Claude Aufaure : Le Paradoxal « non jeu » du comédien

Claude Aufaure : Le Paradoxal « non jeu » du comédien

Ce comédien prestigieux « joue » actuellement en compagnie de Laurent Terzieff dans la pièce « Hughie » de O’Neill au Théâtre du Lucernaire . Saisissante interprétation, elle confirme une longue, discrète mais prestigieuse carrière au théâtre, au cinéma et à la télévision.

Déroutant : pour lui, le rôle interprété devient tangible quand il a trouvé « la démarche physique du personnage » – un orfèvre surprenant à suivre dans son ascèse.

Premier acte : la NAISSANCE

Un éblouissement : Claude Aufaure voit le « jour » au théâtre en la gracieuse année 1962 avec la rencontre de Tania Balachova , « maître » d’art dramatique . Elle fut proche d’Artaud , imprégnée de Stanislavski et formatrice d’un certain Antoine Vitez. Elle lui ouvre les portes de son enseignement.

Il poursuivra d’ailleurs « la voie » après la disparition de celle ci en prenant la suite de ce sacerdoce.

Cette orientation permet en général d’approfondir une matière – parions qu’elle ne fut pas étrangère à la construction intérieure de notre comédien .

Une autre direction fut aussi la nécessité d’acquérir la maîtrise du travail de la voix : être capable de faire entendre la matité de paroles passant sur la neige voire sur le velours dit-il .

Evidemment : Claude Aufaure est reconnu par la critique comme une des voix du Théâtre français - paré d’une minuscule qui , je crois n’a rien à envier à la majuscule prestigieuse du Palais Royal.


TROIS carrières pour un acteur universel :

- Le comédien : on le retrouve au théâtre avec Suzanne Flon, Maria Casarès, Laurent Terzieff, Jean Gillibert dans un répertoire prestigieux : Racine, Tchekov, Ionesco, Brecht…. servi par des metteurs en scène tels que Antoine Vitez, Patrice CHéreau, Roger Blin, Jorge Lavelli .

- L’acteur de cinéma et de télévision avec entre autres : Duras, Tavernier, Blier, Leconte.

- Le metteur en scène : textes de Maupassant, Robert Walser, Peter Altenberg, Charles-Louis Philippe. etc .

L’AVANT scène

Pour englober le talent de Claude Aufaure il faut se placer en amont des répétitions. Le point de départ est un travail préparatoire – et prémonitoire, nous le verrons. Une approche documentaire des auteurs, une imprégnation de leurs individualités humaines et bien entendu de leurs écrits.

La vie , puis l’œuvre au masculin éclaire l’œuvre au féminin ; la pièce .

Rigueur intellectuelle de ce cheminement multiforme - mais aussi saisie au passage de l’évolution du créateur. Un état d’esprit : nous ne sommes pas loin de l’historicité, de la sociocritique de Claude Duchet.

De plus il utilise tous les ressorts, ainsi les arts, l’observation d’autrui, les admirations qui s’imposent ça et là .

Un préalable pour une analyse « lacanienne » du texte ; elle prévaut sur celle de l’exégèse simple et sur celle de la recherche systématique du personnage.

Le travail sur l’écrit lui-même n’est donc entrepris qu’après cette préparation. Une démarche fructueuse car le rôle n’aura pas besoin d’être appris mais sera « imprimé » spontanément dans le cerveau par osmose mentale au cours des répétitions qui scellent cette herméneutique complète - un savoir qui naît par Evidence de compréhension du rôle, de l’œuvre et de l’auteur.

Avec toutes les sensibilités que cette démarche a impliqué. Avec aussi le courage de la naïveté naturelle – « de ne pas se couper de la vie, de se faire bête pour être intelligent », me dit-il sans sourciller.

Laisser poindre les rêveries , accepter les brisures – le rôle avive ; le rôle arrive .

LE personnage

Le travail ! Encore ! Un pas de plus , c’est l’ aboutissement :

Voici la révélation : la « démarche physique du personnage » est là ; concrètement .

Elle s’impose au sens strict du terme ; elle est la preuve, le comble, le graal offert comme un diable inattendu à l’efficience. En scène le vrai corps parlera et ne saura mentir dans sa dynamique de mouvement qui implique tous les équilibres physiques : il EST le « héros » pensé par l’auteur.

