Les Analyses - Nouvelle

Les Analyses - Nouvelle

Ce matin-là, à Bab El-Oued, quand Samir Boulef se regarda dans la glace qui surplombait son lavabo, il constata qu’il avait vraiment une sale gueule. D’énormes poches lui mangeaient les yeux, son teint était blafard. Il se sentait migraineux, nauséeux et son pauvre larynx était en feu. Il ouvrit grand la bouche et émit une série de AAAAA tout en renversant la tête en arrière. Le miroir lui renvoya l’image de plaques rouges à la base du cou.

Celui-ci était légèrement gonflé, et en promenant ses mains sur sa gorge, il sentit quelques ganglions rouler sous ses doigts. C’était la troisième pharyngite qu’il se tapait en l’espace de deux mois. Il était littéralement épuisé. Il se souvint qu’il n’était toujours pas passé au laboratoire Mansali pour récupérer ses résultats des analyses que le toubib lui avait prescrits quelques semaines plus tôt.

- Samir ! Tu viens boire ton café tant qu’il est chaud ?

La voix de sa mère Faroudja le tira de ses réflexions. Il se dirigea vers la cuisine en traînant les savates.

- Et bien mon pauvre vieux, ça n’a pas l’air d’aller ! Lui dit son frère, Hakim, en voyant sa mine de déterré.

Alors que Samir s’asseyait devant son bol fumant, il remarqua l’enveloppe bleue posée sur la table.

- Le facteur est déjà passé ? S’enquit-il sur le ton plus de l’affirmation que de la question.

Puis sans attendre de réponse, il la saisit et vit qu’elle portait le cachet " LAM Mansali ".

" Super ! pensa t’il en la décachetant, j’aurai pas besoin de m’y avancer ". Un premier feuillet tomba. C’était la note d’honoraires.

Putain ! S’exclama t’il haut et fort, faisant sursauter Hakim, plongé dans la lecture de son hebdomadaire, 2000 DA pour une merdique analyse. J’espère qu’ils en ont trouvé pour mon pognon, de sérieux virus !

Hakim sursauta et sourit dans sa moustache en pensant que tout allait bien : son frangin n’était pas encore à l’article de la mort, vu la verve dont il faisait toujours preuve. Et rassuré, il se replongea dans la page des sports. Qu’avait donc fait la Mouloudia d’Alger la veille à la coupe des clubs africains ? Hakim était un fervent admirateur de la MCA d’Alger.

Il était en train de lire l’article relatant le superbe match qui avait opposé la Mouloudia à l’Espérance de Tunis en quart de finale, quand il s’aperçut du silence inhabituel qui régnait dans la pièce. Samir avait l’habitude de se moquer de lui et de lui lancer des petites vannes du style :

- Alors, ta Mouloudia, elle a pris une raclée ? Ils ont tenu au moins une demie heure ?

C’était un éternel sujet de plaisanterie habituelle entre eux, mais ce matin, rien ! Pas une parole. Prudemment, il releva le nez de son journal et aperçut les yeux exorbités de Samir, qui fixait la feuille de papier comme s’il avait vu un Djinn.

- T’as vu un fantôme ou quoi ? Eh ! Samir, je te parle ! Qu’est-ce qui se passe ? T’as encore trop de cholestérol ? Je te l’avais bien dit de ne pas bouffer autant de viande à l’extérieur !

Sans un mot, Samir se leva, tenant toujours sa feuille à la main, repoussa sa chaise et disparut de la pièce.

Hakim haussa les épaules. Il avait l’habitude des sautes d’humeur de son frère. D’ailleurs, depuis quelque temps déjà, celui-ci ne semblait pas dans son assiette.

" Bof ! Une peine de cœur, ça lui passera ! ". D’autant qu’il connaissait bien Samir, celui-ci était un vrai Don Juan.

Puis il entendit un bruit aigu et intense, comme un cri strident, immédiatement suivi par un bruit de chute. Il se précipita vers la chambre de son frère. Celui-ci gisait à terre, les yeux grands ouverts, un couteau de cuisine près de lui. Une large flaque de sang s’élargissait à hauteur de sa gorge. Il était mort. Atterré, Hakim se saisit de la lettre que Samir tenait encore entre ses doigts.

" Décompte des CD4, lymphocytes... ". Il n’y comprenait rien à ce jargon médical. Mais ce fut le dernier mot qui lui asséna le coup de grâce : SEROPOSITIF.

*

 l’autre bout d’Alger, à Hydra, Amel s’étira en occupant toute la place dans le lit conjugal. Elle regarda son mari, Saleh, qui finissait d’enfiler son jogging Lacoste. " Il est encore bien balancé pour quarante ans ! Et il fait toujours aussi bien l’amour, même si c’est moins souvent " avait elle pensé en le regardant avec un air plein de sous-entendus. Pourtant dernièrement, elle s’était fait du souci pour lui. " On a passé une très belle nuit, je me sens vraiment en forme ", disait-il pour la rassurer.

Il est vrai que ce jeudi matin, après une bonne nuit de sommeil comme ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps, il se sentait presque en pleine forme et de bonne humeur. Il déposa un baiser sur la joue de son épouse et sortit de la chambre. Il avala une tasse de café bien corsé, saisit son sac de sport et fila à son tennis club où un tournoi entre amis l’attendait. En sortant de la maison, il se cogna au facteur :

- Bonjour, Monsieur Boutef, on est parti pour un match ? Y vous ont pas encore mis sur la touche ? Plaisanta-t-il en lui tendant une enveloppe bleue.

- Et non, mon vieux Hamid, je suis pas encore tout à fait bon pour la casse, répondit-il en se saisissant de son courrier.

