La chute - Nouvelle -

La chute - Nouvelle -

L’abat-jour violet, en forme de tulipe, laissait filtrer une lumière sensuelle dans la chambre de l’hôtel " El Manar ". Installé dans un angle de la pièce, à moitié vautré dans un fauteuil à bascule qui datait sûrement des années 50, je couvais des yeux " ma dulcinée " tout en étanchant ma soif inapaisable - ou, plus sûrement : mon désarroi et mon accablement - à grands coups de tequila ou de gin vermouth.

Tinhinan... Nue et languissante au milieu de la pièce. À moitié agenouillée sur le sol et sa chevelure noire, flamboyante, relevée en un lourd chignon d’où s’échappaient de longues mèches rebelles. Autour de son cou basané que le visage attentif d’un acteur d’une tragédie de Racine, pendait une fine chaînette en or et un petit médaillon bleu roi acheté six mois plutôt à Tamanrasset.

Tinhinan... Eau vive. Étoile filante. Rose des sables si fragile. Ombre chaude à étreindre avec délicatesse. Et puis moi : habillé comme le dernier des mabouls. Qui trimballait ma carcasse de plouc perdu entre une schizophrénie, patentée ou non, et mes complexes plus nombreux que les délicieuses taches de rousseur qui pointillaient, telle une couronne de reine byzantine, le nombril adoré et légèrement renflé de Tinhinan. Moi donc... : ce piteux mec migrateur. Instable. Qui avait roulé sa bosse partout où l’on réclamait de l’aide et des bénévoles pour sauver et soigner autrui. Après quelque temps, j’avais compris les limites de ce genre d’organisation. J’avais vu venir des opportunistes en col blanc qui savaient comment si prendre pour détourner les fonds et les médicaments, afin de les faire parvenir là où ils n’auraient jamais dû aller. La corruption existait depuis des lustres dans mon bled de chkoupi. Depuis peu, elle avait pris une ampleur encore jamais rencontrée auparavant - et ce, dans tous les domaines. Dans tous les secteurs y compris celui de l’humanitaire et des associations caritatives. Du coup, je m’étais complètement désengagé pour me donner les moyens d’agir différemment et surtout de manière vraiment efficace. Projet utopique cependant. J’étais devenu inapte au moindre effort physique. Je n’étais pas tout à fait une loque. Mais plus question de recommencer mes habituelles participations au marathon des Oasis. Ou de repartir pour des périples aventureux dans des contrées à risques de mon Algérie profonde.

En attendant Allah sait quoi, j’émergeais pour l’instant de mes ténèbres névrotiques pour reporter mon regard sur les épaules et les reins cambrés de Fatima. Je fixais le plus petit détail de son anatomie lorsque je pressentis que quelque chose de cataclysmique allait imploser dans mon organisme plus usé qu’une vieille chaussette. Ce fut d’ailleurs cela qui arriva. Une espèce d’abeille verte ou de gros frelon poilu et monstrueux passa subitement dans mon champ de vision tandis qu’un cisaillement aigu et puissant semblait vouloir déchirer la fragile enveloppe de mon cœur. Mes doigts s’ouvraient alors et le liquide incolore de ma tequila imbibait doucement l’épaisse moquette blanche. Je m’extirpai du fauteuil à bascule lorsque j’eus une espèce de tournis - une brusque chute de tension ? Que le Diable m’emporte : le plafond cédait et allait m’écraser de toute sa masse...

Dans mon esprit se répandaient aussitôt les brumes de très vieux souvenirs datant de mon enfance : ma sœur, Amina, et moi sur la même balançoire grinçante lors de vacances sur la côte bougiotte. Mon frère Aziz chevauchant un âne dans un village de la grande Kabylie. Une photo en noir et blanc de mes parents - jeunes, élégants, beaux, amoureux - se promenant sur un grand boulevard du centre-ville Alger juste avant ou après la décès de Boumediene. Et puis, dans ces souvenirs qui défilaient à une rapidité phénoménale, il y eut l’éclat chatoyant d’un corps nu, d’un corps de femme qui avait la particularité de ressembler à celui " de mon premier amour ", à l’exception qu’une partie des traits du visage était comme gommée. Effacée... Reconnaissable, elle l’était cependant ; oh oui ! Même le parfum aimé de sa peau me revenait à la " mémoire " - je dirais même que j’aurais pu le palper du bout des doigts afin de l’emprisonner ensuite entre mes deux mains fermées.

