INTERVIEW Patrice Locmant « J.-K. Huysmans Le forçat de la vie » (Editions Bartillat, 2007)

INTERVIEW Patrice Locmant « J.-K. Huysmans Le forçat de la vie » (Editions Bartillat, 2007)

Thierry de Fages : Votre livre s’intitule « J.-K Huysmans Le forçat de la vie ». Pourquoi ce titre ?

Patrice Locmant : L’expression « forçat de la vie » est de Huysmans lui-même. C’est ainsi qu’il désigne, dans son roman à rebours, le personnage de des Esseintes, esthète et dandy décadent, sorte de double romanesque de Huysmans lui-même.

L’expression convient, me semble-t-il, parfaitement à Huysmans, ce pessimiste névrosé qui n’a eu de cesse, sa vie durant, de vivre à rebours de son époque, en marge de ses contemporains, de se débattre avec son siècle qu’il condamnait pour sa vulgarité, tout en conservant toujours cependant une lueur d’espoir, un sens élevé de l’Absolu (esthétique comme religieux), une croyance en l’Idéal, au sens baudelairien du terme.

Thierry de Fages : Tout commence en 1848 au 11 rue Suger (Paris), lieu de naissance de l’écrivain. Quel est l’environnement familial et social du jeune Huysmans ?

Patrice Locmant : Huysmans se présente lui-même comme l’amalgame improbable « d’un parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande ». Son père, émigré hollandais exerçait à Paris la profession d’artiste lithographe, s’adonnant, à ses heures perdues, à la peinture, à laquelle il vouait une vraie et sincère passion. Très jeune il initia son fils à la peinture. Celle des clairs-obscurs de la peinture hollandaise ; celle vivante et intimiste des œuvres de la peinture flamande.

Thierry de Fages : Il semble que dès l’enfance la peinture ait été un art très présent…

Patrice Locmant : Ce qui est certain c’est que son père, qui emmenait souvent le jeune Huysmans au Louvre, lui a transmis un regard critique assuré sur la peinture. Huysmans a perdu son père assez jeune. Il n’en a pas moins hérité d’une connaissance, d’une sensibilité et d’une passion indéfectible pour l’art. Son œuvre de critique d’art (voir ses « Écrits sur l’art », réunis en un volume chez Bartillat) en témoigne. Son jugement et ses verdicts sont assurément d’une sûreté hors du commun. N’oublions pas que Huysmans contribua à lancer les impressionnistes (Manet, Monet, Degas…) et révéla au public de nombreux artistes de talent, comme Gustave Moreau, Félicien Rops, Odilon Redon, et qu’il fit aussi redécouvrir à ses contemporains, au début du XXe siècle, un peintre primitif allemand majeur : Mathias Grünewald.

Thierry de Fages : Le naturalisme le séduit… Il écrit « Marthe, histoire d’une fille » (1876) et « Les Sœurs Vatard » (1879). Par rapport à un Zola ou un Maupassant, comment pourrait-on définir le naturalisme de Huysmans ?

Patrice Locmant : Le naturalisme de Huysmans est un naturalisme plus raffiné, plus artiste que celui de ses collègues du Groupe de Médan, me semble-t-il. En vérité, Huysmans est déjà, dès ses années de jeunesse où il fait allégeance à l’École naturaliste, plus proche d’Edmond de Goncourt que d’Emile Zola.

Le réalisme n’est pas pour lui, comme c’est le cas pour Zola, une fin en soi, ni même une méthode de travail expérimentale ou une recette littéraire ; mais simplement un cadre, une structure favorisant la création et permettant de faire émerger un sentiment esthétique chez son lecteur.

Le naturalisme de Huysmans est en quelque sorte esthétique, un réalisme stylisé, qui affirme la prééminence du style sur la narration.

Thierry de Fages : A Rebours (1884), avec son esthétique décadente, annonce un nouveau style. A cause de ce livre, il se brouille même avec Zola. Quelle fut la réaction des critiques de l’époque face à la modernité de A Rebours ?

Patrice Locmant : A Rebours, ce roman qui ne ressemblait à aucune œuvre naturaliste connue – je dirais même à aucun roman de l’histoire de la littérature ! reçut dès sa parution un excellent accueil, tant dans la presse que dans le public. A la grande surprise de Huysmans lui-même, qui croyait avoir écrit un livre pour quelques happy few, pour les raffinés et les artistes, « cadenassé aux sots », comme il le dit. Et pourtant, A Rebours trouva un écho fabuleux dans la jeunesse artiste de l’époque, en France, mais aussi au-delà de ses frontières.

