne me laissa pas le temps de tergiverser... "

- Il connaissait ta profession ?

- Non pas ! Mais apparemment, il savait " ce qu’il voulait ! " Il avait par ailleurs un culot monstre. Fou ! D’un geste rapide, il avait retiré l’essuie orange qui couvrait son bassin puis d’une traite il avait déclaré : " Djidji, à cause de la fracture de mes vertèbres lombaires, je ne sais plus bander et encore moins éjaculer. Tu es une jeune femme plus que désirable et moi je brûle d’envie de t’aimer ! De la racine de tes cheveux à la pointe de tes pieds... ! Je te dis alors - j’ose même te l’affirmer ! - que je pourrai te rendre heureuse et même beaucoup plus qu’heureuse si tu restes ici, cette nuit, en ma compagnie ! Oui, tu as raison : je suis direct ! Je ne cache pas mon jeu... Et si je suis franc, Djidji, c’est parce que trop de femmes ont rejeté mon corps de pantin désarticulé. Aussi, ai-je décidé de passer outre et de ne plus accepter de tels comportements. De telles vexations. Je ne veux plus abdiquer ! N’ai-je pas droit - comme tout homme normalement " ou un peu moins normalement constitué " - à ma part de tendresse ? A ma part de bonheur ?! Voilà, maintenant, tu peux partir si tu le désires. Je ne pourrais pas - et je ne voudrais pas - te retenir contre ton gré... Mais si tu restes... ; alors-là ! Disons que lorsque l’aube se lèvera, oui, lorsque l’aube se lèvera - et à ce moment-là seulement, Djidji ! - tu pourras regretter - ou être satisfaite - d’avoir partagé ta nuit et ton corps avec cet étrange énergumène qui te propose..., qui te propose... "

- N’ajoute pas un mot ! N’ajoute pas une parole de plus, Frédéric ! Je serais incapable de d’expliquer pourquoi mais je sens au plus profond de mes fibres de femme que je dois et que je veux rester avec toi, avais-je dit en mettant un doigt sur sa bouche. Alors, Mohamed, je m’étais approchée du lit et j’avais ôté mes vêtements avec un plaisir inouï. Un plaisir que je n’avais jamais éprouvé avant cet instant-là ! Après il avait retiré mon soutien-gorge et puis le reste... Ses yeux bleu gris et ses caresses expertes éveillèrent mes sens... Il connaissait le corps féminin comme un aveugle reconnaît, simplement en effleurant du bout des doigts, les formes complexes d’une statuette aztèque pour laquelle il aurait une attirance toute particulière. De son côté, il m’indiquait les endroits de son corps meurtri où il avait une sensibilité exacerbée. Puis il avait approché ses lèvres vers... vers le bas de mon ventre... Et là, j’avais eu un sursaut, un brusque rejet qui l’avait freiné net dans son élan...

- Ton passé de souffrances avait jaillit et bloqué tes désirs Djidji ?

- Tu as tout deviné ou tout compris... Oui, ce fut le visage implacable et lubrique de mon chien de père qui se manifesta quelque part dans mon cerveau... Il clamait que j’étais son esclave de fille ! Que je lui appartenais alors que son frère cadet ricanait en faisant des gestes obscènes au-dessus de moi. J’aurais pu raconter " tout cela " à Frédéric, comme je l’ai fait avec toi... C’était peut-être le moment ou l’occasion idéale ?...

- Et cependant tu n’as pas su ou pas pu t’exprimer ?...

- ... Tu te souviens de mon absence lorsque j’avais été te chercher un café au wagon-restaurant ?

- Oui, je m’étais demandé si tu m’avais laissé en plan ; puis tu étais revenue en évoquant un " petit mystère...

