Les charmes pervers de la sexyvilisation

Les charmes pervers de la sexyvilisation

Dans un ouvrage bien charpenté, Sexyvilisation - Figures sexuelles du temps présent, Roger Dadoun et ses co-auteurs proposent une plongée en apnée dans le monde du sexe. Une exploration vive et caustique qui nous met en garde contre l’omniprésence d’un sexy qui pourrait réduire en miettes nos plus beaux songes érotiques.

« Où donner de la tête, et surtout comment ne pas la perdre lorsque, de tous côtés à tous moments sexes sexualités sexuations sexysmes en tous genres fondent sur nous, nous agrippent, et ne nous lâchent plus ? » Dès l’introduction de Sexyvilisation, Roger Dadoun, philosophe et psychanalyste, donne le ton.

Le livre édité chez Punctum est dédié à Wilhelm Reich, l’auteur de La Révolution sexuelle. Dirigé par Roger Dadoun, l’ouvrage réunit sept autres signatures (Bernard Lafargue, Fabien Ollier, Jean-Max Méjean, Franck Evrard, Nathalie Vialaneix, Sylvie Chaperon et Thierry Carrasco). Il n’en fallait pas moins pour décortiquer le sexy qui suinte quotidiennement dans les médias, la publicité, la politique, le sport, la mode, le cinéma, la littérature… « A coups trop tirés », comme disait Marcel Duchamp, la planète sexy n’est-elle pas en train de tourner folle ?

« La puissance du sexe et de la sexualité a été reconnue depuis des temps immémoriaux », rappelle Roger Dadoun en évoquant les nombreuses Vénus et dessins préhistoriques mettant en valeur seins, fesses et sexes en érection. Si la sexualité a toujours été escortée par de multiples représentations, Roger Dadoun estime que le sexy contemporain est allé bien au-delà des habituelles productions pour devenir quasiment hégémonique. Une « contamination » qui fait que toute la culture planétaire est marquée au sceau du sexy. Doué d’une prolixité infatigable, le sexy se veut maintenant porte-voix et porte-étendard de la sexualité. « Rouleur de mécaniques organiques », dit plutôt Roger Dadoun.

Le chapitre de Fabien Ollier fait entrer Eros sur les stades. L’air de rien, faire l’amour c’est du sport ! Une étude a montré qu’un non sportif en pleine action dépense autant d’énergie qu’un coureur sur huit cents mètres. Eh oui, l’amour est une activité physique complète. De là à mettre la sexualité au programme de la préparation des sportifs, il n’y avait qu’un petit pas, vite franchi. On apprend ainsi que la médecine sportive teste depuis longtemps les effets de la sexualité sur les champions. Câlin « raisonnable », nuit torride, masturbation sont prescrits scientifiquement en fonction des disciplines qui requièrent agressivité, concentration ou endurance. Le sexe avant la course est bon pour les marathoniens. La masturbation augmente de taux de testostérone des rugbymen. Dans cette logique, la médecine du travail prescrira-t-elle bientôt des pauses sexuelles pour les cadres stressés des entreprises performantes ?

Attention, les effets du sexe sur ordonnance ne sont pas les mêmes si l’acte est pratiqué avec le/la partenaire habituel/le ou dans une situation extraconjugale. Pour la coupe du monde de foot de 1998, les officielles étaient venues « détendre » les champions. Ailleurs, les services de call-girls ont pu être sollicités dans certains meetings d’athlétisme. Des témoignages font aussi parfois mention de viols, « dérives » connues et couvertes en haut lieu au nom de l’honneur et de la patrie.

Réputé pour sa fonction anxiolytique, l’acte sexuel peut donc remplacer la prise de médicaments. Désérotisé, réduit à des apports énergétiques et à des effets mécaniques, le sexe est devenu le dopage parfait, indétectable aux contrôles. Ce fut déjà le cas dans les pays de l’Est. Olga Karasseva, ancienne championne russe de gymnastique, a connu la maternité forcée et l’interruption obligatoire de grossesse parce que le corps d’une femme enceinte produit plus d’hormones masculines. Vadim Moisseiev, ancien responsable du sport soviétique, expliqua que des gymnastes, âgées de quinze ans à peine, devaient coucher avec leur entraîneur avant d’avorter… Convoquez Eros et Thanatos n’est jamais bien loin.
Comme le disait Jean-Marie Brohm, « le sport tue, le sport incite à des violences barbares. Le sport est lui-même, dans sa course à l’exploit et au record, un processus morbide de destruction et d’autodestruction. »

« Montrez ce sein que je ne saurais voir », s’amuse ensuite Jean-Max Méjean dans un chapitre consacré au cinéma. Les œuvres de Federico Fellini, Woody Allen et Pedro Almodovar servent de fil rouge, mais des clins d’œil sont lancés à Nagisa Oshima, à Larry Clark ou à Pablo Berger, auteur du succulent Torremolinos 73.

