La Part des loups

La Part des loups

Les éditions Agone proposent trois titres de Jann-Marc Rouillan. Après De Mémoire et Lettre à Jules, nous avons lu La Part des loups, un beau roman picaresque qui fait partie de ces livres sauvages bien peu défendus par les librairies et les médias.

Jann-Marc Rouillan nous emmène en Espagne, entre les années 1920 et 1950. Dédié à tous les guérilleros qui combattirent dans les Pyrénées, et plus particulièrement à Ramon Vila Capdevila (maquisard anti-franquiste tué en 1963), La Part des loups est bien plus qu’un énième livre sur la guerre civile et la révolution espagnoles. Loin du documentaire, Rouillan a rassemblé ses connaissances et des bribes de sa vie pour nous offrir une fiction brûlante.

Nous découvrons Jaume, un berger qui est aussi couvreur, tourneur de bois, tailleur de pierres, maçon, bâtisseur de fours à chaux… Montagnard illettré, Jaume connaît le nom des étoiles, la recette des remèdes pour soigner les animaux. Il sait aussi lire le temps dans la course des nuages. Homme simple et généreux, Jaume rêve d’un autre monde. Pour cela, avec les siens, celles et ceux du mouvement libertaire, il affrontera la férocité des propriétaires, de l’Etat et de l’Eglise. Un combat parsemé de victoires et de défaites depuis la proclamation de la République du 14 avril 1931 jusqu’à la tragique errance des derniers combattants abandonnés de tous.

Parallèlement aux fracas de la grande histoire, Jaume doit aussi affronter une guerre plus intime. La lutte des classes bouillonne jusqu’au fond de son cœur. Embauché chez un propriétaire puissant, Jaume eut la mauvaise idée de commencer une histoire passionnée avec la belle Maria Lluïsa. Enfermée dans un couvent, la fille du patron hantera les souvenirs du « bandit » jusqu’à ces derniers instants.

Anarchistes, communistes, militants du POUM… peuplent les pages. Le soulèvement fasciste, la mort de Durruti, l’exécution de Nin par les agents du Kremlin, le démantèlement des colonies agricoles, l’engagement des républicains espagnols dans les FTP, la tentative de reconquête, les renoncements, l’exil, les horreurs de la dictature franquiste, la vie du maquis… nourrissent les étapes du récit.

Les trahisons des uns et des autres y sont notées. Les uns, les fascistes, agissent à visage découvert. Les autres, les staliniens, agissent « sous le masque sournois de leur putasserie ». Ce qui fait dire à Jaume : « Nous avons des ennemis devant nous, mais aussi dans notre dos. Ces ennemis sont aussi dangereux l’un que l’autre ! »

Autre trahison, celle des alliés qui laissaient croire aux Espagnols que Franco tomberait avec Hitler. Après Berlin, Madrid ! Le célèbre slogan fut vite noyé dans le sang des vaincus.

Jann-Marc Rouillan donne un relief très particulier aux héros chaussés d’espadrilles qui combattirent le fascisme presque à mains nues. Roman de guerre très documenté, La Part des loups est aussi un véritable poème épique. La langue et le souffle de Rouillan sont remarquables. Blaise Cendrars aurait pu écrire un romancero de cette veine. Avec un style lumineux et un génie photographique aigu, Rouillan sait nous plonger au cœur de l’action comme au plus profond des êtres. Grâce à son style imagé, les odeurs, les sons, les couleurs, les paysages, le soleil, la neige, les accents, les traditions des Pyrénées catalanes sont vite palpables et tout ce rude univers nous devient familier.

Les derniers moments de Jaume, sentinelle d’un monde hors du temps, sont admirables. La vie de Robinson dans l’antre qu’il s’est aménagé dans une grotte est étourdissante. L’anachorète cohabite avec des armes, des munitions, un trésor de guerre, des livres, quelques victuailles, des souvenirs douloureux et un cœur qui refuse de se rendre.
Accompagné par les vers d’Antonio Machado, l’anti-fasciste irréductible parle aux sources, aux arbres, aux bêtes, aux fleurs… qui recèlent bien plus de poésie et d’humanité que ses contemporains.

Dévoré par sa solitude, amoureux de l’harmonie, Jaume posera un jour sa mitraillette pour remonter des murets de pierres abandonnés. Alors qu’il se sait traqué, le guérillero âgé d’une cinquantaine d’années prend le risque de s’exposer pour rebâtir un monde qui s’écroule. Manière de rester fidèle à ses origines et de marquer son appartenance à la communauté. Malgré tout.
C’est en affrontant une patrouille de la guardia civil, au moment où il fredonnait Bésame mucho, que Jaume ira définitivement se mêler au vent de liberté qu’il affectionnait tant.

On ne referme pas La Part des loups à la dernière page. On reste un long moment médusé par la densité et la puissance des évocations. On continue mentalement le voyage avec le poème et le combat des troupes fantômes qui refusèrent, à un contre cent, de courber l’échine.

L’œuvre de Rouillan, véritable passeur de mémoire, est une arme contre l’oubli. Une grenade littéraire qui ne sera jamais présentée dans les salons et les émissions télévisées. Jann-Marc Rouillan, écrivain révolutionnaire, est incarcéré depuis le 26 février 1987 pour son rôle au sein du groupe Action directe.

La Part des loups, Jann-Marc Rouillan, éditions Agone (collection Marginales), 304 pages. 20 euros.

Jann-Marc Rouillan sur Le Mague : http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article3212