- Ce " petit mystère " est simple et se résume au fait que je sens poindre en moi une espèce de crise de tétanie. J’ai d’abord chaud et froid dans tout le corps tandis que des crampes d’une extrême virulence s’en prennent à mon bas-ventre - j’ai réellement l’impression que des asticots ou des crapauds se nourrissent de mes boyaux... Puis surgissent des tremblements qui me font ressembler à une girouette un jour de tempête ! Grâce à des exercices de yoga basés sur la respiration, je suis parvenue à me contrôler et à faire en sorte que ces crises stupides soient de courte durée. Alors que j’étais déjà de retour du wagon-restaurant, j’ai senti les premières manifestations d’une crise imminente. Je ne voulais pas que tu me voies dans cet état, Mohamed. J’étais donc retournée m’enfermer aux toilettes histoire de maîtriser ce malaise. Quant à la soirée avec Frédéric, ce fut un peu pareil à ce qui s’est passé dans ce train. Lorsque les visions et les insultes de mon père firent leur apparition, je fus prise de panique. J’étais encore plus paralysée que Frédéric ! Ce n’est pas peu dire ! Sans fournir d’explication, j’avais filé me réfugier dans la salle de bain. Et là, contre toute attente, j’avais très vite remonté la pente. Avec sang-froid et plus déterminée que jamais - comme un animal apeuré cerné par des flammes et qui sait, d’instinct, que sa survie dépendra de sa volonté ou de sa lâcheté à franchir ce rideau de feu - j’avais alors littéralement foncé sur le corps de Frédéric afin de lui donner mon ventre chaud, palpitant, ouvert - et ce, avec une fougue, avec une exaltation, qui était semblable à une véritable résurrection ! Oui, Mohamed, il s’agissait bien d’une véritable renaissance !...

... Lorsque l’aube c’était finalement levée, je n’avais plus d’inhibitions. Je savais désormais ce que signifiait " jouir de tout son corps et de tous ses sens " : j’avais sauté au-dessus de cette barrière " de feu " pour ne plus être cette gamine craintive et traumatisée, mais pour devenir une femme épanouie, épuisée et contente de l’être ! Je n’étais plus ni en enfer ni au purgatoire, Mohamed ! J’étais, pour parler communément, au septième ciel ! Frédéric avait donné " un sacré coup de boutoir " - oui, c’est une jolie expression que celle-ci ! -, un sacré coup de boutoir à mon passé de souffrances. Et ceci, me paraît aujourd’hui encore, tenir du miracle !

- Comme quoi, il ne sert à rien de désespérer !

- Sans doute... Sans doute... Quoique... Connais-tu la ville de Caracas, Mohamed ?

- N’est-ce pas la capitale du Venezuela, en Amérique du sud ?

- C’est exact. On m’avait envoyée en mission dans ce pays pour deux semaines tout au plus. Je devais visiter une fondation caritative qui recueille les bébés abandonnés. Frédéric m’avait accompagné comme il le faisait régulièrement depuis que nous vivions ensemble. L’avant-veille de notre retour en Europe, il s’était plaint de violentes migraines. Au cours de la nuit, elles s’empirèrent et une forte fièvre fit son apparition. Je l’avais soigné comme on le fait dans ces cas-là mais impossible de faire tomber la température. Bon, Mohamed, je fais court : rapatriement d’urgence au pays alors que Frédéric sombrait dans un coma profond. Il n’en est pas sorti. Jamais ! Une septicémie foudroyante l’a emporté en moins de trois jours !

Effondrée... J’étais effondrée de chagrin... Je me sentais coupable de n’avoir pas pu enrayer cet effroyable processus. Moi, une infirmière qui avait bourlingué et soigné la plupart des symptômes avec les moyens du bord, j’avais lamentablement échoué. J’ai cru que ma vie était finie... Après des mois d’amour et de complicités à tous égards, un vide complet m’habitait...

