D’un mauvais genre poétique

Encore un OVNI, un Objet-Verbal-Non-Identifié, dira-t-on en regardant le dernier livre de Jean-Michel Espitallier, publié chez Flammarion. En effet, signé par le titre de poésie, son livre, Le théorème d’Espitallier, semble à bien des égards étrangers à toute structuration poématique, semble comme un intrus si on voulait classer la poésie selon ce que la culture officielle appelle, notamment durant son printemps : La Poésie.

Car d’emblée, on pourrait se croire chez Leibniz ou Heidegger, d’emblée, derrière le silence d’un univers opaque et sombre (silence since silence), l’insistance verbale tendrait en direction du philosophem : « Quelque chose plutôt que rien ». En effet, ouvrir ce livre c’est immédiatement être propulsé dans la question de cette chose-là appelée poésie, cette chose-là qui, étiquetée d’un genre, en détourne la lettre, s’en joue, s’en amuse, y apparaît comme le monstre, une poésie de mauvais genre.

Pour ceux qui aiment les vers, qui aiment la musicalité alitée des rythmes mélodiques, qui pensent que la poésie fut, est et sera lyrique, ce n’est pas la peine de continuer au-delà de cette première page. Oui ! pas la peine de continuer, car vous n’arriverez pas à voir, vous n’arriverez pas à adapter votre vue à cette méchanè poétique, machine post-lyrique, car tel qu’Espitallier l’écrit immédiatement : « pour continuer / regarder dans l’appareil ».

Ce livre d’Espitallier, s’inscrivant dans la question même de la langue poétique telle qu’elle fut élaborée au XIXème siècle, est justement un livre de mauvais genre, car il n’est pas poli de demander à la maîtresse de maison (ici la poésie) ce qu’elle est. Non pas poli, de compter ce qu’elle peut dire, de lui faire dire ce qu’elle ne voudrait pas compter, des noms et des choses, au seul rythme lancinant du compte-de-mouton. Son livre est de mauvais genre, car il déroge à ce que l’on pourrait penser voir. C’est parce que justement l’auteur interroge en-dehors de ce qui est vu en poésie, interroge, comme il le fit précédemment aux éditions de l’atelier de l’agneau, ce que peut être l’étal de la langue poétique, le travail grotesque du boucher qui tranche et file les cadavres des mots.

Ce livre se présente davantage selon nous comme une ontologie de la langue, à partir de l’insistance du mathématique, car « les mathématiques actionnent les moteurs qui travaillent sous le capot du livre ». Livre de fragments de comptes (« théâtre des opérations », « (compter) leçon de choses », « point de vue », etc…), les comptes sont là pour interroger ce qui fait le réel, ce qui fait qu’il y a une unité. Livre de comptes et donc livre de fragments, Espitallier le demande d’emblée : « Combien en faut-il, alors, pour faire un tas et quel processus transforme des grains pluriels en un tas singulier ? ». Oui question embarrassante : qu’est-ce qui fait une réalité à partir des éléments disjoints et épars que l’on peut compter distinctement, qu’est-ce qui fait un livre de poésie à partir, de la multiplicité rassemblée de mots qui se donnent toujours de manière fragmentaire. Réponse ?
Réponse : « Nothing is real, très cher disciple. Comptez encore et laissez-moi parler ».

Ce livre d’Espitallier se présente ainsi comme mise en question absurde de toute forme d’ontologie, inscrivant l’ordre du verbe poétique dans le mathématique, et destituant le mathématique dans une suite sans fin, de théorèmes qui semblent ne mener à pas grand chose, ce qui est mieux que rien par ailleurs nous dit-il. Poésie ontologique et certainement aucunement ou très peu anthropologique, ce qu’elle présente cependant rompt avec toute volonté de parvenir à la vérité.
Non, montrant l’infini mouvement de vouloir faire une somme définitive pouvant clôturer le vrai, il pose l’homme dans le tragique de sa propre existence : son impossibilité en tant qu’être fini, et localement situé, à embrasser le tout. Le tout n’étant que le geste d’arrêt du fait de compter, la prétention humaine à se croire le centre du monde.
« - C’est en effet troublant. Le silence infini de ces espaces…
- Il faut chercher dans le fouillis des langues, énumérer les traces, lister tous les indices, il faut recueillir les témoignages, collectionner les relevés, accumuler les hypothèses, pointer chaque anomalie, chaque écart, chaque règle, il faut classer tous les outils d’étalonnage, empiler tous les morceaux, stocker toutes les nomenclatures et recouper les informations. Appeler sans finir. C’est vertigineux. »

C’est pourquoi ce livre compte autant les moutons, car pour l’homme son propre être n’est de faire que ces comptes absurdes et sans fin, croyant toujours parvenir à un compte rond. Cependant, nous le savons, Stein nous l’a enseigné, pour tout rond, n’existe que le monde, et l’homme en fait ne fait que tourner autour de l’absurdité de ce nombril qu’il est pour lui-même.

En ce sens, Le théorème d’Espitallier se détache de tout tragique lyrique, pour devenir en quelque sort - en reprenant l’expression d’Arrabal - un tragique panique, un tragique où ce qui domine est bien le rire joyeux de celui qui comprend que tout cela, compter, faire des taxinomies, nommer, sera inexorable, et pourtant nécessaire. Mais, me direz-vous Monsieur Espitallier, n’est-ce pas cela faire de la poésie ?

Le théorème d’Espitallier, Jean-Michel Espitallier, Flammarion, 2003

Le théorème d’Espitallier, Jean-Michel Espitallier, Flammarion, 2003