Les Djinns - Nouvelle

Les Djinns - Nouvelle

Ouled Chebel était une petite bourgade tranquille et paisible, constituée de modestes maisons autour d’une ancienne mosquée : un village sans prétention, comme tous ceux qui parsèment les terres de cette plaine de la Mitidja oubliée par l’Algérie orgueilleuse qui regarde toujours vers le haut et rarement vers le bas. Cela faisait bientôt dix ans que Omar vivait en ces lieux, où il menait la vie monotone et routinière d’un médecin de campagne, une existence sans aucun charme jusqu’au jour où il reçut la visite d’un curieux personnage.

Comme à l’accoutumée, Omar, ce jour-là, ouvrit son cabinet à neuf heures tapantes, avec la précision d’un horloger : pas une seconde de plus, pas une seconde de moins.

Depuis quelque temps, il n’y avait pas foule qui se pressait pour demander ses services. Mais, ce matin-là, un vieil homme attendait déjà devant sa porte.

Il avait l’air un peu étrange. Mais, Omar avait surtout remarqué son aspect négligé et la pâleur de son corps.

" Bonjour, Hadji ! " lança-t-il au vieillard qui se tenait accoudé au rebord d’une des fenêtres de sa maison.

Le vieillard le regarda fixement, en insistant quelques secondes sur les mains de Omar.

" Bonjour, Docteur, j’ai besoin de vous ! ", dit-il promptement, " c’est une question de vie ou de mort. ", continua-t-il.

Intrigué et un peu étonné par la ferveur et la gravité de cette déclaration, Omar le fit entrer de suite dans son cabinet.

Le vieil homme se pressa de refermer la porte derrière eux à double tour…

" Que se passe-t-il ? " interrogea Omar qui commençait à sentir la peur l’envahir, même s’il croyait que celle-ci n’était pas justifiée au vu de la chétivité du hadji qui se tordait devant lui.

" C’est affreux, c’est horrible, nous sommes perdus… " Cria le vieil homme en se frottant la tête entre ses mains.

Omar commençait à croire que ce vieux était pris d’une démence incontrôlable, et, sentant la méfiance l’envahir, le pria de s’asseoir.

" Calmez-vous, lui dit-il d’une voix douce et autoritaire à la fois, ce n’est pas en vous énervant que cela ira mieux… "

" Je le sais, Docteur, répondit le pauvre homme, c’est affreux, c’est horrible, c’est pas possible, nous sommes perdus… " Continua-t-il en répétant son massage facial.

Omar ne savait pas quoi faire pour calmer l’individu et lui tendit un verre dans lequel il avait placé, subtilement, un tranquillisant.

" Asseyez-vous ! " lui dit-il plus fermement que la première fois.

Le vieillard s’exécuta tout en ne cessant pas de trembler et de frotter son crâne dégarni, prit une grande gorgée d’eau, et reprit de plus belle :

" Docteur, vous ne voyez donc rien, c’est affreux ! "

" Je commence à savoir que c’est affreux, mais qu’est-ce qui est si affreux ? ", interrogea-t-il.

Le vieil homme lui lança un regard de frayeur comme si le diable se tenait devant lui, et dit :

" Vous n’avez donc pas remarqué depuis quelque temps ? Les rues du douar sont désertes et même le muezzin n’appelle plus à la prière depuis deux jours ! "

Ces petits détails n’étaient pas apparus à Omar, qui avait quand même remarqué que ses patients se faisaient rares depuis quelques jours.

" C’est vrai ; maintenant que vous me le dites, il est vrai que c’est bizarre… ", Nota Omar.

" C’est à cause des djinns, Docteur, dit le vieux d’une manière mystérieuse, et ça fait longtemps que l’ai vu… ", Fit remarquer l’homme à Omar.