- Il ne sert à rien de désespérer ", disais-tu... Tu avais raison, Mohamed. M’imputer la mort de Frédéric n’avait pas de sens. Je l’ai compris plus tard en lisant le " Journal intime " de l’homme que j’ai tant aimé - et dans tous les domaines. Il écrivait que je lui avais redonné la Vie ! C’était, pour lui aussi, une nouvelle naissance qu’il connaissait avec moi... Plus que jamais il voulait profiter au maximum " des choses agréables " de l’existence. Si je me suis tue, si je ne lui ai rien confié des viols de mon enfance, c’était sûrement pour ne pas imposer et ajouter " mon vécu " au sien... Toutefois, on ne fait pas son deuil d’avoir perdu l’être aimé. L’absence - son absence à mes côtés - ne peut pas se définir avec des phrases. Il faut attendre. Se reconstruire une fois de plus. Une fois encore... Et prendre son mal en patience. A malheur quelque chose est bon, dit le proverbe. Il s’agit d’une bien piètre consolation ! Il faut cependant savoir se remettre en route en pensant que le bonheur est possible mais, que ce bonheur-là, il sera encore bien plus fragile qu’un verre en cristal ! Voilà, Mohamed, tu connais à présent l’histoire de cette chevalière puisque c’est celle que Frédéric portait depuis l’âge de douze ans. Elle n’avait jamais quitté son doigt - un cadeau de sa marraine à l’occasion de sa communion solennelle... " Tiens ! - et excuse-moi si je saute du coq-à-l’âne - : mais nous allons arriver à destination dans moins de trois quarts d’heure ! Ne t’ai-je pas assommé avec mes aventures ? Je n’ai pas arrêté de monopoliser la parole depuis le départ et je me rends compte que je ne sais presque rien de toi, de ta vie -hormis le fait que tu aies été marié à quatre reprises ! Tu es un sacré cavaleur, mon bonhomme !

- Cavaleur ? C’est vite dit, Djidji ! On ne cavale pas tout seul et, jusqu’à preuve du contraire, il faut être deux pour former un couple. Merouane, Samy et Amel, mes trois enfants, sont ce que j’ai de plus précieux au monde - et j’essaye d’être un bon père... Mais j’ai le tort immense d’être trop romantique. Je suis sensible à l’extrême et toujours en quête d’amour absolu... Dans ces conditions, ce n’est pas demain la veille que je me remarierai ! Tu m’as ouvert une part importante de ce qui est - ou était ? - ton jardin secret. A la lumière de ceci, de notre connivence aussi, je peux t’assurer que je n’ai vraiment pas à me plaindre de ma vie.

... Dans mon métier - qui est principalement axé sur les transactions financières - la faculté de comprendre les ennuis et les écœurements des clients relève souvent du défi. Dans le secteur bancaire, combien de fois n’ai-je pas vu pleurer des hommes et des femmes qui, assis en face à moi, venaient presque me supplier de reporter des échéances qu’ils ne pouvaient plus honorer. La détresse humaine est malheureusement monnaie courante. Je me dois néanmoins d’être un médiateur prévenant. Attentif. Mais comment réagir de manière positive lorsqu’un chef de famille qui, six mois ou un an avant de se présenter dans mon bureau feutré, était encore enseignant ou directeur d’administration ? Ici, Djidji, nous en revenons peut-être aux personnages et à certaines situations chères à de nombreux écrivains. Tu prends des gens simples, aux revenus moyens - ou qui ont un train de vie un peu plus élevé. Puis, un jour, un fait accidentel perturbe le fragile ensemble. Alors la machine dérape. S’emballe. Entraînant par la suite son cruel cortège d’embûches et d’épreuves à surmonter. A qui la faute, si faute il y a ? Mais je mets un frein à présent à mon bavardage car tu as raison : nous ne sommes plus très loin de la fin de notre voyage - hélas même, ai-je envie de dire ! Sur ce, c’est à mon tour de m’éclipser pour me rendre au " petit endroit " ; sans çà, on risque une catastrophe majeure qui me ferait rougir de honte !

*

- Tu n’as pas touché au café que je t’avais apporté ! Franchement, Mohamed, cela valait bien la peine que je fasse attention à ce qu’il n’y ait pas une goutte qui déborde de la tasse ! Allons, je te mets en boîte alors que tu aurais peut-être préféré ne pas me rencontrer ?

C’est avec cette phrase que Djidji m’apostropha à mon retour. Elle avait remis sa veste bleue pâle en velours côtelé et passait ses doigts écartés dans ses cheveux blonds cendrés. Le soleil avait cédé sa place à un ciel maussade. Les premières habitations commençaient à parsemer le paysage. J’eus, d’un jet, un coup de blues à l’idée que j’allais devoir quitter d’ici peu, " ma compagne... "

- Tu te trompes Djidji ! Et tu te trompes sur toute la ligne : j’aurais aimé et voulu prolonger cette passionnante conversation pendant des heures ! Avais-je répliqué en appuyant sur le mot " heures ".

- J’éprouve le même sentiment Mohamed. Tout a une fin cependant. Au fait, le livre de Coello que tu lisais lorsque je suis entrée dans le compartiment, est-il intéressant ou fastidieux ?