Avant de monter dans sa voiture, il jeta un coup d’œil machinal sur l’enveloppe. Elle portait le cachet " LAM Mansali ". " Ah oui, c’est vrai, pensa-t-il, mes analyses de sang, je les avais oubliées celles-ci ! ". Quelques semaines plus tôt, son médecin lui avait prescrit une série d’examens. Depuis, il avait été tellement occupé avec son boulot, les emmerdes de la vie quotidienne, que ça lui était complètement sorti de l’esprit.

Il se tenait là, près de sa portière, quand une espèce de petite sonnette d’alarme tinta dans sa tête. Une angoisse sourde le saisit dans le creux du ventre. Il fixait l’enveloppe bêtement, comme tétanisé. Une brutale envie de vomir lui monta à la gorge, qui le courba en deux, le faisant cracher dans la pelouse.

- Qu’y a-t-il, chéri, tu te sens mal ? Lui cria Amel par la fenêtre du salon.

- Non, non, rassure toi ma puce, c’est le truc tout bête, le trac du joueur avant la partie. Ca va passer.

Rassurée, Amel referma la fenêtre et disparut de son champ de vision. Maintenant, la lettre lui brûlait les doigts. Il s’essuya la bouche d’un revers de la main, et l’ouvrit.

Il prit une profonde inspiration avant d’aller directement au bas de la page. C’était la partie qui l’intéressait le plus : Test HIV ag/ab combo abbot axysm : NEGATIF

Ce fut le mot NEGATIF qui lui arracha un cri de triomphe. Il en embrassa la feuille de joie, sous l’œil ahuri d’un joggeur, qui dut le prendre pour un dingue.

Puis il détailla un peu mieux la feuille et vit un résultat qui se détachait en caractère gras avec un petit astérisque : leucocytes... 12 000 mm3.

Ce n’était que ça. Il avait dû faire une banale petite infection. D’ailleurs, il se souvenait. Le jour de la prise de sang, il avait très mal à la gorge.

Définitivement rassuré, il monta dans son 4x4. Il était sûr de remporter son match. Et puis au retour, puisque Amel serait chez sa mère, il se rendrait chez la très sensuelle Nassima, sa maîtresse. Il allait enfin avoir ce qu’il désirait avec celle-là, comme avec toutes celles qu’il voulait, du reste !... La voiture rugit de plaisir quand il démarra.

*

Dans son appartement du centre ville, Nadjiba Hamoudi sourit. Sa mauvaise grippe était définitivement conjurée. Elle pourrait reprendre son boulot dès lundi. Il est vrai qu’avec tous les malades qu’elle côtoyait à longueur de journée, d’un bout à l’autre de l’année, il était forcé que de temps en temps, un virus lui saute dessus. Elle était secrétaire médicale au laboratoire Mansali depuis vingt ans et elle adorait son boulot.

La vieille, Monsieur Mansali lui avait passé un coup de fil pour prendre de ses nouvelles.

- Revenez-nous vite, Annette ! La petite Wassila fait son possible, mais vous savez comment elle est. Elle manque d’organisation et est très vite débordée. Et puis je ne sais pas pourquoi, je ne lui fais pas confiance comme à vous.

Nadjiba avait souri, en reconnaissant bien là son légendaire patron. Tatillon et pointilleux au possible et qui avait tendance à tout exagérer.

- Ne vous inquiétez pas, Monsieur Mansali, je serai fidèle à mon poste dès lundi.

*

Ce Samedi là, quand Nadjiba reprit ses fonctions, elle s’aperçut qu’effectivement, pour une fois, son patron n’avait pas exagéré. On aurait cru qu’elle avait été absente plus d’une semaine, tant les doubles à classer s’étaient empilés dans la panière réservée à cet effet. Pourtant, ce n’était pas compliqué. Chaque client possédait un dossier répertorié dans des tiroirs métalliques.

Avant de se mettre au travail, elle jeta un coup d’œil au journal du matin qu’elle avait acheté au kiosque du coin, ainsi qu’elle le faisait chaque jour. Et comme elle faisait depuis des années, elle alla directement à la page des faits divers.

" Il n’a pas supporté sa séropositivité et s’est suicidé : un jeune homme de 25 ans, monsieur Samir Boulef, etc etc... "

" Merde ! pensa t’elle, c’est moche ! Quel malheur ce sida ". Elle poussa un soupir fataliste et replia le journal. Elle avait du pain sur la planche et se mit de suite à l’ouvrage.

Nadjiba était quelqu’un de très méticuleux, qui commençait par trier les noms des patients par lettre alphabétique, puis il n’y avait plus qu’à les mettre dans le tiroir approprié. Quand soudain, un détail attira son attention. Elle faillit se sentir mal et déboula en trombe dans le petit bureau attenant au sien, en agitant spasmodiquement deux feuilles devant elle.

- Wassila ! C’est toi qui aies fait partir ces deux courriers vendredi ? Hurla t’elle.

La pauvre Wassila ne put que bredouiller un oui. Pour une fois qu’elle n’oubliait pas de faire partir du courrier, voilà maintenant qu’on lui reprochait. Mais jamais encore elle n’avait vu sa chef dans une telle furie. Celle-ci se laissa tomber sur une chaise, en balbutiant :

- bon sang ! Quelle catastrophe, mais quelle catastrophe tu as causé là ma pauvre Wassila !

- Mais que se passe-t-il donc ici ? On vous entend aboyer à l’autre bout du Labo ?

Sans un mot, Nadjiba tendit les deux feuilles à son patron. Celui-ci devint blanc comme un linge en en prenant connaissance.

- Nadjiba, s’il vous plaît, appelez tout de suite Messieurs Boutef et Boulef et demandez leur de venir immédiatement.

- Je crains fort que pour l’un des deux, ce ne soit trop tard, répondit Nadjiba d’une voix blanche…