Il recommençait à trembler de plus belle et sa respiration se faisait de plus en plus haletante…

" Calmez-vous, ordonna Omar, et expliquez-moi toute votre histoire… "

Le fellah commença :

" J’ai remarqué quelque chose de bizarre depuis un mois déjà… Au début, je croyais que c’était simplement mon imagination, mais après, j’ai su que c’étaient les djinns ! "

Omar prit un air intéressé comme pour voiler au vieux l’idée qu’il se faisait de ce paranoïaque, et fit semblant de prendre des notes…

Le hadji continua :

" D’abord, il y a eu le vieux Ahmed Ben Aissa, qui ne s’occupait plus de ses champs et de ses vaches… Je suis allé le voir un soir, après mes corvées, en croyant qu’il était malade, et je l’ai vu, en pleine forme, en train d’enterrer quelque chose dans la terre…Je ne savais pas ce que c’était, mais ça brillait ! Alors, j’ai attendu qu’il ait fini, puis j’ai toqué à sa porte.

Il a ouvert sa porte, je lui ai dit bonjour et expliqué que j’étais venu prendre de ses nouvelles, car j’avais vu qu’il ne travaillait depuis quelques jours… C’est alors qu’il m’a poussé sauvagement en arrière et m’a dit de partir parce qu’il voulait être seul… Et je vous dis, Wallah El Adim, qu’il n’a jamais fait ça avant : c’était toujours le premier à vous faire entrer et à vous offrir à manger pour discuter… "

Omar interrompit le vieux :

" Je ne trouve pas ça vraiment bizarre et affreux " ajouta-t-il pour se moquer un peu. " Tout le monde peut avoir ses humeurs ! "

" Oui, c’est vrai, dit Hadj Mohamed, mais pas Ahmed ! "

" Bien, répliqua Omar en faisant semblant de prendre des notes, continuez… "

Le vieux se rongeait les ongles, puis, en arrachant un lambeau de la peau de son doigt, il

reprit :

" Donc, j’ai trouvé ça un peu étrange que Ahmed se conduise ainsi, mais je suis rentré chez moi : moi aussi, je croyais qu’il avait eu un mauvais jour, mais bon, je vous dis la suite…

Donc, je suis rentré chez moi, et je me suis couché tout de suite après avoir donné à manger aux chèvres…

Le lendemain matin, je suis retourné chez Ahmed Ben Aissa, et il avait disparu… Et Ahmed, croyez-moi, il ne part pas comme cela sans dire le moindre mot à ses amis…

Alors je suis allé voir les voisins, la vieille Nfissa et son fils Moussa, faut dire que je ne les aime pas beaucoup, mais je me suis dit qu’ils étaient peut-être au courant pour Ahmed… Mais bon, Nfissa n’a pas décidément toute sa tête, cette pauvre femme… "

Le vieux s’arrêta comme s’il avait eu le souffle coupé et but à nouveau une gorgée du verre d’eau que Omar avait pris soin de remplir à nouveau.

Omar sentait que le discours du vieil édenté s’emballait et laissait place à des phrases démentielles dignes des personnes possédées que toutes les grandes mères de chez nous décrivaient avec ingéniosité pour nous effrayer.

Sans laisser transparaître la moindre peur, il lui dit : " hadj Mohamed, êtes-vous sur de ce que vous raconter ? "

" Oui, bien sûr Docteur ", interjeta le vieil fellah.

" Hadj Mohamed, reprit Omar, ne croyez-vous pas que votre imagination est un peu trop abondante et que vous faites des montagnes avec quelques détails ? "

" Non, Docteur, et je vais vous le montrer ! " répliqua le vieux.

Sur ces mots, il sortit un petit sac de jute de dessous son large manteau et le posa sur la table.

"Qu’est-ce donc ? " demanda Omar, écarquillant les yeux.

" C’est la chose bizarre que Ahmed Ben Aissa avait enterrée dans sa cour ! " répondit le vieil homme.

Alors, il avança la main au-dessus de la toile et ouvrit le sac… Une lueur étrange semblait s’échapper et une sorte de bourdonnement se fit entendre.