- Je l’ai acheté dans une librairie proche de la gare, juste avant de prendre place dans le train. Dix pages... Je n’ai lu que dix pages ; alors c’est un peu juste pour t’en dire davantage... !

- Eh bien moi, Mohamed, j’aimerais t’en dire plus... Oh non ! Je n’ai pas lu ce bouquin. Par contre, je suis en mesure t’éclairer ta lanterne concernant tout ce que, pour parler vulgairement, je t’ai déballé à propos des violences subies au sein de ma famille...

- Ne me dis pas, Djidji, que tu as inventé tout cela ? Qu’il s’agit d’une mystification ou d’un fantasme et que, moi, tel le plus sombre des crétins, j’aurais avalé tes salades comme argent comptant ! Ce serait d’une drôlerie à se rouler par terre ! Ce serait grandiose et sinistre à la fois ! Ce serait à ne plus avoir confiance en personne !...

- Tais-toi donc, veux-tu ? Tu montes comme du lait qui va déborder de son récipient ! Je n’ai rien inventé Mohamed : " RIEN ! " Tout est absolument exact et, s’il le faut, je suis prête à le jurer sur la tête de Frédéric ! Ce n’est pourtant pas le genre de " manifestation " qu’il aimerait me voir faire ! Ce que j’essaye de te faire comprendre - et c’est d’une importance capitale à mes yeux - c’est que je sais pourquoi je t’ai ouvert mon cœur... A te prévenir néanmoins, que tu seras peut-être moins complaisant à mon égard après avoir entendu ce qui, maintenant, me brûle la langue comme si je l’avais trempée dans un produit plus mordant que de l’acide citrique ou de la soude caustique...

- Bah ! Plus rien ne peut m’atteindre ou me déplaire désormais. Tu es sincère et honnête... A tout le moins, j’en fais l’audacieux pari ! Dès lors, vas-y Djidji, vas-y sans souci de me blesser ou que sais-je encore ? Saute le pas ! Jette-toi à l’eau : nous verrons bien après si, l’un de nous deux, aura besoin d’une salvatrice bouée de sauvetage pour ne pas couler à pic !

- Mon père... Tu ressembles à mon père, Mohamed. " Non, je t’en prie, ne m’interromps pas ! " Quand, il y a moins de dix minutes, tu as quitté le compartiment, j’ai subitement fait le parallèle entre toi et lui. Un parallèle si flagrant qu’il m’avait échappé jusqu’alors ! Tu es loin d’avoir les traits de mon père. Il y a cependant un point commun qui vous unit et ce point commun c’est celui de " la bonté ". Oui, Mohamed, cette lueur de bonté extrême qui illumine ton regard par moments ; mon père l’avait aussi dans ses yeux bruns ! Mais c’était avant qu’il ne commence ces actes odieux... C’était au cours des années tendres et sereines qui précédèrent mes sept ans. Lorsque je l’appelais encore " mon petit papa à moi ! " A présent, ce temps bénit, ce temps-là me semble appartenir à une autre personne. A dire vrai, je me suis appliquée à renier cet homme pervers ; violent ; et pourtant, je me demanderai toujours pour quelles raisons il m’a fait subir de tels outrages... Chaque individu a sa part de soleil et sa part de noirceur. N’empêche ! Il n’a pas exprimé de regrets ou de remords. Il a toujours éludé ce " problème " qui n’en était pas un selon lui. Alors, qu’il reste où il est ! Et maintenant, Mohamed, tu m’en veux de m’être jetée à l’eau en te comparant à mon père ?!

- J’ai encaissé le choc Djidji ! Pour ma part, si j’ai été un infatigable coureur de jupons, je n’ai jamais commis d’actes incestueux ! Et je serais méprisable si je me mettais à te reprocher ces nouvelles confidences. Loin de me cabrer, je suis presque fier d’avoir pu t’aider à voir plus clair en toi. C’est assez singulier que ce soit aujourd’hui, dans ce train -alors que nous aurions pu rester l’un en face de l’autre comme deux chiens de faïence chinois - que cette " découverte fortuite " se soit faite ! C’est un vrai roman ! Tu es néanmoins pour quelque chose dans cette découverte. En m’interpellant tout à trac avec cette question insolite : " Avez-vous lu le "Prophète " de Khalil Gibran ?", tu as déclenché malgré toi - et encore, va savoir ? - la suite des événements ! La clef était avec toi et en toi, Djidji. Je n’aurai été finalement que le révélateur qui t’a permis de savoir ce que tu connaissais depuis toujours mais que, de toute évidence, tu écartais ou refoulais dans - oserais-je dire ? - : ton subconscient... !

