Elucubrations - Nouvelle

Elucubrations - Nouvelle

J’éprouve toujours de la honte quand je repense à mon vieux penchant de
rejeton geignard, plaintif et maladroit. En vérité, Je ne veux pas redevenir
cet être émotif et fragile que j’étais tout gosse. Je ne désire pas non plus
retrouver ce petit garçon qu’il fallait presque emballer tendrement avant
toute épreuve. Tout petit déjà, avec mes airs résignés j’énervais tout le
temps ma mère. Je suis sur qu’elle me trouvais pathétique car j’en faisais
des tonnes pour rien. Je rentrais de l’école en pleurant, me vexait pour un
rien du tout.

Des lors ma mère me suggérait : " À chaque fois que tu es
vexé, essaie de comprendre comment tu as facilité cette vexation. Quelqu’un
peut-il te vexer si tu refuses de l’être ? Allez va, ne t’en fais pas ! ".
Rassurez-vous, je ne force pas sur le mélodrame. Non, je ne cherche pas
l’apitoiement. Que chacun tienne ça pour soi. On en aura tous besoin un
jour. Si vous ne me croyez pas, alors vous n’avez qu’à arborer l’oil hostile
de certains âgés qui savent ô combien ils n’intéresseront plus personne au
monde.

Quand à mon histoire, je pense qu’elle mérite bien votre attention. Tout a
commencé pour moi quand j’ai vu cette annonce dans un journal au sujet d’un
ordinateur portable d’occasion. Une affaire vite bouclée qui s’était avérée
à la fin intéressante.
Je venais d’aménager dans un petit appartement situé dans un quartier
relativement huppé d’Alger, du côté de la placette de Hydra. J’étais
célibataire. Pas vraiment un solitaire. J’avais un groupe de copains. Une
petite amie de temps en temps, ô pas de quoi me faire dormir à poings
fermés, mais bon. Disons que je n’étais pas suffisamment beau pour que,
comme par hasard, des tas de filles m’apprécient surtout pour mon humour et
mon amabilité...
Dès que j’ai installé le petit ordinateur sur mon bureau, je me suis
connecté à Internet. J’ai vite découvert les e-mails. Petit à petit, j’ai
commencé à écrire à des correspondants partout dans le monde. Je passais des
heures chaque jour à répondre à mes amis internautes. Ensuite, j’ai
découvert les forums virtuels. J’y passais mes soirées. D’abord une sur
deux, puis sept jours sur sept. Quelques fois je me relevais même la nuit
pour contacter des personnes.

Avec le recul, je pense qu’il n’est pas étonnant qu’à l’époque dans mon
travail je devienne de moins en moins productif. Durant des jours entiers,
j’avais un visage tuméfié de fatigue. Je ne passais plus un seul jour sans
aller discuter sur un chat.
Je me disais que quelque chose n’était pas normale dans mon comportement et
j’ai commencé par m’imposer des normes. Je tentais de limiter mes temps de
connexion. J’ai tenu le coup deux ou trois semaines, peut-être plus.
Puis je suis retombé dans la spirale, bêtement, en cherchant un site sur
l’Egypte.

J’étais follement amoureux de ce pays que je voulais découvrir à
tout prix. D’autant plus que j’ai toujours bien aimé les voyages. Le voyage
est la meilleure des écoles. La vraie école même. Quand on voyage, on oublie
d’où on vient et on n’aspire qu’à découvrir ce qu’on cherche, si tant est
qu’il y en ait qui court derrière un but.

Enfin, pour être vraiment sincère la seule victoire que j’avais pu arracher
à l’attraction du réseau, c’est que je ne me levais plus la nuit pour me
connecter. Sauf le week-end. Je me consolais en me disant qu’il y avait
pire que moi.

Il m’arrivait souvent de mentir sur la durée réelle de mes connexions. Je
n’avais plus de copine. Disons que mes dernières relations avec les femmes
n’avaient pas été très brillantes.

