Le bal des ascenseurs - Nouvelle

Le bal des ascenseurs - Nouvelle

Nous avons le plaisir de publier ici une Nouvelle de l’écrivain et poète Pierre de la Coste qui est, actuellement, d’actualité en cette période des Prix littéraires et de son lot de copinages, d’autocongratulations et de dérives, parfois, ridicules du petit milieu des lettres françaises.

Une bien bonne Nouvelle à lire entre les lignes...

L’instant où bascula sa vie, Jack-Henry Coeurdenouille, agent littéraire très en vue, descendait lentement dans un magnifique Coux et Rombaluzier tout de bois verni, de cuir rouge et de fer forgé, qui sentait bon l’encaustique et le vieux mégot. Il admirait sans se lasser le ballet mécanique et feutré des ascenseurs de toutes tailles, de toutes formes et de tous âges. Disposés en cercles à l’intérieur de la gigantesque tour de verre, ils desservaient les étages, les couloirs, les entreprises, les bureaux. Les passagers des ascenseurs, agenda-téléphone en main, envoyaient ou recevaient des milliers de messages, dont la quasi-totalité concernait les renvois d’ascenseurs qu’ils s’échangeaient inlassablement entre eux.

Tout ce va et vient, cette alternance de mouvements verticaux, ascendants et descendants ; ces flots de passagers distribués équitablement sur un plan horizontal, tout cela obéissait à une économie bien réglée, une harmonie secrète et rassurante. Les plans et les lignes structuraient le décor comme dans un paysage de Bernard Buffet. Ce bal permanent était toute la vie de Coeurdenouille. Il en était un élément, un rouage. L’un des danseurs exécutant cette chorégraphie.
Mais ce jour là, lorsque l’écran s’alluma pour lui annoncer un nouveau renvoi d’ascenseur, le cœur de Jack-Henry fit un bond. « Viens me voir, ma poule », indiquait le texte, dans ce style inimitable des grands de ce monde-là, aussi éloigné que possible des relations réelles entre les êtres. Car Coeurdenouille ne connaissait pas personnellement sa correspondante et ne l’avait jamais rencontrée. Certes, il lui avait rendu un grand service, quelques temps auparavant. Mais, d’elle, recevoir un renvoi d’ascenseur ! Il n’en espérait pas tant Le message émanait de Madame Ludmilla Galipote en personne, directrice littéraire des Editions Unifiées Universelles.

L’esprit pratique de Jack-Henry se mit aussitôt en branle. Il fallait bien entendu saisir l’occasion au vol et se rendre sans tarder à l’invitation. Mais le hasard des ascenseurs rendait le trajet périlleux. Croyant sa journée terminée, il s’était offert une descente dans l’un de ces merveilleux ascenseurs grinçant et hors d’âge qu’il affectionnait particulièrement ; celui-ci devait le mener sans hâte à l’étage des bars, cafés et restaurants littéraires. Or le RDA de Galipote concernait évidemment un trajet entre son bureau de l’étage des agents littéraires et l’étage directorial. Son propre pass magnétique et le système informatique des ascenseurs ne l’autoriseraient donc pas à emprunter les ascenseurs souhaités.

Comment se tirer de ce mauvais pas ? La malchance voulait aussi qu’il fut pauvre en renvois d’ascenseurs, en cette période des Prix, et largement débiteur auprès de la plupart de ses connaissances. A qui demander un service dans ce monde impitoyable ? Générosité, désintéressement : ces mots ne s’appliquaient guère qu’à une seule personne dans le carnet d’adresse de Coeurdenouille.
La belle Electre Koua, consultante de presse free-lance, gardait de son Afrique natale un naturel rafraîchissant, trop rare, voire inexistant, dans ce monde artificiel. Jamais avare de renvois d’ascenseurs, qu’elle obtenait parfois en offrant son corps d’ébène à quelques éditeurs et journalistes libidineux, elle ne refusait jamais de rendre service, si on savait la faire rire. Jack-Henry saisit son téléphone :

Madame Koua ? fit-il en déformant sa voix, jusqu’à en faire une sorte de gazouillis ridicule.

Un grand éclat de rire, perlé, interminable, lui répondit. JHC pensa aux magnifiques grandes dents blanches d’Electre.
Madame Koua, madame Koua, ici Galipote, pépia-t-il.
Jack-Henry, je t’ai reconnu...

