Seyhmus Dagtekin – prix Mallarmé 2007

Seyhmus Dagtekin – prix Mallarmé 2007

L’un des plus prestigieux prix littéraire français dans le domaine de la poésie vient d’être attribué à Seyhmus Dagtekin, auteur kurde qui se réfugia à Paris en 1987. Une manière de transposer dans l’ellipse du mot juste le souffle créatif qui balaye les contrées éloignées du Kurdistan. Un pays, un peuple, une culture trop souvent associés à une guérilla sans fin …

C’est donc sur son dernier livre, Juste un pont sans feu, paru au Castor Astral en juin 2007, que le jury, composé d’écrivains et de poètes, a jeté son dévolu. Un recueil qui embrasse la matière pour donner un sens à la rotation de notre terre qui semble parfois tourner à l’envers. "Je tente d’habiter un souffle", nous dit Seyhmus Dagtekin en guise d’introduction. Il se veut entier et multicolore comme les influences qui ont été siennes, tant à Ankara ou il étudia l’audiovisuel qu’à Paris où il découvrit la langue française, alors âgé de 22 ans.
Né en 1965 à Haroun, village kurde du sud-est de la Turquie, il est l’auteur de six recueils de poésie, dont cinq parus au Castor Astral, et d’un roman, À la source, la nuit, chez Robert Laffont. Il compte aujourd’hui parmi ceux qui renouvellent la langue poétique française. Son recueil Les Chemins du nocturne a obtenu le Prix international de Poésie francophone Yvan Goll et son roman s’est vu décerner, en 2004, la mention spéciale du Prix des Cinq continents de la francophonie.

La maîtrise de la langue française chez ce poète-là donne à voir une autre musique que celle jouée par des auteurs français pour la bonne et simple raison que la partition est interprétée par une sensibilité déjà encline à d’autres voyages que ceux inspirés initialement par la métrique française. Et c’est justement ici que se passe l’alchimie qui ouvre la langue et donne au poème cette fraîcheur parfois, cette intensité aussi, cette force surtout qui ferait déplacer les montagnes pour peu que l’on sache bien lire entre les lignes.

Car la poésie n’est pas que littérature, la poésie est musique, déesse des sens et art de l’oralité en tout premier, elle s’adonne parfois à être lue mais c’est dans l’idée d’une transgression, d’une profanation car elle n’est pas fille du silence.
Seyhmus Dagtekin l’a bien compris, lui qui nous invite à la première place de son concerto pour musique de chambre, lui le soliste qui interprète ses images dans un rituel inventif et bigarré, une ritournelle surréaliste sur laquelle il ose jongler avec les mots, leur sens, leur image, leur contre sens, leur ombre, leur symétrie, leur homonymie, leur travers aussi …

Construit comme une suite logique, une histoire qui serait narrée au coin du feu dans le crépitement des impossibles flammes pour illuminer cet espoir d’une main tendue, d’une réunion possible alors que la lumière serait obtenue autrement, dans l’asile d’un éclair dompté par le poète qui s’en tiendrait à son désir, humain, trop humain, dans l’éther du possible, réunir l’autre partie de lui-même en ce pont lointain et invisible qu’il tisse sur les braises des charniers, lui le candide en son jardin, sans tambour ni trompette, guide aussi d’une altérité volée, qui va sur la route de Damas cueillir la rose de la destinée … Livre brûlant brûlé à l’acide des larmes, au sel du désir, au piment de la beauté absolue tapie au creux des amours impossibles. Livre torchère. Sans feu. Sans brusquer ; sans dévoiler le tain qui se déchire derrière le rideau de l’Histoire. Demain, après-demain sans doute. Une autre fois, peut-être. Mais pourquoi attendre alors qu’ici, là, sous nos yeux, une virginité s’offre à nous pour nous plonger dans les eaux claires et limpides du renouveau ?

Seyhmus Dagtekin est entre le mage et le poignard : il ose, il frappe, il donne, il dénonce ; il saura aller trop loin, non un pont mais en tornade pour s’abattre sur la forme et la syntaxe, jouer les funambules et écrire, écrire la poésie moderne avec ou sans ponctuation, avec ou sans dialogues, avec ou sans rimes ; mais toujours dans l’esprit de l’exception.

Musique, maestro !

Seyhmus Dagtekin, Juste un pont sans feu, Le Castor Astral, juin 2007, 93 p. – 10,00 €


Une soirée d’hommage au lauréat et de lecture de ses poèmes est prévue pour le mercredi 12 décembre 2007 à 18h30 au siège du P.E.N. Club français - 6, rue François Miron 75004 Paris


Extraits :
LE VERSANT OBSCUR DES CORBEAUX

Ton beau tombeau
Et le regard déchiffré de cette vierge qui coule dans mes rêves
Comme si j’étais revenu de mes morts et de mes naissances
Comme si je sortais de tes bouches charnues vers ma pupille grisée dans la vue
de mes semblables
Avec cette soudaine déchirure de ma vessie jugulaire
Et ce bonheur qui transpercera mes larmes avec un orage de fin d’été

Ma voix sautille dans l’espace ténu des jours
bondit sur les joues de cette beauté éphémère qui m’hallucine
et retombe creuser le tombeau de ma chair
Je prends la vie de cet ange, je piétine, je me piétine
Mais je reste à la porte de la vie de cet ange
Son regard dans mon regard, sa bouche entrouverte à la pluie
qui traverse le ciel en lambeaux de ces enfances hachurées
Je me brûle la langue au seuil de ton cœur
Dans la douceur de l’ange sous une pluie sans ciel
Comme une profondeur de lumière dans la profondeur de ton cœur