Cette émergence scelle le tout : l’énigme est résolue par l’évidence du personnage ainsi construit par notre démiurge.

Nous sommes dans une « incarnation » subjective hors du sens commun en la matière, mais attention : réelle, complète et visible .

Cette idée du corps me parait abyssale - elle évoque les parsecs du chemin parcouru ! Le doute n’est même pas permis car l’acteur Aufaure est là pour confirmer l’invention du « trésor ». En dehors des théories du corps pensant à priori, avec la preuve apportée par son talent.

Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’une révélation sur les planches des répétitions, d’une annonciation : voici les trompettes de Melpomène et Thalie !

Mais il ne s’agit pas du passage obligé et préalable par le corps incantatoire ou réflexif préalable de certaines écoles. Pas une chair-étape ; une chair-résultat.

Il précise aussi : il est aventureux de dire « entrer dans le rôle » ; je risquerais plutôt de constater que le rôle entre en lui par une effraction annoncée.

Le « NON JEU »

« non je… », me dit il : « … non je ne veux ne pas faire de ma vie une Fanfare »

Phrase bien trempée sans point d’exclamation pour un personnage discret, mais incisif voire péremptoire s’il le faut .

Et pourquoi pas, car sur la scène il n’a plus à Jouer mais à ETRE .

Le naturel tombe alors sous le sens : la nuance, le dégradé, le camaïeux sont là comme dans la vie. Pas besoin de démontrer dans la tonitruance, de forcer le trait. En contraste avec nombre d’acteurs tentés par le diable du « sur-jeu » ( vous avez dit « sur-je » ? comme c’est bizarre… )

Il a bien décidé en effet de ne pas en faire trop ; il n’en a pas besoin. A mon avis il n’a plus qu’à se laisser aller sur scène après cette préparation méticuleuse, ce coup de théâtre de l’invisible charnel .

Les fausses notes sont donc impossibles ; les mimiques elles mêmes arrivent automatiquement.

Sans doute ressent - il cet état de grâce de « poupée mécanique » et divine que l’ on peut éprouver parfois en art : la sensation d’une « télécommande » de l’au-delà ; le vécu d’une sur-existence rare . La dictée des notes à Mozart par Dieu lui-même, peut être le pinceau de Francis Bacon guidé par le diable…..

Car son but ultime est de restituer l’impression profonde que le texte produisit sur lui à la lecture .

BRAVO pour le public qui a senti , ressenti : bravo les bravos !

Dernier acte : « L’ENFANT parait » - En scène !!! :

Mais ce n’est pas encore suffisant : Claude Aufaure se permet devant les spectateurs des modulations ludiques sur une partition asservie. Il joue avec le feu sans risque car il EST le rôle et rajoute maintenant de l’humain à l’humain fictionnel.

Il s’amuse ainsi comme un enfant à des fantaisies, en réponse aux fluctuations légitimes du partenaire au cours des représentations . L’unité de la discipline et du spontané a été créée. Toutefois attention dit-il : « le geste ne se recommence pas ».

Je le précise : ludique ne désigne pas le jeu de l’acteur traditionnel - il n’existe pas ici. Ludique évoque des modulations improvisées, ajoutées ou retranchées au personnage … jusqu’ à feindre l’inattention. Une « trahison » apparente mais reconstructive, des enluminures, les annotations sur la partition, les improvisations des musiciens classiques maintenant oubliées et retrouvées dans le Jazz. Un concept innovant de « performance ».

Il me donne avec générosité une avant dernière manne : « se couper du sens pour mieux le restituer » : un maître du paradoxe .

Et enfin, imposant : « j’entends l’autre rôle comme dans une langue étrangère ». Encore un nouveau domaine de l’expression , voire de l’impensé. Une piste vers le non dit, un paradoxe du théâtre du dit, , un au-delà du sens parlé, un défi à l’épistémologie, un approfondissement exclusif - un vertige encore !

Cette reconstruction permanente du rôle flirte avec la déconstruction ; un architecte des planches ?... Dans ce théâtre du Lucernaire magique ...

Merci Diderot et Claude Aufaure : le « Paradoxe… » serait-il résolu ?