Le Dernier Homme - Nouvelle

Le dernier homme est là depuis plus d’une heure, dans le discret bar, le Fleuve Détourné, qui jouxte la " place Nedjma ".

Il livre sa nostalgie à la rumeur du monde, ivre, son estomac roule sur le comptoir du Fleuve Détourné, le bar de toutes les espérances algéroises, il expose son ulcération, un trou de chair rouge vif, au regard de quelques ouvriers chinois qui viennent d’entrer par erreur.

L’estomac explose, peinture ocre qui tapisse les murs, il découvre un peu plus la nudité d’un être à la peau assombrie par les tragédies de la vie, sans pudeur. Ce dernier homme s’en va vermiller, fouiller la crasse de son âme pour y trouver la douleur, les souvenirs qui le lient à un passé militaire marquant, aujourd’hui est la lassitude qui s’étire en longueur. La lueur de l’après-midi émoussée par l’obscurité du Fleuve Détourné, dissimule un peu la faiblesse des gens. Une odeur d’urine déborde des verres de pastis, elle se fond dans les relents de soûlerie exsudés par les vêtements trempés et les mauvaises haleines.

Il fait chaud, une chaleur encore plus entretenue par les murs du bar et qui fait exploser la croûte de l’alcool sur les cœurs à vif. Le dernier homme perçoit des regards embués, le silence hilare d’une communauté de beuverie. La chaloupe tangue et la mer est brûlante, son socle dur est fissuré. Elle refoule un secret millénaire qui ronge un peu plus les algériens à chaque génération.

Le dernier homme est adossé au mur et sent couler dans ses veines la sève de la liberté, un mirage au feu duquel ses ancêtres s’étaient brûlés. Il se souvient.

Deux années plutôt, un groupe de nomades en fuite composé d’hommes, de femmes avec enfants, avait établi son refuge dans les alentours de la caserne.

Ils étaient saufs, enfin. La vie leur paraissait lointaine pourtant.

Ils passaient la nuit dans des campements de fortune avec l’espoir d’échapper une fois pour toute à leurs bourreaux terroristes.

 chaque soupir, ils joignaient l’extase, et dévoraient le temps avec des désirs interdits. Les hommes s’enfonçaient dans des terrains restés boueux malgré les retards de la pluie, ils y rencontraient des femmes qui relâchaient leurs membres dans une paresse jouissive. Elles attendaient qu’un être les réclame, un acte de propriété qui les tirerait de leur torpeur. Et chaque nuit à la même heure, celle où le sommeil se fait pressant, on devenait le témoin d’un curieux spectacle. Autour d’un feu de bois, les réfugiés ôtaient leurs vêtements, pour se parer de tissus étranges où les couleurs se mêlaient à la justesse des motifs, et ils dansaient furieux au rythme du Gnawi.

Il en fut ainsi pendant des semaines, le rite se poursuivit pendant des mois, les curieux nomades s’adonnèrent à une transe sans lendemain. Â mesure qu’ils dansaient, leurs muscles saillants déchiraient le vêtement et se lançaient nus, à la conquête des astres. Ils étaient libres, ils se sentaient libérés, prêts à enchanter l’univers.

Et les rires et les chants qu’ils connaissaient par cœur, traduisaient beaucoup de leurs joies éphémères.

Ils se souvenaient de leur terre et se racontaient leurs propres histoires, comme pour ouvrir un temps nouveau dans la fêlure du soir. Là-bas, ils aimaient se battre contre l’adversité pour vivre et cultiver. Mais le terrorisme islamiste barbare était le mal qui répandait la terreur.

Qui étaient ces gens là ? Des personnes qui ne possédaient rien, pas même de quoi masquer la forme lourde de leurs hanches rompues à un balancement mécanique. Pas d’objets ni de parures pour témoigner de ce qu’ils avaient été pendant des décennies. Les notes de musique qui s’essayaient encore dans leurs gorges se faisaient longues et sans fin, incapables de se hisser jusqu’à l’octave suivant. Elles se heurtaient à une tonalité unique, celle de la mélancolie qui grignotait progressivement ses parcelles. Le destin de ces hommes et de ces femmes était fait de pauses, de répits avant l’aurore qui gronde et qui viendrait brouiller leurs traits par sa lumière absente. Le voile d’euphorie s’était levé d’un coup.

