Le Chemin vers le bas

Le Chemin vers le bas

Les œuvres complètes de Franz Jung (1888-1963) comptent pas moins de quatorze volumes. Seule son autobiographie, Le Chemin vers le bas, rééditée par les éditions Agone, est disponible en français. En attendant la suite, dévorons le livre d’un témoin et d’un acteur capital qui a sans cesse mêlé révolte artistique et révolution sociale.

Editée une première fois en français chez Ludd, en 1993, sous le titre Le Scarabée-Torpille (Der Weg nach unten. Aufzeichnunger aus einer grossen Zeit en version originale), la copieuse autobiographie de Franz Jung nous offre une vertigineuse descente dans les milieux artistiques et politiques des années 1900 à 1950.

Survivant des deux guerres mondiales, des révolutions allemandes et russes, du nazisme, du stalinisme, l’auteur se compare au scarabée-torpille, un insecte coriace qui se dirige vers son but comme une torpille… « L’insecte prend son vol avec une lourdeur et une maladresse apparentes, on pourrait presque dire avec répugnance, puis la force motrice entrant en action, s’anime, s’élance et ne cesse plus d’accélérer à la rencontre de son objectif. » Sous le choc, le scarabée tombe à terre, blessé, sonné. Puis il revient à son point de départ en rampant et recommence. « Je connais ce vol, assure Jung. Je l’ai fait d’innombrables fois moi-même, de jour comme de nuit. Et la fin a toujours été la même : le choc, la chute, la reptation sur le sol et le retour au point de départ, au point d’envol. À grand peine et au prix de quels efforts à chaque fois… »

En 562 pages riches en détails, Le Chemin vers le bas est une succession de gamelles dramatiques, personnelles et collectives. Tour à tour poète, romancier (qui n’aime pas les livres), musicien, joueur, croisiériste bidon (lire les mésaventures de l’homme-cargo), journaliste, soldat, dramaturge, agent d’assurance, délégué du KAPD auprès du Komintern…, Jung explore les chemins qui l’ont conduit depuis les cimes de ses espérances jusqu’aux abîmes les plus désespérés. Les « fourvoiements de sa vie », il les raconte avec sincérité et honnêteté. « À dire vrai, cela ne m’amuse guère », confie-t-il tout de même.

Après avoir passé son baccalauréat, Jung fait des études de musique, puis d’économie, de droit, d’art et de religion. En 1911, à Munich, il fréquenta des anarchistes tels Erich Mühsam et Otto Gross (qui sera arrêté chez Jung en 1913). Franz participa également aux revues Die Aktion et Der Sturm.

À la veille de la guerre de 1914, Jung se retrouva dans une manifestation pacifiste organisée notamment par Rudolf Rocker, autre anarchiste. Arrêté par la police, Jung se fit copieusement engueuler par sa femme dans la foulée. « C’est ainsi que, plus ou moins mis à la porte, je fus l’une des premières victimes de cette guerre », assure Franz avec un humour grinçant.

Déserteur après avoir été blessé sur le front de l’Est, Franz Jung se réfugia en Autriche avant d’être renvoyé en Allemagne pour se retrouver enfermé dans une forteresse puis dans un asile d’aliénés de Berlin d’où il sera libéré grâce à l’intervention de son camarade psychiatre Otto Gross.

Pendant ce temps, l’Histoire gronde toujours. Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg fondent le Spartakusbund. Jung est pris dans le tourbillon du mouvement internationaliste. La révolution russe éclate en 1917. L’Allemagne est en ébullition. En janvier 1919, la Semaine sanglante frappe Berlin. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés. Membre du Kommunistische partei deutschlands (KPD), Jung se range aux côtés des spartakistes. Il se ralliera au Kommunistische arbeiterpartei deutschlands (KAPD) avec les dissidents du KPD.

Et voici Jung, bombardé délégué du KAPD auprès du Komintern, arrivant à Mourmansk, un 1er mai, après avoir détourné un chalutier en mer Baltique… À Moscou, il rencontrera Lénine et tous les chefs du Komintern. Il fréquenta assez longtemps le nouveau pouvoir soviétique pour renifler la morgue des révolutionnaires professionnels. Il débusquera les magouilles, les intrigues calomnieuses, l’arbitraire. L’idéaliste Jung pourfend ceux qui ont « radicalement ruiné le prestige de la révolution russe ». Il poursuit : « Ils sont à l’origine d’un ulcère cancéreux, qui peut sans doute rester latent pour le moment, mais qui se réveillera un jour et infestera ce qui est le point le plus faible du mouvement ouvrier : une méfiance envers les personnes et les choses liées au principe de la lutte des classes. »