Ce roman provoqua effectivement la colère de Zola. Officiellement parce que Huysmans aurait, à travers son roman, trahi les principes du naturalisme, perverti le projet zolien d’une littérature scientifique et positiviste. C’est du moins la raison déclarée par Zola.

Déclarée ou feinte… Car, pour ma part, je ne suis pas certain qu’il s’agisse là de la seule, sinon de la véritable raison de cette brouille.

Sans doute y avait-il chez Zola, qui appréciait peu de voir ses disciples sortir la tête des rangs de l’Ecole naturaliste, un brin de méfiance, pour ne pas dire de jalousie, envers ce jeune romancier dont le dernier roman venait de remporter un succès enviable…

En effet, si l’on y regarde de près, je ne crois pas que l’on puisse dire que Huysmans se soit véritablement éloigné des préceptes du naturalisme dans A Rebours ; pas plus, me semble-t-il, que dans le reste de son œuvre, et ce jusqu’à la fin de sa vie. Pour moi, Huysmans est resté, jusqu’à la fin, naturaliste. Il a simplement fait évoluer, d’une manière très personnelle, le naturalisme zolien en lui apportant des modulations inédites, tantôt « artistes » (A Rebours), tantôt mystiques (Là-bas), tantôt spiritualistes (En route, La Cathédrale, L’Oblat).

Thierry de Fages : On emploie couramment aujourd’hui en littérature le terme d’autofiction…

Huysmans a-t-il cherché à théoriser cette image du double, si fréquente dans son œuvre (des Esseintes/Huysmans… Durtal/Huysmans) ?

Patrice Locmant : Sans chercher à théoriser cette notion (ce n’est pas à proprement parler le rôle du romancier), Huysmans a assurément été un des premiers à imposer cette forme narrative dans le roman traditionnel en France. Tous ses personnages de fiction sont autant de masques derrière lesquels Huysmans s’expose, s’explore, se confie, livre, avec toute la retenue pudique que permet la troisième personne du singulier, son intimité. Au fond, depuis son premier roman, Marthe, histoire d’une fille, jusqu’àA Rebours, de Là-bas à L’Oblat, Huysmans n’a jamais fait autre chose que d’écrire son autobiographie.

Thierry de Fages : Une certaine morbidité semble caractériser Huysmans. Il loue des châteaux lugubres, il s’initie à la magie noire… Était-il névrosé ? un peu fou ?

Patrice Locmant : Huysmans est avant tout un formidable aventurier des choses de l’esprit, un dilettante passionné qui a recherché toute sa vie à s’approcher d’une certaine forme d’Idéal (dans l’art, dans la littérature, mais aussi, à la fin de sa vie, dans la recherche mystique). Il a poursuivi cet Idéal dans toutes les contrées obscures de la pensée, à travers le décadentisme, le satanisme, le mysticisme…

Peu d’écrivains incarnent avec autant de sincérité, en prenant véritablement le risque de se perdre soi-même (et par la même occasion de perdre ses lecteurs), le précepte baudelairien :

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Passer d’un naturalisme intransigeant au décadentisme, puis du satanisme au mysticisme avait pour le moins de quoi déconcerter les lecteurs !

A une période de sa vie, Huysmans s’est intéressé de près au satanisme et aux sciences occultes. Il a livré dans son roman Là-bas, une vision assez juste du courant sataniste à la fin du XIXe siècle en France. Son roman est d’ailleurs aujourd’hui encore une référence dans les milieux Gothiques.

Maintenant, que Huysmans ait pu passer pour un illuminé notoire, à une époque de sa vie où il hébergeait une prêtresse de la secte de Vintras qui pratiquait sous son toit un culte sataniste, ou encore lorsqu’il se crut, dans les derniers moments de sa vie, porteur d’une mission divine de substitution mystique consistant à obtenir, par la souffrance physique imposée par la maladie (en l’occurrence un cancer qui lui dévorait la mâchoire), le rachat des péchés de l’humanité, cela ne fait pas de doute.

