Théâtre : LE MEDECIN DE SON HONNEUR

Théâtre : LE MEDECIN DE SON HONNEUR

Avec « Le médecin de son honneur », drame de Pedro Calderón de la Barca
subtilement mis en scène par Hervé Petit au Théâtre de l’Opprimé,
nous sommes projetés d’emblée dans un cadre des plus colorés : celui de
Séville, capitale du royaume de Castille, au milieu du XIVe siècle…

C’est aussi un univers de frustration dans lequel la règle d’or
consiste à tenir son rang et à préserver « son honneur » à tout prix.
Les personnages du « Médecin de son honneur » semblent possédés d’une
furieuse passion pour l’opinion d’autrui : ils vivent dans la peur,
dans une constante crainte des rumeurs… Leur réalité… un royaume des
aveugles ?

Et l’on songe à la fin du conte « Les habits neufs de
l’Empereur », dans lequel Andersen écrit : « Personne ne voulait avouer
qu’il ne voyait rien, puisque cela aurait montré qu’il était incapable
dans son emploi, ou simplement un sot. » Avec « Le médecin de son
honneur » Calderón nous plonge dans les arcanes du clair et de
l’obscur, offrant là une belle réflexion sur la violence des
sentiments et l’absurdité qui en découle, tout cela dans une langue
raffinée, non dénuée d’une poésie morbide.

Arrogant et modeste, don Gutierre est un harceleur à la mode du Siècle
d’or. Il cultive comme un jardinier drogué sa jalousie tubéreuse ou
son honneur (si l’on veut). Cet « honneur », équivalent d’une potion
euphorisante, qui semble - ironiquement - justifier tous les actes et
pensées de l’infant don Enrique, du roi don Pedro, de doña Leonor…
Un « sentiment de l’honneur », se frottant à la réalité et source de
maints quiproquos comiques. On n’est pas très éloigné de Feydeau !

Dans
l’obscurité, Doña Mencia confond don Enrique et son mari… Cachés
derrière un rideau, don Gutierre et doña Leonor sont confrontés à une
autre réalité… « Le médecin de son honneur », théâtre de l’illusion ?
En tout cas, le titre de la pièce la plus connue de Calderón nous
renseigne déjà un peu : « La vie est un songe ».

Dans un décor sobre, le metteur en scène Hervé Petit insuffle un
traitement des plus toniques au texte de Calderón. Il lui donne même
une sacrée modernité ! On est à la fois dans une sorte de polar
lunaire, dans un zeste de réalisme social, et dans une poésie
ténébreuse et lyrique. Les excellents comédiens de la compagnie La
traverse - créée en 1992 par Hervé Petit - rendent là un bien bel
hommage au célèbre poète dramatique espagnol !

LE MEDECIN DE SON HONNEUR de Calderón de la Barca (éditions de
l’Amandier*)

Mise en scène et traduction : Hervé Petit

au Théâtre de l’Opprimé du 17 octobre au 17 novembre 2007
du mercredi au samedi à 20 h 30 et le dimanche à 17 h
78, rue du Charolais 75012 Paris - métro : Reuilly-Diderot ou Gare de
Lyon

et au Théâtre Firmin Gémier d’Antony le lundi 19 novembre à 20 h 30
au centre d’art et de culture de Meudon le jeudi 22 novembre à 14 h 30
et 20 h 45
au relais culturel de Haguenau le mardi 27 novembre à 20 h 30
au Théâtre de Corbeil-Essonnes le vendredi 30 novembre à 20 h 45

* La traduction du « Médecin de son honneur » par Hervé Petit a été
publiée aux éditions de l’Amandier en décembre 2006

Interview d’Hervé Petit

Thierry de Fages : Quelle place tient « Le médecin de son honneur »
dans le répertoire de Pedro Calderón de la Barca ?

Hervé Petit : La pièce est connue et reconnue en Espagne. C’est un de
leurs grands classiques. Par contre, elle est peu connue ici en France,
à part des hispanistes et d’un certain nombre de gens de théâtre (« La
vie est un songe » a tout pris !). Charles Dullin l’a montée au début
des années 30 (il jouait le rôle principal). Elle fait partie, parmi la
cinquantaine de tragédies écrites par Calderón (qui a écrit aussi de
magnifiques comédies, des pièces de cape et d’épée et ces fameux
autosacramentales , pièces religieuses que l’on remonte aujourd’hui),
de ce que l’on a appelé ses drames de l’honneur (3 ou 4 pièces, je
crois, dont « Le peintre de son déshonneur », récemment traduit).

Thierry de Fages : En 2002, vous mettiez en scène au Théâtre de
l’Opprimé « Le chien du jardinier » de Lope de Vega. Avec le recul,
comment percevez-vous cette pièce ? D’ailleurs, quel lien pourrait-on
établir entre « Le chien du jardinier » et « Le médecin de son
honneur »… ?