De plus en plus, tout se troublait et s’entrechoquait. Je ne savais pas où, par ailleurs : dans ma vision ? Dans mon cerveau ? Ou dans les deux ? Des groupes serrés d’abeilles vertes et de frelons s’affrontaient devant moi. C’était dans le style du film " Guerre des Étoiles ". Tinhinan s’amusait à effectuer d’étranges pirouettes sur la moquette. Elle prenait des pauses à faire bander toute une Madersa de jeunes afghans... Je ne comprenais pas pourquoi son sexe devenait couleur grenat... Qu’il s’irisait telle une bouche gourmande maquillée de rouge à lèvre plus brillant qu’un néon racoleur dans un quartier de cabarets.

Et plus d’erreurs possibles : j’étais bien allongé sur la moquette blanche, car des poils titillaient mes narines. Tinhinan n’avait donc pas remarqué ma chute ? Tout aussi insolite : le petit médaillon acheté ensemble à Tamanrasset changeait graduellement de couleur. Du bleu roi il se transformait en un mélange de vert et de jaune... Au fait, pourquoi lui avais-je offert ce médaillon ? Il y avait une raison précise, mais laquelle ? Incroyable ! Là, l’abat-jour violet en forme de tulipe, il se métamorphosait, lui aussi... Il avait maintenant la forme singulière d’une étoile à six branches tandis que le visage de Tinhinan ressemblait à un énorme œuf d’autruche. Son corps nu, il y a un instant encore, se couvrait de plumes de paons ! Avec effarement, je vis " l’œuf-visage " qui s’ouvrait en deux dans le sens de la hauteur... Entre les parties de cette coquille apparaissait la figure ronde et lisse d’un garçon âgé d’une quinzaine d’année... Non ! Horreur ! Par quel sortilège maléfique cette figure pouvait-elle être la mienne ?...

Mais derechef un coup de poignard me frappa au milieu du cœur. Allais-je mourir ? Je commençais pourtant à devenir indifférent à ce qui se passait dans mon organisme et dans cette chambre d’hôtel toute proche de la frontière de l’enfer. J’avais juste le sentiment d’assister en direct à une toile de Bosch : L’ETRE habillé de plumes de paons se levait et se dirigeait vers moi alors qu’une boule de feu jouait au bowling dans l’un des tiroirs disjoints de mon cerveau... Puis j’entendis un claquement sec, pareil à une cacahuète que l’on craque entre le pouce et l’index. Un jet lumineux crépitait entre mes sourcils... J’eus enfin la sensation qu’un grand phénix antique me caressait longuement, très longuement de ses longues ailes qui étaient constituées de souples plumes de paons. Étaient-ce les mains de " ma Tinhinan " ou était-ce effectivement un oiseau mythique comme j’en avais vu sculptés sur moult falaises et gorges de l’Askrem ? Autour du long cou blanc de " l’oiseau ", il y avait le médaillon acheté à Tamanrasset. Il avait à présent repris sa couleur initiale : bleu roi. Je n’étais donc pas complètement à enfermer dans un asile de fous !

