O Révolutions – Rentrée 2007

O Révolutions – Rentrée 2007

L’auteur de La Maison des feuilles récidive avec un livre extraordinaire, un voyage infernal à travers les USA qui tient du périple initiatique. Pétillant, jubilatoire, littéralement insensé, à la syntaxe hallucinante, ce livre tient du miracle …

Mark Z. Danielewski est l’auteur américain le plus fou furieux de ces dix dernières années. Souvenez-vous, en 2002 paraissait, chez Denoël, un roman monstre, tant par la taille, le format que l’essence : La Maison des feuilles (que Denoël ressort en librairie). Une narration elliptique aux innovations typographiques qui avait eu leurs premières heures de gloire sur le Net. Immédiatement, la mise en pages de ce chef-d’œuvre graphique fut considérée comme l’œuvre littéraire la plus innovante du début du siècle nouveau. A juste titre.

C’est donc avec jubilation et un tantinet nerveux que votre serviteur ouvrit ce nouvel objet littéraire non identifié. Only Révolutions est tout d’abord un beau livre. Sujet assez rare chez un roman pour le signaler : la couverture, d’une grande qualité, cache un trésor. Attention, quand vous l’ouvrirez, il ne vous sera plus permis d’y échapper. Le papier ivoire vous capturera l’œil, puis votre curiosité sera attirée par la mise en page : le texte s’aligne, tel un blason, en quatre quarts, dont la moitié de la page imprimée à l’envers. La typographie aux nombreuses polices (Dante MT, Lucida, Perpetua, Tempo, Myrad Pro, Spectrum MT et Univers 57) joue avec les couleurs (Pantones 146U, 355U et 2602U). Ainsi, le texte parade en ces pages avec force MAJUSCULES, corps gras et lettres colorées …
On n’y tient plus, on se plonge d’emblée dans la lecture. Mais attention ! L’éditeur conseille de lire huit pages de chaque récit, d’un côté l’autre du livre (puisqu’ils sont imbriqués l’un dans l’autre). Et, en effet, il y a cette possibilité puisque la symétrie est respectée : le roman peut se lire par les deux bouts, en suivant en simultané ce que disent, pensent, font les deux adolescents ; un jeu révolutionnaire – au sens copernicien – en tournant sans cesse le livre à 360° pour passer d’un narrateur l’autre.
Mais, personnellement, je trouvai cela trop saccadé, trop répétitif, lisant les mêmes faits d’une voix l’autre. Par contre, si l’on s’enfonce dans l’un des récits plus avant, comme celui de la jeune fille, Hailey, disons une centaine de pages, on parviendra plus aisément à percevoir l’intrigue et à s’imprégner de la langue. Alors, on retournera le livre, et on reprendra le récit du côté du jeune garçon, Sam, et lorsqu’on reliera dans une autre musique les mêmes événements, ils prendront une toute autre mesure en jouant sur la réminiscence de l’acte déjà lu, mais rejoué d’une autre manière, narré dans une autre musique, toute identique mais jamais pareillement la même …

Car le postulat de départ n’est pas ce qui donne la force à ce livre-là. On a déjà vu, lu, entendu, l’histoire déjantée de deux jeunes adolescents qui s’offrent un temps de liberté pour tout quitter et traverser les USA. Roméo et Juliette façon punk, ils auront toujours seize ans ! Soit. C’est violent, sexuel, trash, cela n’est pas sans rappeler Sailor et Lula (David Lynch) ou les dérives de Kerouac ou Thoreau. Mais ce qui fait ici le chef-d’œuvre c’est bien le style, et au-delà tout le concept unique du livre.
Dans un tourbillon d’étoiles nos deux héros traversent le siècle avec comme seule maxime, l’amour. C’est bouleversant ce récit qui déboule à toute blinde, et c’est aussi une prouesse littéraire nappée d’une rare intelligence !

Pour ancrer ce périple dans la glaise du monde, Danielewski a inséré, en marge, des rappels chronomosaïques, comme il les nomme, une série d’événements, de données, de citations, qui, tel un habillage sonore, dessine le décor sur un siècle et demi. Ce témoignage historique débute (côté Sam) par l’abolition de l’esclavage aux USA pour s’achever par l’assassinat de Kennedy, marqueur temporel qui donne le départ du récit de Hailey, lequel s’achève de nos jours.

Autre détail stigmatisant le souci de perfection de Danielewski, le livre comporte 360 pages pour le récit, et chaque page comporte à son tour 360 mots (répartis en quatre blocs de 90 mots) ! Cet exploit narratif, auquel il faut associer le jeu des couleurs et des polices, a été conservé dans la traduction de Claro qui s’est joué des expressions idiomatiques de l’argot américain pour les transfigurer dans une langue nouvelle aux sonorités poétiques et lumineuses.
Dès les deux premières pages avalées, une fois adoptée cette mise en page extraordinaire, l’on est bercé par la musicalité de cette langue qui mêle sauge, tournesols, radis, sassafras (pour un décor olfactif) aux descriptions alambiquées mais si parlantes qu’on en arrive à regretter que ces nouveaux mots ne soient pas intégrés dans notre langue : je suis foudrifiée ; paré et pas qu’un peu à extravaguer sur des lieues, il doublodouble zozomobiles ; tourniqueutant avec mon cul moulinet défiant ; il tâtonne et tergirenverse, le pourléchouillant les cheveux

Voici donc un bel objet qui livre le plus original des champs lexicaux, une invention verbale digne des ados mais qui témoigne aussi qu’un signe fort est né : ici, une autre manière de refondre la langue dans l’histoire, afin de lui donner ses lettres de noblesse, permet d’explorer les infinies possibilités qui nous sont offertes. Il suffisait d’oser. Danielewski l’a fait, avec maestria et un talent fou. La conscience moderne a désormais son étalon. Y’ plus qu’à …

Mark Z. Danielewski, O Révolutions, traduit de l’américain par Claro, coll. "& d’Ailleurs", Denoël, septembre 2007, 365 p. – 25,00 €