Jules Durand ou l’Affaire Dreyfus du pauvre

Jules Durand ou l'Affaire Dreyfus du pauvre

L’ombre de Jules Durand, militant anarcho-syndicaliste victime d’une machination politico-judiciaire en 1910, rode toujours sur les pavés havrais. Pour fêter les 100 ans de l’Union des syndicats, des militants CGT ont mis en scène la célèbre pièce d’Armand Salacrou, Boulevard Durand.

L’Affaire Durand a soulevé les passions. Des vagues de protestations et de grèves allèrent jusqu’en Angleterre et aux Etats-Unis. Prolétaires ou non, les consciences furent bouleversées. “Ma vie d’homme fut marquée par cette terrible “erreur” judiciaire, vécue dans mon enfance”, confia l’auteur dramatique Armand Salacrou qui écrivit la pièce Boulevard Durand, Chronique d’un procès oublié.
À l’occasion de la création de la pièce de Salacrou, en 1961, le président René Coty, qui fut l’avocat de Jules Durand, déclara : “Durand gênait car c’était un homme intègre, un pur, un apôtre, et je n’ai pas l’habitude de galvauder mes mots.”

Né en septembre 1880 dans une famille ouvrière, Jules Durand travailla très jeune. Pour étudier, il allait le soir, après le turbin, à l’université populaire des Bourses du Travail.
Lecteur de Louise Michel, de Pierre-Joseph Proudhon, d’Émile Pouget, il deviendra un ardent militant syndicaliste révolutionnaire. Un profil qui ne plaisait pas trop aux patrons. Il sera licencié de la société d’affrètement où il travaillait comme docker. Il deviendra alors, comme son père, charbonnier-journalier. Grillé, il n’était embauché que lorsque les patrons avaient vraiment besoin de bras.

Durand profitera de ses jours chômés pour aider au renforcement de l’organisation syndicale. Devenu secrétaire du syndicat corporatiste des charbonniers du Havre, il le fera adhérer à l’union locale des Bourses du travail et à la CGT. Durand jouera également un rôle actif dans la création de l’union départementale des syndicats.

En 1910, le syndicat des charbonniers compte plus de quatre cents adhérents. En août, suite à la mise en service d’un nouvel appareil de chargement, il lance une grève illimitée sur le port « contre l’extension du machinisme, contre la vie chère, pour une hausse des salaires et le paiement des heures supplémentaires ». Jules Durand est une figure incontournable du mouvement.

Pour casser la grève, la Compagnie générale transatlantique (ancêtre de la CGM) embaucha des renards, c’est-à-dire des jaunes, payés triple. Le 9 septembre, après quatre semaines de grève, l’un des jaunes, totalement ivre, menaça de son revolver quatre charbonniers grévistes non-syndiqués et aussi bourrés que lui. Bagarre générale. Le jaune est assommé. Il meurt le lendemain à l’hôpital. Les quatre coupables sont arrêtés.

La Compagnie générale transatlantique, la bourgeoisie locale et sa presse, dont Le Havre Eclair, montent le fait divers en épingle. Des faux témoignages affirment que l’assassinat du renard a été voté par le syndicat, à la demande de Jules Durand, le 14 août. La manœuvre est évidente. Même le chef de la Sûreté du Havre dénoncera cette machination grossière, mais l’anarcho-syndicaliste est arrêté le 11 septembre. C’est le début de “l’Affaire Dreyfus du pauvre”.

Le 25 novembre 1910, après une instruction bâclée et un procès honteux, le syndicaliste, par ailleurs militant anti-alcoolique, est condamné à mort par la cour d’assises de Rouen. À l’énoncé du verdict, Jules Durand fait une crise de nerf. Pour l’achever, on lui impose quarante jours de camisole de force.

La colère et la révolte frappent alors Le Havre où une grève générale éclate le 28 novembre. Toutes les grosses corporations sont touchées. Les quatre mille travailleurs du port (ouvriers, voiliers, dockers, charbonniers, camionneurs…) suivent massivement. Tout comme les trois mille ouvriers du bâtiment. Les ouvriers des tramways, les employés, les boulangers, les gaziers… se mettent partiellement en grève. La liste des grévistes est longue. La salle Franklin ne peut contenir tout le monde pour le premier meeting de protestation. L’après-midi, trois meetings feront encore le plein à Franklin, à la Maison du Peuple et à la salle des fêtes du quartier de l’Eure.

Les diverses actions et pressions aboutissent à un piètre résultat. La peine de mort est commuée en une peine de réclusion de sept ans, ce qui est toujours inacceptable puisque Durand est innocent. Finalement, grâce à une campagne soutenue par la Ligue des droits de l’Homme et par de nombreux députés, Jules Durand est libéré le 15 février 1911, mais pour être admis à l’asile d’aliénés de Sotteville-les-Rouen.
Il y meurt le 20 février 1926. Laminé par l’injustice et la haine des puissants, Jules Durand était devenu fou. Son état ne lui a jamais permis de savoir qu’il avait finalement été innocenté par la cour de cassation le 15 juin 1918...

Au Havre, Jules Durand a ensuite donné son nom à un grand boulevard et à un groupe libertaire. En 2006, pour le 80ème anniversaire de la mort de Durand, la CNT et la CGT se sont rendus, séparément, devant le monument dédié à l’anarcho-syndicaliste dans le cimetière Sainte-Marie. Plus curieusement, atteint sans doute de sarkozite aiguë (délire contagieux qui pousse les élus de droite à détrousser les cadavres de leurs ennemis morts. Après Môquet, Jaurès, Blum... Durand), Antoine Rufenacht, maire UMP du Havre, est allé poser une plaque commémorative sur la maison du charbonnier, quai de Saône.

L’initiative prise dans le cadre du centenaire de l’union des syndicats CGT du Havre est plus sympathique. Depuis deux ans, le Collectif Durand et le théâtre de l’Ephémère, soit une trentaine de comédiens amateurs, la plupart membres de la CGT, travaillent à une adaptation de Boulevard Durand, la pièce d’Armand Salacrou. Un spectacle « épuré » de trois heures pour une œuvre jugée injouable par l’auteur lui-même.
Stéphane Hauguel, le metteur en scène, insiste sur le fait que si la démarche du collectif est théâtrale, elle est aussi militante. Manière de monter sur les planches pour dire que la lutte des classes reste d’actualité.

L’exposition qui accompagne le spectacle enfonce le clou en rappelant de beaux chapitres de l’histoire sociale. S’inspirant notamment d’un ouvrage incontournable, Histoire oubliée et méconnue du syndicalisme havrais (publié par le groupe libertaire Jules-Durand), un panneau est consacré à l’anarcho-syndicalisme, principal courant fondateur de la CGT.

Que le courage et l’ardeur des « anciens » de la trempe de Jules Durand nous inspirent pour mener à bien les combats qui nous attendent.

Boulevard Durand, par le Collectif Durand et le Théâtre de l’Ephémère. Représentations le 29 septembre (à 19h) et le 30 septembre (à 16h) dans l’historique salle Franklin, au Havre. Le 13 octobre (à 19h) au CE Dresser, salle Navalis, au Havre. Les 19 et 20 octobre (à 19h) à l’Espace culturel de la Pointe de Caux de Gonfreville l’Orcher.

Réservations à l’Union locale CGT du Havre (02 35 25 39 75). Participation aux frais : 7 euros