Leur village était constitué de guitoune, sans consistance, les unes posées contre les autres, comme un pied de nez à l’immensité des hauts plateaux. Ils se haïssaient les uns les autres, comme Dieu les avait haïs, il leur avait bruni la face pour qu’ils ressemblent à la sécheresse de la terre, pour qu’on ne les distingue pas parmi les troncs d’arbres et les racines desséchées. Le village de terre avait perdu le droit d’avoir un nom, consigné malgré lui sur la carte de l’enfer, un lieu superficiel où les hommes dans leur bassesse, se ressemblent.

Et un jour, ils ont fui ces gens-là mais leurs pas les ont portés sur un chemin circulaire, autour desquels il n’y avait plus d’espace, pas même de balises pour leur ouvrir la route. Les bouts de choses allaient disparaître bientôt, sous la crosse du fusil et les coups de machette, et cesser de violer l’harmonie de l’univers. Elles n’étaient pas à leur place à la surface du bouillon.

On était au début des années 90 et les massacres se faisaient de plus en plus cruels. Certains flirtaient avec une fin qu’ils savaient proche, et la perspective de leur désintégration excitait déjà leurs bourreaux.

Les égorgeurs sont là, on a senti leur présence.

Les silhouettes se déforment, aspirées par la densité matérielle, la traction du trou noir qui réclame son quota de Néant. Les égorgeurs sont là, qui observent depuis quelques minutes, ils viennent de lever les mahchouchettes et les machettes.

C’est bientôt le massacre.

Quelques années plus tard, l’Algérie célébrait la mort de Monsieur le terrorisme, un cadavre impressionnant exposé aux algériens dans tous les cimetières du pays. Il trônait en direction de la Mecque, vers laquelle la foule pouvait enfin adresser ses prières pour qu’il aille en enfer, à défaut naturellement d’une justice humaine.

Nul ne pouvait imaginer qu’un jour la décennie noire ferait encore des adeptes. Et pourtant, même le silence de Dieu n’aurait su expliquer la résurrection du démon.

Les traits s’affaissaient certes, mais les armatures de chair semblaient intactes toujours, l’âme devait rester quelques jours perchés sur le nez, nostalgique de ses années de plomb. Le regard s’était inversé, dirigé vers le centre du Pouvoir qui pourrissait tel un cancer. Les paupières étaient closes pour que l’âme, encore éblouie par les lumières chimériques du ciel, se détache du corps. Monsieur le terrorisme avait visiblement la rigidité d’un homme de savoir, plus docte que les imams érudits, il avait part à des secrets immenses, enfouis dans le bassin sédimentaire de l’enfer.

Ainsi, il vibrait avec les secousses sismiques, emprisonnées par la croûte terrestre. On scanda toujours Allah OAKBER car les timbres tremblants s’étirèrent en voix de tête.

Monsieur le terrorisme était donc descendu aux enfers pour en ramener des comptines effrayantes, des odeurs intenses et des postures élégantes. Demain sonnerait la fin de la trêve, la fin de l’espoir aussi, tout le monde reprendrait son rôle, la victime, encore plus victime, et le bourreau, encore plus bourreau.

Sur les lèvres de tous les milliers cadavres d’algériens massacrés, des rictus se dessinèrent par surprise. Avant la décomposition finale dans les entrailles de la terre, ils étaient venus toiser les Notables et les Généraux, ils se sentaient vulnérables tout à coup. Or, ce mauvais sentiment et cette mauvaise conscience ne dureraient pas…

Le dernier homme est accoudé au bar et gémit. Son verre est rempli d’une amertume qui décape l’estomac, irritante, elle dit le parfum entêtant de l’Algérie profonde qui rumine un curieux complexe d’infériorité. Le nez ample et la bouche charnue, son profil est sombre comme les terres désertiques des hauts plateaux. Il reste bloqué dans une atmosphère lointaine, un espace-temps maudit qui côtoie le monde, une blessure qui tarde à se refermer. Chose sure, le salut ne viendra pas du Fleuve Détourné…