- Tu m’intrigues Mohamed ! Tu n’es pas un chaud partisan des psychanalyses et tu parviens toutefois - par quel tour de passe-passe, je me le demande - à ce que je sorte de moi des traumatismes que j’avais enfouis là où j’espérais bien qu’ils ne sortiraient plus. De surcroît, tu as mis le doigt sur des " vérités particulières " qui éclaireront mon avenir d’une manière nouvelle et, je l’espère, bénéfique. Un phénomène... Tu es un phénomène et cette rencontre est, et restera comme l’un des plus beaux jours de ma vie ! Ou presque...

- Tu exagères mon rôle, Djidji ! Je n’y suis pour rien ou pour pas grand chose. Je me suis contenté d’écouter ce que tu voulais me dire et c’est tout. Je crois que l’aide nous est venue des livres que nous avons lus ! La littérature conduit à tout à condition, non pas d’en sortir, mais d’en parler. Ah ! Une secousse..., le train bifurque sur ce foutu aiguillage ! Le jour où l’on arrangera cette déviation, les poules auront des dents ! Cela signifie cependant que nous allons entrer en gare... Je n’aime pas Alger, cette ville bruyante, et je n’y viens que pour traiter certains dossiers en suspens. Je logerai pour une petite semaine à l’hôtel Albert Premier... On pourrait se revoir si tu es libre Djidji ?

- Libre ? Il s’agit-là d’un mot "à double sens... " Non, Mohamed, je ne serai pas libre car je suis ici pour donner des cours sur les nouvelles méthodes de soins dans le domaine des maladies infectieuses. Le soir venu, je n’aurai qu’une seule idée en tête - je me connais- ce sera de prendre une douche glacée avant d’aller retrouver mon lit. Mais si tu le permets, j’aimerais écrire trois ou quatre phrases sur l’une des pages blanches du livre de Coello.

- Je t’en prie, voilà mon stylo !

Le train, sur ces entrefaites, avait arrêté ses machines. Je distinguais les habituelles forces de l’ordre qui se tenaient sur les quatre quais bondés tandis que des voyageurs impatients hélaient déjà des porteurs. Une fille, toute en cheveux et en bouche, se précipitait dans les bras ouverts d’un militaire goguenard qui fêtait sans nulle doute sa démobilisation. Un vendeur de journaux montrait la une du jour : " Le terrorisme à l’état résiduel ! " Plus loin, une troupe de mendiants cherchaient des bienfaiteurs parmi cette foule hétéroclite... Au dehors, il faisait entre chien et loup. Le temps clément allait changer avant la nuit. Non, décidément, non, je n’aimais guère cette Alger étouffante qui manquait totalement de charme.

- Mohamed, je vais quitter le compartiment la première. Je te demande de lire ce que j’ai écrit lorsque tu seras à ton hôtel et pas avant... Non, s’il te plaît, n’insiste pas et fais-moi un dernier plaisir : ne me demande pas pourquoi. J’y tiens, c’est tout ! Bien, on s’embrasse avant de se séparer ?

- Que de mystère Djidji, que de mystère !... Tu me mets sur des charbons ardents mais, avec toi, tout et son contraire sont dans le domaine du possible ! Je ferai ce que tu veux, tu as ma parole.

- Je n’en attendais pas moins de toi Mohamed ! Sais-tu que tu es un homme épatant ? Et c’est une femme qui te dit ça, rends-toi compte ! Mais je n’aime pas les au revoir et encore moins les adieux qui s’éternisent... Faisons court veux-tu ?...

La gorge nouée, j’avais acquiescé... Puis, à trois reprises, nous nous étions embrassés sur les deux joues. Sans attendre une seconde de plus, Djidji était ensuite partie comme elle avait surgit dans " mon comportement " : une silhouette élancée qui abandonnait derrière elle - comme dans les romans à l’eau de rose - " les effluves d’un parfum inconnu et que, pourtant, il me semblait connaître de toute éternité...