Frank Evrard s’interroge. « Quels habits neufs pour l’érotisme ? » A une époque où la transgression sexuelle est devenue un impératif pour l’individu soucieux de paraître moderne, anticonformiste et libéré, dans un monde où le sexe n’est ni sublime ni tragique, ni normal ni pervers, on peut en effet se poser quelques questions. Le porno chic a envahi l’imagerie publicitaire de luxe. La mode exhibe le corps érotisé comme argument commercial. L’individu, partagé entre ses désirs secrets et les exigences de son être social, se trouve confronté à une terrible situation schizophrénique.

« Vices et vertus font voix publique, poursuit Nathalie Vialaneix dans un chapitre vigoureux. Le dehors est le dedans, le dedans est le dehors. Télé, radio, Internet, cinéma, littérature : ça provoque, flirte, aguiche, bécote, se pelote, ça gémit, crie, jouit, ça partouze, ça échange, ça cause, cause, jacte, disserte et ratiocine. (…) La croyance en la liberté sexuelle est devenue commune : on lui a créé toutes sortes de mausolées, on l’a neutralisée à force d’analyse, mais toujours on la clame, on la revendique. (…) On fonce, on défonce. On se défonce et on s’enfonce. »

Changement de registre avec Sylvie Chaperon qui remonte aux sources de la sexologie. Un domaine défriché par des anarchistes comme Jeanne et Eugène Humbert, Maurice Jorgand, Madeleine Vernet, Madeleine Pelletier, Camillo Berneri, Sébastien Faure (qui réserva une entrée à la sexologie dans son Encyclopédie anarchiste)… Sexologues et féministes s’alliaient sur certaines revendications. La Ligue mondiale pour la réforme sexuelle sur une base scientifique (LMRS) prônait l’égalité politique, économique et sexuelle entre hommes et femmes, le droit au divorce, la protection de la mère célibataire et de l’enfant illégitime, la prévention de la prostitution et des maladies vénériennes, l’éducation sexuelle…

Si le contrôle des naissances ne rencontrait l’adhésion que d’une minorité de féministe, il était défendu par les premiers sexologues. Ceci dit, certaines idées sur l’homosexualité, la masturbation ou le plaisir féminin feraient bondir aujourd’hui. « Après les mouvements féministes et homosexuels des années 70, cette première sexologie nous semble évidemment désuète, étroite d’esprit, voire, dans son accouplement avec l’eugénisme, dangereuse, reconnaît Sylvie Chaperon. Mais replongée dans son contexte, et a fortiori comparée aux discours médicaux du XIXe siècle, elle peut être qualifiée de progressiste et de libératrice. »

En conclusion, Roger Dadoun explique ce que l’absolu besoin de séduire doit aux jeux de séduction enfantins. « C’est sur ce fond libidinal infantile que le sexy trouve ses appuis et ses ressources, et le terreau sur lequel fructifier », dit-il avant d’en remettre une couche sur une machine médiatique, le « fast fuck de l’imaginaire », saturée de plans bien cadrés sur des décolletés et nombrils gonfleurs d’audimat. « Le sexy s’est pacsé avec une valeur nommée transparence qui dit : il n’y a rien à cacher, circulez d’une chaîne à l’autre, il y a tout à voir ! » Pauvre peuple de télécommandés, comme disait le poète anarchiste Armand Robin…

L’euphorie libertine libertaire de l’après-68 ne se reconnaît pas dans les délires de la trivialité marchande. Le refus de toute forme de domination sexuelle et de domestication de la vie amoureuse peut-il s’accorder avec les déballages de strings qui mettent les dessous dessus ? Libération ? En quoi réduire la sexualité à un totalitarisme commercial et publicitaire serait s’opposer véritablement aux puritanismes et aux intégrismes anti-sexe ?
Et si ce sexy mercantile, si cette factice liberté des mœurs qui s’affichent de manière tapageuse n’étaient qu’une manière perverse de réduire l’Eros au silence ?

Face au spectacle banalisé des exhibitions permanentes, à la suite de Roland Barthes, Sexyvilisation signale que l’endroit le plus érotique d’un corps se situe sans doute finalement là où le vêtement ne fait que bailler.

Roger Dadoun, Sexyvilisation – Figures sexuelles du temps présent, Puntum éditions, 176 pages, 16,50 euros.

Roger Dadoun parlera de ses écrits le samedi 27 octobre, à 15h30, à la bibliothèque La Rue (10, rue Robert-Planquette 75018 Paris).