L’oiseau polisson et affriolant n’abrégeait pas ses caresses et ses effleurements me procuraient une espèce de jouissance. Une jouissance des sens, si intense, que je perdis connaissance. Au bout d’un temps ou d’une période indéfinie, mes yeux distinguèrent une tache insolite, ronde et lumineuse. Elle fut de plus en intense. Elle tournoya, puis s’infiltra dans chaque orifice de mon corps. Un ricanement, suivit d’un cri repoussant, me firent souffrir, tant par l’effroi qu’ils provoquèrent en moi, que par leurs puissances " sonores ". Alors, j’eus vraiment peur de mourir. De sucer les pâquerettes par leurs racines. À trois reprises, je criai : " " Yemma ! Yemma ! Yemma ! " Il me sembla entendre le début d’un orage... Une voix cristalline chantait : " La lumière est ton compagnon de vie. La lumière vient du fond des âges et des nuits / La lumière est l’ombre de dieu / Elle est le bien le plus sacré de l’homme... "

Tinhinan reparaissait à mes côtés. Elle passait un essuie humide sur mon front - j’étais allongé sur le double-canapé... Dans la courette-arrière de l’hôtel " El Manar ", des gamins s’amusaient en faisant claquer les fines lanières de longs fouets. Je ne comprenais pas du tout ce que j’avais vécu. Le garçon de l’étage apportait des boissons rafraîchissantes, tandis que la télévision nationale annonçait le début d’une autre guerre en Irak. On craignait déjà un embrassement de tout le Moyen Orient et une catastrophe humanitaire. J’avalai une rasade d’eau bien fraîche. Près de quinze ou seize heures s’étaient écoulées depuis mes premiers troubles. J’étais calme, mais j’avais d’énormes difficultés pour m’exprimer correctement. Je me sentais toutefois délié d’un " nœud " qui m’aurait oppressé pendant des années ; depuis ma naissance ?

Aujourd’hui encore, je serais incapable d’expliquer ce que j’ai eu. Ce que j’ai vécu. Tinhinan, avec son langage des signes et par écrit, m’avait tout simplement fait comprendre que j’avais été comme en état de cataplexie pendant un court moment, pour plonger, par la suite, dans un sommeil très agité. Il n’y avait pas de médecin disponible en ce jour de Fête Nationale. Mon comportement et mes divagations ne la surprenaient pas. Pour elle, il s’agissait du " Grand Esprit de la Vache qui pleure " qui m’avait emmené " dans son univers ", afin d’élaguer de ma tête et de mon corps tous les miasmes qui m’avaient détérioré depuis plusieurs années. Il ne fallait surtout pas se moquer de cette " guérison ". Les " anciens ", ceux qui avaient du sang " tergui " dans leurs veines, affirmaient que tous les descendants mâles, des violeurs des grottes de l’Askrem, portaient en eux - et pour l’éternité - la malédiction du " Grand Esprit de la Vache qui pleure ". Foi de cartésien et d’athée, même si tout cela ne tenait pas debout, je ne mis pas en doute les déclarations de ma compagne. Ce n’était plus l’heure de faire de l’esprit...

Depuis lors, j’ai repris du poil de la bête. Ma Tinhinan attend un enfant pour le début du mois de novembre. Pour ma part, j’ai refusé de connaître le sexe du bébé - ce suspens m’enchante, au contraire. Nous sommes toutefois rassurés car il ne sera pas muet comme sa maman. Et si, par malchance, le gynécologue s’est trompé dans son diagnostic, j’aimerais cet enfant avec la même tendresse et le même amour que j’aime et chéri déjà sa maman. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Ni une histoire farfelue que j’aurais inventée de toutes pièces. Le piège stupide serait de ne pas croire dans la force et dans les possibilités de l’être humain. Les apparences ne sont que les réalités du passé ou du présent. Tout se situe dans l’attente. La nature a son langage parfois peu compréhensible, pour nous, les profanes. Dans peu de temps, " dans un beau jour au milieu d’une très belle nuit ", je prendrai entre mes mains ma fille ou mon fils, pour le poser ensuite sur le sein mordoré de Fatima. J’enfonce par avance des portes ouvertes, mais sûr que ce sera le plus beau bébé de monde ! Et gare à celui où à celle qui voudra me contredire, il trouvera son maître et à qui parler ! L’époque où je n’étais plus que l’ombre de moi-même, cette époque-là est belle et bien révolue