Chaque histoire avait été pour moi une source de déceptions et
d’effondrements. Bref, les filles ça ne me manquait pas trop. Je ne trouvais
donc pas cette solitude si étrange que cela. Si on n’est pas un homme
repoussant, plutôt élégant et gentil, et en plus socialement " respectable
", on passe vite pour un être bizarre à se passer de femmes comme ça.
L’attitude machiste, très répandue chez nous, qui consiste à conclure que
sans vie sexuelle et amoureuse on n’existe pas ou si misérablement,
m’exaspérais beaucoup. On se sentait vite classé. On était catalogué en
marge des plaisirs de la vie. Je me disais aussi que le sexe, l’amour et les
rencontres en général n’échappaient pas à cette logique de consommation où
on se lasse très vite de l’autre. On allait vers un autrui jetable. Je sais,
c’était un discours un peu bateau, mais qui n’y a pas un jour été confronté
 ?

À cette époque, je me disais surtout que les femmes qu’on rêve d’approcher
n’existent pas vraiment. Ces rêves ne sont que des corps remplis de nos
espoirs, des vies nourries de nos manques. Les femmes sont surtout ce qui
nous échappe. Enfin, c’est ce que je crois.
Internet était un outil de communication extraordinaire. La toile
correspondait à mon besoin de communiquer autrement avec les autres. Je
pensais qu’il ne créait pas ce besoin artificiel et qu’il répondait, au
contraire, à un besoin fondamental. Je dénichais des personnes impossibles à
rencontrer dans la vie quotidienne, je découvrais d’autres modes de pensée.
Je pouvais me confier, partager. Dans les groupes de discussion je trouvais
des adversaires à ma mesure. Tout cela dans l’anonymat à distance et d’un
simple clic. Un moment, pour échapper à l’attrait du réseau, j’ai tenté de
renouer avec mes anciennes relations, avant de laisser tomber tout court.

Je me suis rendu compte que mes vieilles connaissances avaient quasi toutes
la vie décalée et la personnalité disons, à part.

Il y avait Walid, un biologiste pur et dur, qui veut passer sa vie à étudier
les ADN de toutes les plantes du monde dans les laboratoires les plus
froids. Et puis, Fouad, un chômeur multifonctions, toxicomane, le genre : "
j’arrête quand je veux ". Il était amoureux dingue d’une nana de Blida. Hors
norme. Personne ne pouvait l’ignorer. Et puis Ourdia, une tragédienne de
passion, qui faisait de l’enseignement. Elle avait failli massacrer toute sa
classe après avoir été pour la seule et unique fois capable de leur
expliquer en bonne et due forme une leçon entière. En fait, il y avait aussi
Khaled, qui avait un look à faire danser Elvis. Il mangeait énormément de la
Karantita, il adorait ça. Je vous jure, ce mec est vraiment bizarre. Un jour
il m’a donné rendez-vous dans un salon de thé chic du centre d’Alger, un
endroit fréquenté par des pseudo-aristos made in chez-nous. Khaled avait
vomi à table, tout le monde s’est tourné vers nous, j’avais honte. Enfin,
vous voyez, je côtoyais des personnes comme ça. Bref, je me suis aperçu que
je recherchais des gens un peu spéciaux. Peut-être pour vivre moi-même des
trucs par procuration. Ça me rassurait aussi sur ma normalité, moi
l’informaticien bien comme il faut. Peut-être que ce genre de retrouvailles
avec ces copinages " transgenres " correspondaient à des étapes éphémères,
mais équilibrantes, de mon passé. Enfin, ce n’est qu’une hypothèse.

Contrairement à la télé, Internet me semblait beaucoup plus actif. Il
fallait chercher, se débrouiller, partir en chasse dans les moteurs de
recherche. Sans me rendre compte que cette liaison téléphonique était aussi
une ligne de défense ; avec ce côté factice où l’autre est tenu à distance,
dans une intimité ambiguë.

J’estimais que le réseau ne générait pas d’accoutumance chimique ni de
dépendance organique. Néanmoins, je me rendais bien compte que mes
connexions étaient des compensations. Tout ça remplaçait un manque, une
dimension que je n’arrivais pas à assumer. Cette dimension, c’était
probablement cette crainte de m’engager sentimentalement, cette peur d’être
encore face à un nouvel échec amoureux. En réalité, Ce n’était qu’une réelle
phobie de l’abandon.
Je le savais, mais je ne bougeais pas sur mes positions. Avec Internet,
j’avais l’impression de remettre à plus tard tous mes problèmes avec les
femmes. Je me disais que le temps allait travailler pour moi. Cette lucidité
grandissante était de plus en plus douloureuse et me plongeait dans
l’insomnie. Cette cyber-traversée avait duré 18 mois.