Madame Koua, j’ai un grand service à vous demander, reprit-il, sévèrement.
Ce vouvoiement et ce ton factices devaient suggérer l’intimité et la familiarité de leur relation. Toujours exprimer le contraire des sentiments réels.
Je t’écoute, mon chéri.

Voilà. Je viens d’envoyer à ce petit Coeurdenouille une invitation à venir me voir, et cet imbécile est bloqué dans une antiquité sans pouvoir passer chez moi.
Cette fois, une admiration sans borne s’empara de la voix de la belle Electre.

Tu as vraiment reçu un RDA de Galipote ?
Oui, et je suis bloqué comme une andouille dans une vieille guimbarde. Tu peux me dépanner ? Je dois évidemment passer par mon bureau, chercher un manuscrit quelconque.
Je te fais cela tout de suite.

Lorsqu’elle le voulait, Electre Koua savait être très efficace. Quelques secondes plus tard, un message indiquait le chemin à suivre et ouvrait les portes sur tout l’itinéraire. Rapidement, Coeurdenouille se retrouva dans son bureau. Son assistante, Dépitée Monsoir, une fille longue et triste comme un jour sans pain, qui avait jadis caressé des rêves de succès littéraires, se préparait à partir. Elle tenait déjà en laisse son chien Goudron, un petit tas de poils et de férocité, d’un noir sale, qui geignait sans cesse.

Dépitée, nous avons une affaire urgente. J’ai besoin de Goudron et de vous.

Bien, Jack-Henry, comme vous voudrez. De quoi s’agit-il ?
Sans doute une conséquence de l’affaire du « Dernier Tabou » et de mon travail auprès de Galipote. Elle vient de me renvoyer l’ascenseur.
L’affaire du « Dernier Tabou » avait défrayé la chronique littéraire, quelques mois auparavant. Il s’agissait d’un projet éditorial lancé par Galipote et destiné à être un succès retentissant. Le livre, signée d’une certaine Evina Sanglot, psychiatre et néanmoins amies des animaux, s’employait à combattre l’ultime interdit des sociétés judéo-chrétiennes : le tabou de la zoophilie. Evina Sanglot décrivait donc par le menu ses relations intimes avec ses trois chiens, ses deux chats et son raton-laveur. Elle dénonçait ce « dernier obstacle à la liberté sexuelle », dans un ouvrage que l’on pourrait aisément présenter comme « le combat courageux d’une femme contre le silence ».

L’opération semblait bien partie, le livre était sous presse, et des extraits circulaient sur internet, lorsque Coeurdenouille sonna l’alerte. Le puissant lobby de protection des animaux annonçait son intention de porter plainte et de faire saisir l’ouvrage, pour « non-consentement du raton-laveur ». Consultés, les avocats de Galipote confirmèrent ses craintes. Le livre risquait de rapporter gros, mais de coûter plus gros encore. Coeurdenouille avait détecté la faille, il apporta, magistralement, la solution : il suffisait de remplacer les animaux par les enfants de l’auteure, après leur majorité sexuelle, d’ailleurs abaissée depuis peu à 13 ans. Le document, toujours présenté comme un témoignage « sur le vif », et toujours aussi « courageux » fut entièrement réécrit en une nuit et publié. Ce fut un triomphe sans précédent.
Tout est prêt, Jack-Henry.
Dépitée Monsoir avait disposé en éventail sur le sol du vaste bureau une série de photos, une pile de Curriculum Vitae, ainsi qu’une dizaines de manuscrits de romans. L’agent littéraire s’assit dans un fauteuil et son assistante libéra Goudron. Non sans geindre atrocement, celui-ci s’approcha des photos, les flaira, puis sans hésiter saisit l’une d’elles entre ses dent et l’apporta à Coeurdenouille. Encouragé par la récompense d’un sucre, il répéta l’opération pour les biographies et les manuscrits.
Comme d’habitude, le choix de Goudron était remarquable, sans appel. La vie choisie était celle de Kevin de La Mouchardière, héritier d’une vieille famille française, transsexuel et prostitué, pilier de boite de nuit et atteint d’un cancer en phase terminale. Son visage serait celui d’un garçon très jeune, au teint pâle, à la chevelure blonde en forme de chou fleur, au regard venimeux. Quant au manuscrit, il faisait bien ses huit-cent pages. JHC arracha la page de garde, écrivit à la main sur la seconde page le nom de Kevin. Il fallait un titre. L’incident de l’après-midi lui revint à la mémoire. Il griffonna un mot à la hâte.