Qu’il ait en revanche développé une certaine forme de névrose, de schizophrénie même, cela s’explique également : tous les esprits qui poursuivent un Idéal élevé s’exposent à des déceptions profondes…

Thierry de Fages : Ce « forçat de la vie » paraît parfois même un peu affabulateur…

Patrice Locmant : Affabulateur ? Je ne crois pas... Mystificateur, par amour du mystère, certainement.

Thierry de Fages : Vous consacrez plusieurs pages à une Crucifixion, de Mathias Grunewald. Un tableau qu’admirait Huysmans. La personnalité trouble de l’écrivain se révèle à travers sa fascination pour cette œuvre…

Patrice Locmant : C’est devant cette œuvre que Huysmans connut un jour une sorte de révélation, d’illumination esthétique. Ce tableau lui apporta la solution du dilemme esthético-spirituel auquel il se trouvait alors confronté, à savoir de réunir deux aspirations a priori contradictoires, deux orientations esthétiques opposées : le naturalisme et le spiritualisme.

Grünewald, dès le Moyen-Âge, avait exploré, dans cette Crucifixion, une voie étroite entre ces deux abîmes. Il était lui-même parvenu, dans la peinture, à concilier le réalisme le plus cru exprimant les aspirations de la chair aux plus pures exaltations mystique dont est capable l’âme humaine… Ce tableau m’est effectivement apparu comme la mise en abîme exprimant le mieux les contradictions intimes de Huysmans, comme un miroir assez fidèle de ses états d’âme.

L’art peut parfois sauver des vies. Sans doute fut-ce le cas pour Huysmans, à qui il permit de trouver une certaine sérénité, un équilibre fragile mais lénifiant.

Thierry de Fages : Après le naturalisme, les flamboyances esthétiques, le mysticisme semble une des voies permettant d’appréhender l’œuvre de Huysmans. A partir de La Cathédrale (1898), de nombreux titres de ses romans font directement allusion à la religion… Comment pourrait-on aborder le mysticisme de Huysmans… ?

Patrice Locmant : Après s’être converti, non sans douleur, au catholicisme, Huysmans se jeta corps et âme (selon son habitude) dans cette nouvelle quête d’Absolu, dans cette recherche d’un Idéal mystique. En route, qui raconte les étapes douloureuses et tragiques de sa conversion ; La Cathédrale, qui explore la symbolique chrétienne à travers l’art du Moyen-âge ; et L’Oblat, récit de son expérience au sein d’une Trappe bénédictine ; ces trois romans « mystiques » forment une formidable trilogie romanesque, une expérience littéraire inédite racontant l’enfer d’une âme sombre et tourmentée, l’histoire d’une conscience pétrie de doutes et de contradictions, déchirée entre des aspirations spirituelles contradictoires, mais trouvant son salut dans un irrépressible besoin de croire et d’espérer…

Thierry de Fages : Un siècle après sa mort, que reste-t-il de la modernité de Huysmans ?

Patrice Locmant : Tout. Ses romans, qui sont plus que jamais aujourd’hui d’une lecture vivifiante. Sa critique esthétique, qui est d’une qualité littéraire époustouflante et se lit comme un roman, le grand roman de l’histoire de l’Art, depuis la peinture des primitifs jusqu’à l’Art moderne. Enfin et surtout, l’homme lui-même qui, bien que retranché dans ses zones d’ombres fascinantes, en dépit de cette part de mystère insondable qui le nimbe tel un halo énigmatique, reste à découvrir ou à redécouvrir...

Patrice Locmant « J.-K. Huysmans Le forçat de la vie » (Editions Bartillat, 2007), Bourse Goncourt de la Biographie 2007

Bibliographie :

Patrice Locmant, J.-K. Huysmans, le forçat de la vie, (Bourse Goncourt de la Biographie 2007), Bartillat, 2007.

J.-K. Huysmans, Écrits sur l’art (1867-1905), Édition établie et préfacée par Patrice Locmant, Bartillat, 2007.

J.-K. Huysmans, à Paris, choix de textes et préface de Patrice Locmant, Bartillat, 2006.

J.-K. Huysmans, Les Églises de Paris, choix de textes et préface de Patrice Locmant, Editions de Paris, 2005.

J.-K. Huysmans, Le Drageoir aux épices (suivi de textes inédits), édition établie et préfacée par Patrice Locmant, Honoré Champion, 2003.