La bureaucratie soviétique prospérait et la famine ravageait le pays au début des années 20. Après avoir plaidé la cause socialiste en Irlande, en Ecosse et aux Pays-Bas, après avoir dirigé une fabrique d’allumettes et une usine de métallurgie, Franz quitta l’URSS, fin 1923, dans le coffre à ancre d’un cargo. Les maîtres du Kremlin cherchaient des coupables pour justifier leur faillite économique. Jung craignait d’être accusé de « sabotage »…

De retour dans son pays, sous le nom de Franz Larsz, Jung est tourmenté par de longs questionnements douloureux au sujet du Komintern qui a donné l’ordre au KPD de renoncer à son projet d’insurrection en Allemagne. Pendant ce temps, la crise donne des ailes à Hitler.
À cette époque, malgré quelques réticences, Jung reprit contact avec l’avant-garde intellectuelle. Le metteur en scène Erwin Piscator adapta péniblement plusieurs pièces de l’auteur révolutionnaire. Jung et Piscator s’associèrent également pour mettre en scène des pièces de Bertold Brecht.

Franz n’était pas au bout de ses désillusions politiques. En 1929, sur ordre de Moscou, le KPD mena campagne contre les sociaux-démocrates allemands désignés comme « ennemi principal de la classe ouvrière ». Dès lors, comme pendant les grèves des transports de Berlin, en 1932, le KPD n’hésitera plus à s’associer au courant national-socialiste. Les nazis n’en demandaient pas tant. Jung cherchera longtemps une justification idéologique aux positions du KPD. En vain. « Des milliers et des milliers de gens sont morts à cause de la totale confusion de ses directives, des milliers et des milliers ont été jetés dans les camps de concentration », tonne-t-il. Sans compter les « camarades » qui s’engagèrent dans les SA, ceux qui devinrent kapos ou même gardiens dans les camps... Cruel constat.

Après l’incendie du Reichstag, en février 1933, Franz Jung entrera dans l’organisation clandestine des Rote Kämpfer. Il sera arrêté par la Gestapo en 1936. Libéré et réfugié en Suisse, Jung prit contact avec les membres de l’état major allemand hostile à Hitler. Suit une série de cavales pour échapper à des accusations d’espionnage économique, à une condamnation à mort, aux services secrets hongrois… Mais arrivé en Italie, via l’Autriche, Jung fut une nouvelle fois emprisonné, à Vérone, avant d’être interné au camp de concentration de Bolzano, d’où il sortira en juin 1945.

Dix ans plus tard, meurtri, notre homme obtint la citoyenneté américaine. C’est à New York qu’il commencera, en 1957, à écrire l’autobiographie d’un enfant de Nesse (Haute-Silésie), fils d’un horloger, qui fut très fier d’apprendre un jour que le frère de son grand-père, un certain capitaine von Döring, avait tenté d’assassiner Guillaume Ier en l’embrochant avec son épée. Une première historique contre un empereur prussien.

Au fil des chapitres, Franz Jung conte les tragédies traversées en assumant ses choix et leurs conséquences dans sa vie privée. « Je sais que nul autre que moi n’a organisé ma chute », reconnaît-il en ajoutant à la litanie des dégringolades politiques une vie familiale très chaotique. Au-delà de son bilan personnel, Jung décrit notamment la tragédie du mouvement ouvrier international trahi par le monstre soviétique qui a préféré pactiser avec les nazis en piétinant les cadavres de ses amis.

Le Chemin vers le bas est un témoignage indispensable pour comprendre le gâchis de ces années où le rouge-brun sévissait en Europe, pour comprendre comment nombre de militants ont pu prendre ce chemin vertigineux après l’enthousiasme révolutionnaire qui suivit 14-18. De solides annexes (chronologies, glossaire, index de noms, d’œuvres, de publications, d’organisations...) aident les lecteurs dans les méandres d’un récit parfois éprouvant. L’écho des claques politiques qui ont frappé Jung de plein fouet se fracasse toujours sur nous.

Franz jung est mort le 21 janvier 1963 à Stuttgart, deux ans après la construction du mur de Berlin. Après avoir connu bien des situations pathétiques et grotesques, des trahisons, des boucheries, des saloperies en tout genre, Jung, atterré par la connerie humaine, disait : « La société, dans laquelle notre naissance nous place, est malade. Elle manifeste tous les symptômes d’un empoisonnement aigu. Elle est malade, parce que les individus qui en font obligatoirement partie sont eux-mêmes malades, empoisonnés et porteurs de la contagion. »

À méditer si l’humanité voulait un jour marcher sur le chemin de la guérison, vers le haut, « à l’assaut du ciel ».

Franz Jung, Le Chemin vers le bas - Considérations d’un révolutionnaire allemand sur une grande époque (1900-1950), éditions Agone, collection Mémoires sociales. Traduit de l’allemand par Pierre Gallissaires. 562 pages. 25 euros.