Omar voulut poser sa main sur la sorte de caillou, mais le vieux l’arrêta en criant :

" Ne faites pas ça, malheureux… Sinon, les Djinns vous auront… "

" Mais qu’est-ce que vous croyez que cela soit ? " interrogea Omar de plus en plus intrigué.

" C’est avec ça qu’ils ont nos corps… "

Omar commençait à perdre la notion de la réalité face à la véracité par laquelle le vieil homme expliquait son histoire, ainsi que par ce curieux objet posé sur la table de son bureau.

Alors, pris par un moment d’incompréhension, il sembla plonger dans l’univers fantasmagorique de Mohamed.

" Alors, expliquez-moi comment croyez-vous que cet objet possède les corps et les âmes. ", interrogea Omar.

" Je ne sais pas trop, dit Mohamed avec un air dépité, mais c’est sûr que c’est avec ça que les Djinns prennent notre âme ! "

Omar, intrigué par l’histoire, reprit :

" Bon, revenons à la vieille Nfissa, que s’est-il passé avec elle ? "

Mohamed se sentait un peu plus détendu, non seulement grâce au tranquillisant que Omar avait versé discrètement dans sa boisson, mais aussi parce qu’il croyait avoir trouvé quelqu’un d’apte à entendre son aventure.

Il reprit de plus belle, comme grisé par cette marque d’attention :

" Donc, j’en étais à la vieille Nfissa… J’ai toqué chez elle, mais elle ne répondait pas ! Alors, j’ai penché ma tête à sa fenêtre, et c’est là que je les ai vus… "

" Qui ? " interjeta Omar, comme absorbé par les propos du hadj Mohamed.

" Les Djinns, pardi ! Et ils étaient entrés en eux… La plupart des habitants d’ici étaient dans le salon de Nfissa… même Ahmed, qui ne pouvait pas la voir, était présent… autour du caillou brillant… Pas le même que celui-ci, mais plus gros, aussi gros qu’une vache… "

Omar voyait que le vieil homme, malgré la drogue qui lui avait été administrée, s’énervait de plus en plus, tremblant comme s’il était en transe…

Pour le rassurer, il prit un air compatissant et un peu horrifié pour donner un semblant de confiance à ce fou. " Tout cela relève d’un mauvais film de science-fiction, mais comment savez-vous que " les Djinns " ont pris possession de vos amis ? " interrogea Omar.

" C’est simple, tous ceux qui ont été en contact avec les Djinns ont la peau pâle et les ongles noirs, comme s’ils étaient morts… " Répondit Mohamed, comme si sa réponse coulait de source.

Omar n’avait plus aucun doute : ce vieux était atteint d’une sorte de paranoïa psychotique, mais ne se révélait pas dangereux pour la société ; et pour ce qui était du caillou, ce n’était peut-être qu’une sorte de phosphore…

Il regarda le vieux sans dire un mot, et referma le sac en toile…

" Hadj Mohamed, dit-il pour le rassurer, je pense que vous avez raison… Il se peut que nous soyons dans une situation critique… Il faut que j’avertisse des collègues pour m’aider à résoudre ce problème… Attendez-moi une minute, je vais téléphoner à côté et je reviens de sitôt ! " Termina-t-il avant de se lever pour gagner sa demeure.

Il referma la porte derrière lui, laissant Mohamed seul, un peu fatigué, et endormi par le médicament. Pendant ce temps, il restait assis sagement dans le bureau, sentant une sorte de soulagement l’envahir…

Puis, Omar revint et dit :

" C’est fait ! Ils seront là dans quelques minutes… Ne vous inquiétez pas, tout ira bien maintenant. "

" Oh, Docteur, vous ne savez pas quel soulagement c’est pour moi…Je me sens enfin rassuré et protégé… Je vous remercie… " Dit-il en lui tendant la main.

Omar s’exécuta et hadj Mohamed se tétanisa.

La main de Omar avait les ongles noirs et sa peau était froide comme le marbre…