En suivant Emma Goldman

En suivant Emma Goldman

Historien américain, Howard Zinn a écrit, en 1975, En suivant Emma, une pièce de théâtre consacrée à la militante anarcha-féministe Emma Goldman. Les éditions Agone viennent de publier le texte.

Emma Goldman (1869-1940) est entrée dans la vie d’Howard Zinn au début des années 1960. D’abord frappé de n’avoir jamais, du lycée à la licence, entendu prononcer son nom, il fut ensuite fasciné par cet incroyable personnage de l’histoire américaine.

Emma est née dans une famille juive à Kovno, en Lituanie (alors russe). La pauvreté l’obligea à travailler dans une usine de corsets, à Saint-Pétersbourg, dès l’âge de treize ans.
Quittant une vie familiale très tendue (son père a tenté de la marier de force à quinze ans), la jeune rebelle émigra aux Etats-Unis en 1885. Elle s’installa à Rochester, dans l’Etat de New York, et travailla comme couturière dans une usine d’habillement. Ateliers-bagnes et logements-taudis lui en dirent long sur la grandeur de l’Amérique.

Révoltée, Emma Goldman s’intéressait de près aux mouvements sociaux. Elle fut servie. Le 1er mai 1886, 80 000 ouvriers manifestèrent à Chicago pour la journée de huit heures. Le 3 mai, de nouveaux ouvriers rejoignirent les grévistes du 1er mai. La police chauffée à blanc tira sur la foule, faisant six morts. Le lendemain, sur Haymarket square, lors d’un énorme rassemblement de protestation, une bombe explosa blessant et tuant cette fois des flics. Des leaders anarchistes furent arrêtés. Quatre furent pendus en 1887 après un procès truqué, ce qui lança les désormais traditionnels 1er Mai dans le monde entier (les Martyrs de Chicago seront innocentés et réhabilités en 1893).

Pour réagir à cette horreur, Emma, comme de nombreux ouvriers en colère, s’engagea pleinement dans le mouvement anarchiste. En 1889, à New York, elle rencontra Alexander Berkman, surnommé Sasha, autre anarchiste russe. Emma devint vite une oratrice réputée qui mettait les flics en rogne. En 1893, elle invita les victimes de la crise économique à piller les magasins pour survivre. Des centaines d’enfants mouraient de faim. « Si les enfants ont besoin de lait, allons nous servir. Servons-nous ! » La police l’arrêta en plein meeting. Elle fut condamnée à deux ans de prison et mit à profit sa détention pour apprendre les métiers d’infirmière et de sage-femme.

De son côté, Sasha purgeait une peine de vingt-deux ans pour avoir tenté d’assassiner, en 1892, le patron d’une aciérie de Pennsylvanie qui avait embauché une milice armée et des jaunes pour briser une grève. À la libération de Berkman, en 1906, les deux amis fondèrent le journal Mother Earth.

À l’occasion d’une conférence à Chicago, en 1908, Emma fit la connaissance de Ben Reitman, un médecin qui soignait les pauvres gens, les hobos, les prostituées. Il pratiquait également des avortements illégaux. Emma avait alors 39 ans, Reitman n’en avait que 29. Les deux volcans devinrent des amants passionnés. La grande confusion sentimentale qui secoua Emma ne l’empêcha pas de poursuivre meetings et conférences dans tout le pays.

Dans un seul mois de 1909, la police interrompit onze meetings où Emma militait notamment pour l’émancipation des femmes, le contrôle des naissances… Un discours contre le patriotisme attira cinq mille personnes à San Francisco. La foule bloqua la police pour la protéger d’une nouvelle interpellation. Emma s’attendait au pire à chaque intervention publique. Sur les estrades, elle emportait toujours un livre pour s’occuper l’esprit en cas d’arrestation.

Le ton monta encore d’un cran quand les Etats-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale, en 1917. Emma et Berkman se retrouvèrent pour dénoncer la conscription. Emprisonnés en 1918, ils furent relâchés à la fin du conflit et bannis. J. Edgar Hoover estimait qu’Emma était l’une des femmes les plus dangereuses d’Amérique.

Retour à la case départ pour Emma et Sasha. Expulsés vers ce qui était devenu l’Union soviétique, ils rencontrèrent Lénine et Trotsky. Ils assistèrent impuissants à la répression des manifestations, à la liquidation des anarchistes, à l’écrasement sanglant de la révolte des marins de Kronstadt… Fuyant la barbarie bolchevique, les deux amis voyagèrent dans plusieurs pays d’Europe, notamment en France où ils sympathisèrent avec la réfractaire May Picqueray qui dactylographia pendant six mois une partie des manuscrits qui composeront Living my life.

En juin 1936, Berkman, dépressif, se suicida. En septembre 1936, Emma se rendit en Espagne pour soutenir la révolution. Elle s’adressa à des foules immenses à Barcelone, parla à la radio, aux ouvriers et aux miliciens en allant sur le front de Madrid.

Pour finir, Emma fut autorisée à faire un voyage exceptionnel aux Etats-Unis en 1940, mais uniquement pour parler de théâtre… Partie défendre des camarades emprisonnés au Canada, elle tomba malade à Toronto où elle mourut à soixante et onze ans. Emma Goldman est enterrée à Chicago, dans le cimetière de Waldheim, près des victimes de la tragédie de Haymarket square. Ce drame qui avait changé le cours de sa vie.

Après avoir longtemps milité contre la guerre du Vietnam, Howard Zinn s’attela en 1975 à un vieux projet qui le hantait : l’écriture d’une pièce de théâtre sur la « magnifique » Emma Goldman. Montée par son fils Jeff en 1976, elle fut jouée à Manhattan par le Theater for the New City. Souvent réécrite, peaufinée, la pièce fut jouée à Boston pendant huit mois devant vingt mille spectateurs. Emma fut également présentée à Londres et à Tokyo.

Sur trois actes, en prenant quelques libertés et raccourcis, la pièce est composée de scènes courtes et toniques qui mettent en lumière différents aspects de la vie d’Emma Goldman et de ses camarades. Basé sur des éléments puisés dans des correspondances et dans les mémoires d’Emma, le jeu permet d’aborder, parfois avec humour, divers thèmes anarchistes et féministes (amour libre, anti-militarisme, lutte des classes, internationalisme, anti-électoralisme…).

Nous pouvons suivre Emma dans sa vie familiale, amoureuse, communautaire, militante et professionnelle. Nous la retrouvons dans des cafés, devant des tribunaux, en prison, sur des piquets de grève ou dans des meetings. Ce qui permet d’entendre ses prises de paroles ou celles de Johann Most, un militant influent qui se fera cravacher en public par Emma parce qu’il refusait de soutenir Alexander Berkman après son emprisonnement.

Les scènes écrites par Howard Zinn donnent aussi un éclairage sur les contradictions et les tourments sexuels des militants qui tentaient d’expérimenter au quotidien des principes libertaires généreux, mais complexes. À lire, en espérant qu’un metteur en scène fasse bientôt revivre Emma Goldman, une femme franchement épatante.

Howard Zinn, En suivant Emma – pièce historique sur Emma Goldman, anarchiste & féministe américaine, 176 pages, éditions Agone. 15€.

Cinq autres titres d’Howard Zinn sont disponibles aux éditions Agone : Une histoire populaire des États-Unis (2002), Le XXe siècle américain (2003), Karl Marx, le retour (théâtre, 2002), Nous, le peuple des États-Unis (essais, 2004) ; L’Impossible neutralité (autobiographie, 2006).