L’ascenseur directorial l’attendait déjà. Jack-Henry, manuscrit, CV et photo sous le bras, savoura le plaisir du trajet, bien différent de celui que lui offrait les antiques Coux et Rombaluzier. Silencieux, rapide, confortable, doté des derniers équipements informatiques et biométriques, il pouvait stocker jusqu’à deux cent RDA en mémoire... Il permit aussi à l’agent littéraire de jeter un regard plongeant sur le nouveau et controversé projet d’ascenseur central. La tour de verre était traversée en son centre par une sorte de cour intérieure. Ce trou de lumière permettait à chacun de voir et d’être vu. On distinguait très bien la structure des « zones » regroupant plusieurs dizaines d’étages. Il y avait la zone des éditeurs, celle des médias, celle des agents, celle des cafés et restaurants littéraires, celle des salons de coiffure... Les ascenseurs étaient disposés en cercle successifs autour de cette cour, à commencer par les plus anciens, qui ne desservaient d’ailleurs pas tous les étages. Or, le futur ascenseur central ultra-moderne prenait audacieusement le contre pied de cette tradition architecturale des cercles concentriques, puisqu’il devait occuper le centre exact du puit de lumière et desservir tous les étages, du premier au dernier.

On l’avait baptisé le BHL. Un choix des plus judicieux. Il honorait la mémoire du grand philosophe qui fut le premier à comprendre les lois de l’édition moderne ; le premier à avoir systématisé le renvoi d’ascenseur en prouvant par l’exemple que la gestion d’un pouvoir intellectuel ou littéraire est préférable à toute intelligence et toute littérature. Mais seul le nom du projet faisait l’unanimité. Pour le reste, il avait déclenché une véritable bataille d’Hernani. Ses adversaires lui reprochaient vertement d’assombrir la cour, de rompre avec la tradition et de heurter le regard, à côté du premier cercle des ascenseurs, charmant vestige d’un passé glorieux. Ses partisans louaient son côté fonctionnel, son excellent impact présumé sur la fluidité des RDA. Ils parlaient aussi du mariage nécessaire de la tradition et du Progrès. Jack-Henry Coeurdenouille se rangeait sans hésitation parmi ces derniers.

Entre, ma poupée et assieds-toi, mugit quelque chose d’informe, affalé derrière un bureau monumental et vide.

Très intimidé, JHC s’avança dans le bureau de Galipote. Il s’assis, tâchant de faire bonne figure. Il le savait, dans ce corps dévasté par l’alcool et la trop bonne chère, ainsi que diverses maladies, derrière cette voix fluette et désagréable, se cachait une intelligence hors du commun. Galipote ne savait ni lire, ni écrire, mais elle savait compter mieux que quiconque. Une grosse main aux doigts boudinés prit le dossier préparé par Jack-Henry.

Tu sais, poupoule, j’ai eu une dette envers toi.
Jack-Henry voulut protester.

Tais, toi, idiote. Tu sais ce que m’a rapporté le « Tabou » ? Non, eh bien ça vaut mieux. Je publierai ce que tu veux. Pas mal la photo. Kevin de La Mouchardière, c’est class. Un trans, parfait. Gros bouquin, gros boulot. Le titre ? « La panne ». Un peu négatif. Espérons qu’il ne nous portera pas malheur. Allez, je prend. Ca sort dans trois mois. Prix Conghourt, ou Renardeau, au pire.

L’entretien touchait pratiquement à sa fin. Il n’ avait plus droit qu’à quelques minutes. Que dire d’autre sinon se confondre en banals remerciements ? Mais soudain, Jack-Henry eut une intuition :
Madame...nous pourrions le lancer au baptême du BHL...
JHC crût que Galipote allait se sentir mal. Elle se renversa en arrière dans son fauteuil et hurla :

Ca alors, ma poule, c’est du génie ! Allez, file, j’achète !

Avec à son bord Galipote, Jack-Henry et Kevin, en invité d’honneur, le BHL descendait majestueusement dans l’espace intérieur de la tour de verre, sous des tonnerres d’applaudissements. Coeurdenouille comprit à quel point il avait eu raison de soutenir ce projet. Le BHL était splendide. Il ressemblait à un immense pistil transparent au milieu d’une corolle d’ascenseurs dont le cercle des Coux et Rombaluziers formaient la base étroite. La fête se déroulait au degré zéro du BHL, un lieu destiné à devenir culte.