Hervé Petit : Je dirais que Lope est un poète et Calderón, un
architecte. Je dirais que Lope, « l’homme qui aimait les femmes »,
comme j’aimais l’appeler, pouvait être proche d’une certaine
sensibilité théâtrale française, qu’il était, surtout dans « Le chien
du jardinier », un Marivaux espagnol. Avec Calderón et « Le médecin »,
nous sommes dans un théâtre shakespearien, violent, plus baroque, nous
sommes dans une construction dramatique beaucoup plus impérative,
implacable (plus difficile de couper du texte que chez Lope). C’était
plus dur, plus laborieux à mettre en scène que « Le chien ». Malgré la
puissance de l’intrigue qui court à son dénouement, la pièce est plus
massive, plus cérémonielle. On peut moins s’appuyer sur la psychologie,
sur « les sentiments intérieurs » des personnages. Paradoxalement cette
pièce où la parole règne est une pièce où l’action domine, où du moins
la parole est toujours active, jamais réflexive, ou alors c’est une
réflexion fiévreuse, jamais en repos. « Le chien » était pour moi une
comédie de caractère. « Le médecin » est une tragédie.

Thierry de Fages : Certains voient dans cette pièce une sorte de « 
Princesse de Clèves horrifique ». La plupart des personnages semblent
possédés par de sacrées angoisses existentielles, de sinistres visions…
Est-ce la vision du monde de Calderón de qui transparaît dans « Le
médecin de son honneur » ?

Hervé Petit : C’est une pièce de Calderón qui a fait couler beaucoup
d’encre, qui a été le sujet de nombreuses polémiques littéraires parmi
les hispanistes. Calderón s’identifie-t-il aux valeurs aristocratiques
(et sanguinaires) de Gutierre, l’homme déshonoré ? Certains, les moins
nombreux, le pensent. D’autres, plus nombreux, voient dans la pièce un
regard critique sur le fonctionnement d’une société dans laquelle de
telles choses peuvent se passer. Je parle moi-même dans ma préface à la
publication de la pièce aux éditions de l’Amandier de « 
l’ordonnancement d’un chaos ». Comment, par le crime, une société peut
rester sur ses bases. Je pense que Calderón pointe ici la crispation de
son époque sur des valeurs telles que celle de l’honneur, qui devient
hypertrophiée, dangereuse, folle, comme un cancer qui se développe dans
une illusion de santé sociale. Gutierre est un homme honnête, amoureux,
qui devient fou par intégrité pour des valeurs figées qu’il est le seul
à vouloir respecter. C’est un don Quichotte noir. Et l’honneur ici
trace un destin, comme dans la tragédie grecque. Mais je crois que,
comme tous les chefs-d’oeuvre, la pièce ouvre sur des interprétations
différentes, des contradictions comme celle, classique, entre sentiment
et devoir. Sans cela elle n’aurait pas traversé le temps. En
définitive, Gutierre se comporte-t-il plus en homme qui veut sauver son
honneur ou en homme jaloux qui se venge ? Ces angoisses existentielles
dont vous parlez renvoient d’une certaine façon à la fragilité de
l’Empire espagnol à cette époque, qui finissait d’être tout-puissant
pour commencer son déclin, comme un destin irréversible. Le fameux « 
desengaño », la désillusion.


Thierry de Fages : L’honneur semble un des thèmes récurrents de la
pièce… En outre, la symbolique du sang est souvent évoquée…

Hervé Petit : Le mot revient sans cesse dans la pièce. Il faut le
prendre au sérieux. Ce n’est pas qu’un ornement suranné du théâtre du
XVIIe siècle, ce n’est pas qu’un mouvement de cape. Sans doute dans la
pièce, Calderón, avec une froide ironie, en pointe les contradictions :
ce mot qui conduit au crime, cette « intégrité » qui conduit à
l’intégrisme de valeurs figées (dont l’auteur redore un peu le blason
en plaçant la pièce au XIVe siècle). Il y a encore aujourd’hui des
crimes d’honneur, des crimes de sang (mariages forcés, assassinats de
soeurs par leurs frères au nom de l’intégrité de valeurs sociales
archaïques, etc.). L’honneur : un mot qui a aujourd’hui une certaine
actualité, à travers les conflits de civilisation, l’archaïsme de
valeurs que l’on veut préserver pour éviter l’humiliation (« Je suis
pauvre, il est puissant » dit un personnage « déshonoré » de la pièce,
Léonor). Gutierre reste un homme seul pour préserver son honneur. En
cela ce « monstre » reste pathétique.


Thierry de Fages : De l’honneur à la jalousie, il n’y a qu’un pas…
Paradoxalement, la jalousie « paranoïaque » de don Gutierre semble
humaniser le personnage. Cet archétype de l’homme à la fois sage et
fou est-il courant dans le théâtre espagnol du Siècle d’Or ?

