Les dépossédés

Les dépossédés

Quel est ce droit qui protège les nantis et accable les pauvres ? Si vous commettez un délit d’initiés en vendant vos actions EADS avant l’annonce des mauvaises nouvelles, le gouvernement vous protège ; mais si vous volez une pomme car vous avez faim, et que vous êtes SDF, la nouvelle loi sur la peine plancher vous envoie directement en prison pour six mois fermes. Va-t-on encore se moquer de nous longtemps ?

L’article de Marx à propos des Débats sur la loi relative au vol de bois est paru en plusieurs livraisons dans la Rheinische Zeitung (La Gazette rhénane), entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. La société civile rhénane avait hérité de la Révolution et de la présence française une réforme juridique centrée sur la libre disposition de la propriété privée et l’égalité abstraite des sujets de droit, en rupture avec les traditions féodales du droit germanique. Une société civile moderne avait ainsi commencé à émerger en conflit avec l’Etat prussien.
Alors que la petite bourgeoisie intellectuelle était plutôt attirée par la vie politique française, le mouvement revendicatif diffus attaché à la défense de ces libertés contre la restauration de l’ordre ancien restait cependant sous l’hégémonie d’une bourgeoisie industrielle et commerciale tournée vers l’Angleterre.

Dans son ensemble, cette bourgeoisie libérale rhénane défendit certains acquis de la Révolution, dont le maintien des codes juridiques français, la réforme communale, les libertés publiques. Ce système rhénan détonnait au sein de l’empire prussien.
Trente-cinq ans durant, le gouvernement berlinois s’employa à la refouler par une multitude d’attaques obliques et de réformes partielles, accompagnées d’une expansion de la bureaucratie administrative prussienne chargée de veiller à leur application locale. Les mesures de censure contre la presse, qui devaient conduire au printemps 1843 à la fermeture de la Rheinische Zeitung, puis à l’exil volontaire de Marx vers la France, s’inscrivaient dans cette offensive réactionnaire.

Jusqu’en 1848, le droit rhénan resta cependant l’enjeu d’un bras de fer permanent entre le libéralisme rhénan et la monarchie prussienne. Il n’avait pu échapper cependant à une normalisation bureaucratique progressive à partir de 1815.
Dès le 6 mars 1821, le droit français fut officiellement abrogé et remplacé par le droit en vigueur dans le reste du royaume. En 1824, un ordre du Cabinet ordonna l’introduction du droit prussien dans la procédure criminelle. La même année, les châtiments corporels furent rétablis dans le régime pénitentiaire. En 1826, un nouvel ordre donna satisfaction à la noblesse sur le rétablissement du droit d’aînesse et mit en cause le principe d’égalité civile.

Pour fuir cette réaction, Heinrich Heine précéda Marx dès 1831 sur les chemins de l’exil parisien … C’est ainsi que quelques intellectuels décidèrent de rentrer en rébellion : Proudhon écrivit, en 1840, un pamphlet titré Qu’est-ce que la propriété ? qui attaquait les justifications libérales de l’appropriation privée, et donnait le ton de la bataille à mener …

Mais un siècle et demi plus tard, il semble que rien n’ait réellement changé … Les controverses sont légions : dépôt de brevet, propriété intellectuelle, droit de copie, droit universel d’accès aux soins, droit opposable au logement, etc.
Daniel Bensaïd qui enseigne la philosophie à l’université de Parix VIII Saint-Denis, relit les articles de Marx pour les éclairer d’une lumière toute contemporaine et coller un calque sur les aspirations de nos concitoyens qui, comme par un étrange hasard, s’imbriquent dans les rêves de leurs aînés. En effet, du droit coutumier des pauvres aux biens communs de l’humanité en passant par le principe d’un domaine public, le matériau a changé mais la question demeure : du calcul égoïste ou de la solidarité et de l’intérêt commun, de la propriété ou du droit opposable à l’existence, qui l’emportera ?

Nos vies valent mieux que leurs profits : Debouts, les dépossédés du monde !

Daniel Bensaïd, Les dépossédés – Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, La fabrique éditions, septembre 2007, 126 p. – 9,00 €