Tandis que le champagne commençait à couler et que les invités engloutissaient les petits fours, le BHL entamait sa carrière régulière en emportant ses premiers passager privilégiés. Jack-Henry aperçut la belle Electre Koua, hilare, entourée de nombreux admirateurs, prêts à lui envoyer l’ascenseur. Dépitée Monsoir gavait Goudron de petits pains au caviar. Plus loin, Eugène de Teamonthé, le directeur du site littéraire pilate.com faisait circuler la nouvelle : une fois encore le Conghourt ne devait pas échapper à Galipote et Coeurdenouille, pour leur roman « La Panne ».

Galipote, appuyée sur Kévin, le héros du jour, l’air timide, presque apeuré, s’approcha du micro et leva son verre :
Kevin, ma petite poupoulette, ton livre formidable et courageux paraît le jour où s’élance le BHL. Mais sais-tu qui était BHL ? Bien sûr, tu es trop jeune pour l’avoir connu. Mais moi qui vous parle, je peux vous dire, mes chéris, c’était le plus grand...

Soudain, des cris aigus figèrent le sang dans les veines et le champagne dans les coupes. Un individu, sombre, l’air décidé et de sexe masculin, avait pris place dans la cabine de l’ascenseur géant. Il en chassait les occupants sous la menace d’une hache.

Coeurdenouille reconnut sans hésitation Gaétan Mornemare, le véritable auteur du roman. Il avait tenté de le désintéresser de l’affaire avec un gros chèque. En vain. Mornemare croyait à l’écriture, au style personnel, au respect du texte et au mur de cristal qui sépare l’écrivain, le poète, de la vie ordinaire de ses lecteurs.

Mornemare, enfermé dans une conception aussi étroite et passéiste de la propriété littéraire, ne pouvait que sombrer dans la folie. Il en donnait maintenant la preuve et le spectacle déplorable. Visiblement, le malheureux avait l’intention de mettre fin à ses jours. Il s’était mis à frapper la paroi de verre à grand coup de son outil. L’ascenseur, clignotant de tous ses feux comme un avion en difficulté, s’était immobilisé à mi-étage. La foule des amis de la littérature, admirait, fascinée, cette intrusion de la vie réelle dans le roman. L’écrivain réussit à pratiquer une brèche d’une largeur suffisante et se jeta dans le vide.
A ce moment, l’ascenseur géant, pour une raison inconnue mais technique, reprit sa descente. Le corps du forcené littéraire, retenu par le revers de son pantalon blanc, dut passer, bon gré mal gré, entre les deux parois transparente, l’une fixe, l’autre mobile, séparées de quelques centimètres seulement.

Les muscles d’acier du monstre mécanique poursuivirent leur effort et l’auteur, malchanceux jusqu’au bout, s’étala sur plusieurs mètres carrés, comme les entrailles d’une grenouille entre deux plaquettes de verre, sous le microscope d’un étudiant en biologie. Tandis que s’évanouissaient les blondes attachées de presse, comme tombent les roses d’un bouquet, le sang ruissela, des gerbes d’étincelles enveloppèrent les câbles électriques. On distinguait les grandes taches bleues, rouges et vertes des différents viscères et le cerveau, coupé en deux, présentait nettement les circonvolutions d’un cerveau égaré de poète. Le spectacle, outre qu’il offrait un véritable intérêt scientifique, n’était pas sans une certaine beauté.

Le BHL s’immobilisa enfin dans un long tressaillement, avec un bruit affreux. Tous les autres ascenseurs avec lui. Sa défaillance avait fait disjoncter le système. Mais le drame ne s’arrêta pas là. Les renvois d’ascenseurs programmés dans les mémoires des cabines, annulés, refluèrent en masse vers les agendas-téléphones, qu’ils encombrèrent jusqu’à les faire disjoncter à leur tour.

Une sirène se déclencha, plus aiguë encore que les cris des écrivaines. Les techniciens du Service central, reconnaissables à leur combinaison jaune, firent irruption et bousculèrent sans ménagement les invités. Un vent de panique soufflait sur la réception. JHC, apparemment maître de lui, tentait de désengorger son agenda-téléphone. Mais ses gestes nerveux le trahissaient. Galipote lui jeta un long regard ambigu, où l’envie le mêlait au soupçon. L’agent littéraire risquait gros, il le savait. Certes, le suicide d’un écrivain est-il toujours une bonne chose, dans l’Edition ; mais lui pardonnerait-on jamais, au grand jamais, la panne générale - fut-elle momentanée - , des ascenseurs ?

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