Un jour, j’ai tout arrêté d’un coup. Ce qui ne fallait pas faire. Tout
stopper brutalement ce n’était pas très judicieux. Tout le monde sait ça.
Mais il ne suffit pas de le savoir. C’était en décembre, quelques jours
avant le réveillon.
Alger s’agitait dans un tourbillon de valses joyeuses. La classe
hyper-branchée se préparait impatiemment aux rites du nouvel an.
Quant à moi, jamais cette fête ne m’avait semblé aussi préfabriquée que
cette année-là. J’avais perdu la plupart de mes copains non connectés.

Le
soir, chez moi, l’ordinateur restait fermé. Sous la couette, c’était le
monde interlope de la nuit. Cette nuit-là, un collier serrait
progressivement ma gorge.

Pourtant j’étais seul. Il n’y avait que moi. Alors, je me disais, pas de
panique. Rien de paranormal. Il est fort probable que tu t’angoisses pour
rien, mon vieux. Tout simplement. Je revivais tout. Je rembobinais la
journée. Les chocs assourdis des bénéfices de l’entreprise. Les employés
autour. Le moindre feulement de bas résille. Les sautes de vent dans les
cyprès du manque. Les implacables combats d’araignées dans le cerveau des
nombreux hypocrites qu’il faut fréquenter chaque jour.
Sans parler des chauves-souris de la mémoire, avec leurs vols compliqués
qu’on ne voit pas venir, mais qui rôdent, les vicieuses. Et je commençais à
avoir peur. Comme un gosse, je rechignais à éteindre la lumière au-dedans de
moi-même. Le sommeil foutait le camp. Je commençais à avaler des calmants.
D’abord une fois puis une deuxième. Ensuite toutes les heures. On a beau
être prévenu c’est l’engrenage. Comment j’ai pu ne pas crever ? Pour ça,
jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas d’explication.
Quelques jours plus tard, pour compenser le vide laissé par le Net je me
mets à écouter le Hard Rock de Ramstein, en boucle... Ensuite, j’ai commencé
par fumer quelques joints. J’achetais mes rations auprès d’une prostituée de
chic que j’avais rencontrée sur le réseau. Je n’exagérais pas dans les
doses, mais c’était quand même la première fois que je fumais aussi
régulièrement.
J’étais à côté de moi-même. J’errais dans un brouillard de contradictions.
J’étais ni bien ni pas encore mal. Les écouteurs du MP3 dans les oreilles,
je me sentais le King du Rock, je n’avais peur de personne.
Lors d’une nuit bien tourmentée, j’errais à pied et dans cet état de grâce
vers le centre ville de la capitale. J’avais traversé le boulevard Didouche
sans aucune vigilance. Et bang ! J’ai rien vu ni entendu venir.
J’ai été tamponné par une voiture de police pourtant hurlante et j’ai perdu
connaissance dans le bleu du gyrophare. Ils m’ont certainement pris pour un
kamikaze en quête de vierges.