Hervé Petit : Déjà pour cet archétype, plaçons la figure la plus
connue, la plus universelle : don Quichotte, sage et fou ! Oui, dans « 
Le médecin », la paranoïa (celle de Gutierre comme celle du roi,
d’ailleurs) m’intéresse. Et puis le personnage doit souffrir, sans cela
la pièce n’a pas d’intérêt si elle n’est liée qu’à une valeur sociale
et finalement abstraite de l’honneur. La jalousie est ce qui humanise
le personnage, le rend plus proche. Il est d’ailleurs fou parce qu’il
veut rejeter cette jalousie et régler « médicalement » sa souffrance,
son déshonneur. Son effort de rationalisation de sa souffrance est
folie, et devient crime.

Thierry de Fages : Vous interprétez le rôle du roi don Pedro dans la
pièce. Un personnage qui paraît à la fois dur et conciliant…

Hervé Petit : Au départ de mon projet, je ne pensais pas du tout jouer
le roi. Et puis, je ne sais pas, des lectures sur ce personnage
historique qui a réellement existé (Pierre Ier dit le Cruel), qui s’est
fait effectivement assassiner par son frère Enrique (1ère guerre civile
espagnole ?), la lecture notamment de l’ « Histoire de don Pedro Ier,
roi de Castille » de Prosper Mérimée, la force/faiblesse de ce roi, de
cet homme, paranoïaque lui aussi, souverain et angoissé, dur et humain,
la rivalité avec le frère (ce qu’on appelle en Espagne le « caïnisme »,
trait paraît-il profondément hispanique), tout cela m’a passionné, m’a
aspiré littéralement. Ma rêverie historique a dérivé même par rapport
au rôle tel qu’il fonctionne dans la pièce dans son cadre dramaturgique
(plus peut-être une image de père que de frère). Ce n’était pas bien
raisonnable de ma part de jouer ce rôle (suffisamment déjà de travail),
mais j’ai écouté ce désir. Dans la pièce il a un rôle d’arbitre, à la
fois adroit (il veut bien faire) et maladroit (il se plante aussi). Il
est confusément admiratif de la cruauté de Gutierre. Un personnage
double !

Thierry de Fages : L’enfer des tourments de l’âme… l’enfer de la
réalité sociale… Même la poésie du Médecin de son honneur a des
couleurs sombres. Pouvez-vous nous évoquer le Calderón poète ?

Hervé Petit : « ... car déjà, dans la tombe froide et glacée, le jour,
hôte du dieu des flots, se fait nuit » : voilà : Calderón dit ici
simplement que la nuit tombe. J’imaginais même que cette phrase (dite
vers le début de la pièce par Gutierre quand tout encore va bien pour
lui) était une prémonition des catastrophes à venir, une couleur sombre
jetée sur le personnage, comme un nuage qui passe. Cette image encore :

« N’as-tu jamais vu une flamme ardente s’éteindre au courant d’air qui
la blesse et celui-ci dans le même temps ranimer l’étincelle d’une
autre flamme ? L’une vit et l’autre meurt du même souffle » : cette
métaphore pour prédire la mort de l’épouse et la lumière qui s’est
faite en Gutierre d’avoir été trompé ; ces clairs-obscurs de l’écriture
de Calderón (un certain expressionnisme avant la lettre). Il faut que
le comédien visualise ces métaphores ou en tout cas les remplisse dans
son jeu des sentiments qui correspondent à ces couleurs. En fait chez
Calderón, le personnage est peintre de ses sentiments. Son écriture est
un diamant noir.

Thierry de Fages : La dernière scène - que l’on ne dévoilera pas -
dégage une esthétique racée et violente. On songe à un tableau de
Géricault ou de Delacroix…

Hervé Petit : Oui, vous touchez là un point important de l’art de
Calderón : Calderón est à sa façon un peintre. Il a écrit d’ailleurs
sur la peinture. Ses métaphores sont très plastiques (voir par exemple
le titre d’une autre de ses pièces, « Le peintre de son déshonneur »).
Les lumières/ombres de son théâtre pourraient nous renvoyer à
Rembrandt. J’ai moi-même été surpris à certains moments de nos
répétitions de tableaux qui se constituaient naturellement quand nous
mettions en forme certains moments de la pièce. Comme un réalisme
pictural du XIXe siècle, oui, épais, cadré, où l’on voit les corps.
J’ai fréquenté pas mal les musées pour cette pièce, pour me nourrir.
Mais je n’ai pas voulu pousser, affirmer une telle esthétique. Il en
reste quelques moments, quelques images.

Thierry de Fages : Pour conclure, si l’on devait résumer en une phrase
ce tonique Médecin de son honneur… ?

Hervé Petit : « Le médecin de son honneur » est un conte noir, une
pièce précieuse et barbare. Un cauchemar.