*

Un peu moins d’une heure plus tard dans la chambre 128 de l’hôtel Albert Premier, je sortais de mon attaché-case le livre de Coello : " L’Alchimiste ".Tout avait commencé alors que j’avais le nez plongé dans les premières pages de cette quête du trésor de la vie. Est-ce que tout serait fini, terminé, lorsque j’aurais lu ce qu’avait écrit Djidji ? Étrange journée. Étrange fille. Étrange et passionnant tête-à-tête dans l’espace clos de ce compartiment. De fait, tout au long du chemin qui me séparait de la gare à cette chambre, je m’étais posé des dizaines de fois la même question : " Djidji avait-elle dit la vérité ou étais-je tombé sur une affabulatrice ? " La réponse, je l’aurais en ouvrant ce livre et en lisant ce qu’il y aurait à lire... Je n’arrivais cependant pas à effectuer ce geste banal. Ce geste simple comme bonjour. Je m’assis sur le lit prévu pour deux personnes puis, les yeux fermés, j’ouvris enfin ce fichu livre. Après la couverture glacée, je sentis le contact plus rêche de la première page. Je la tournai doucement pour dessiller les yeux la seconde suivante. D’une écriture droite, petite et très lisible, Djidji avait écrit ceci :

Mohamed, si tu y tiens, si tu le veux, tu composeras, dans neuf semaines jour pour jour et surtout pas avant cette date-là, tu composeras le 056.39.84.22. Si tu ne reconnais pas ma voix au bout du fil, il faudra m’oublier et m’effacer de ta mémoire. En revanche, si je te réponds, cela signifiera que j’aurai survécu à l’opération que je vais subir demain matin. Au train où ont progressées les réussites dans le " genre d’interventions " pour laquelle on va " m’ouvrir ", tu as une chance sur cinq d’entendre ma voix. Et peut-être même aucune car mon cancer a décidé ainsi de ma destinée...

Je ne sais pas si je t’aime Mohamed...

Je sais juste que tu commences déjà à me manquer terriblement alors que j’écris ces lignes ; alors que nous sommes encore ensemble dans ce compartiment. Il te faudra avoir de la patience si j’ai un quelconque intérêt à tes yeux. Je crois en la Providence, Mohamed. Et toi ? Je t’embrasse très fort : Mohamed.

J’avais relu à plusieurs reprises ce texte. Y cherchant un sens caché. Un mystère supplémentaire. Tout était dit et écrit pourtant. Il n’y avait pas à comprendre autre chose que ce que Djidji venait de me révéler. Une opération importante " à subir ". Le risque de mourir lors de cette intervention - ou ultérieurement ? Elle voulait être seule face à son destin. N’y avait-il pas un livre dans mon lointain souvenir qui retracer une histoire d’amour pareille. Non, je me tromper car l’histoire se terminait mal. Aussi dramatiquement que la fin brutale de l’héroïne qui s’était suicidée pour son bien-aimé. Mon imagination prenait-elle le pas sur la réalité ? Djidji se voulait optimiste et désirait que je le sois également. Allons ! Mohamed, un peu plus de nerf mon gars !

Je mis le livre sur le lit et le titre en gras sur la page de garde attira alors mon attention : Djidji avait souligné quatre fois le mot " Providence ". Il s’agissait d’un très beau mot finalement. Oui, je me devais de faire confiance en cette providence et ce, de toute la force de mon âme !

J’allumai enfin les deux appliques au-dessus du grand lit. Neuf semaines à espérer. Neuf semaines à me ronger les sangs en prenant " mon mal en patience " - comme avait dit Djidji en évoquant la mort puis l’absence de Frédéric. Foi d’athée, c’était loin d’être la mer à boire ! Et puis, pour commencer, si je reprenais la lecture de ce fameux " Alchimiste" ? Où en étais-je encore ? Ah oui ! Je me souvenais : à la neuvième ou dixième page... Mais, étonné et vexé, le livre me tomba des mains et se retrouva à mes pieds sur la moquette. L’homme mûr et sûr de lui que j’étais devenu, pleurait comme un gosse. Oui, comme un gosse.