Je me suis réveillé dans un lit d’hôpital. J’avais cette vision d’un diable
à cornes de farces et attrapes bondissant hors de sa boîte dans un rire
d’automate. Je m’en suis sorti avec une fracture de l’épaule gauche et une
collection d’hématomes du meilleur goût.
Dans le service de traumatologie, j’ai sympathisé avec une infirmière. Quand
elle est arrivée dans ma chambre, il émanait d’elle une sensation paisible
comme un océan. Une tendresse envoûtante. Je ne sais pas comment
l’expliquer, car tout en elle était une invitation à l’amour. L’on n’imagine
pas la force des images qui traverse la tête d’un convalescent encore tout
jeune... Par la pensée, je foulais une lingerie fine sur la peau d’une
authentique vénus. Cette femme n’était pas seulement mignonne, elle me
paraissait inenvisageable. Elle s’appelait Kawthar.
J’essayais de montrer de l’indifférence pour son jeu discret de hanches.
Elle exagérait des petits riens charmants. Ma vieille angoisse de l’échec
battait son plein quand elle a commencé à me parler. Je tentais d’être drôle
et je l’étais. Son rire devenait chemin. Chaque jour, on se parlait et
dévoilait un peu plus l’un et l’autre. Elle venait de divorcer. Avant son
mariage elle faisait partie d’une troupe de théâtre. Elle adorait les
voyages aussi.
Elle m’avait raconté son histoire juste avant mon départ de l’hôpital. Une
histoire de divorce très moche. Son ex s’est conduit avec elle comme un
vrai salaud. Violences, infidélités, humiliations, bref elle a vécu le
malheur et ses dérivés.
Elle m’avait vraiment fait pitié. Et plus étrange encore, je me sentais
encore plus amoureux d’elle quand elle m’étalait toutes ses misères
conjugales. Je me disais qu’il faut vraiment être un enfoiré pour faire
subir une telle détresse à une nana pareille.

Après mon hospitalisation, j’ai eu la chance de trouver le travail que je
convoitais depuis longtemps. Je me suis retrouvé dans le secteur du tourisme
ce qui m’a permis de voyager en Egypte. En visitant Alexandrie, le Caire,
Port Saïd et Charem El-Cheik j’ai vite succombé aux charmes enchanteurs des
monuments et des merveilles féeriques de ce pays. Un vieux pécheur avec qui
j’ai sympathisé à Port Saïd m’a même invité à séjourner chez lui pour une
dizaine de jours. Il avait une vieille petite maison très confortable. Elle
était bleue et blanche avec une jolie pergola qui s’ouvrait sur la mer et
une belle crique encore sauvage. J’étais tellement amoureux de ce coin que
j’avais décidé à la fin de prolonger encore mon séjour.
De l’Egypte où j’étais, chaque jour j’écrivais un émail à Kawthar qui me
répondait toujours. Nos amours étaient d’abord presque littéraires. Sa
situation s’était améliorée grâce à l’appui de sa famille.
Chaque jour elle m’écrivait. J’étais dans mon pays rêvée et je lui disais
que mon plus beau rêve serait qu’elle vienne elle aussi séjourner en Egypte.
Et pourquoi pas s’installer ensemble ici et vivre heureux jusqu’à la fin de
nos jours ? Mais plus le temps passait, plus le courriel de Kawthar
s’espaçait. Une semaine s’est écoulée sans aucunes nouvelles de sa part.

Dans le flou et l’oubli. Mais moi, toujours, j’écrivais, j’insistais, je
m’obstinais, je l’aimais, je l’attendais.
Et puis mon séjour pharaonique s’est terminé toujours sans la moindre
nouvelle de ma bien aimée. A mon retour à Alger, je me mis à sa recherche
sans perdre un instant. C’est à partir de là où commença le drame. Plus
aucunes traces de cette femme. Ni à l’hôpital, ni partout ailleurs. Pire
encore, personne ne semble l’avoir connue. Comme si elle n’avait jamais
existé. Après des semaines et des semaines de recherches et d’investigation,
toujours pas le moindre signe de vie. Les infirmières de l’hôpital, les
médecins comme les policiers, absolument personnes ne la connais. Comment se
fait-il ? Etait-elle un rêve ou une chimère ? Chose sure, elle est devenue
mon cauchemar. Des lors, j’en avais marre et j’ai fini par perdre les
boules.

D’une consultation à une autre, d’une thérapie à une autre, la blessure
demeurait toujours aussi profonde que l’incompréhension qu’elle avait
suscitée. De l’avis des psy, je divaguais, je délirais car cette femme
n’aurait jamais pu existé que dans mon imaginaire. D’autant plus que même
ses é-mails, je ne les ai pas retrouvés. Etait-ce donc qu’une histoire née
de pures élucubrations comme on me l’avait suggéré à maintes reprises ?

Décidément, celui qui veut connaître le destin doit sonder le peut-être.