La prairie parfumée : vues d’une autre Egypte

La prairie parfumée : vues d'une autre Egypte

Dans une Egypte à la dérive, Mahmoud Wardany, peintre pointilliste des mœurs de ses coreligionnaires, dresse pour nous le tableau contemporain d’une société civile perdue. L’absence de modèle, des idéaux bafoués, une culture meurtrie, une religion omniprésente et une poigne policière, menée par un régime corrompu, ont fait que plus rien ne va au pays des pharaons …

Nous suivons le retour au pays d’une jeune femme, Eqbal, 38 ans, rentrée précipitamment au Caire pour revoir sa mère au seuil de la mort. Elle laisse derrière elle, en Allemagne, un doctorat inachevé sur le roman arabe confronté à ses tabous, un amour perdu, un avortement et … un sein, trace indélébile d’une bataille gagnée contre le cancer. Mais à peine est-elle arrivée, qu’elle apprend que sa mère est morte. Elle s’enferme alors dans l’appartement familial, perdue face au tourbillon de la société cairote.

Terrassée par des cauchemars dès qu’elle ferme les yeux, Eqbal tentera de mener une vie nocturne, succombant aux avances de sa tante qui veut à tout prix la faire sortir de chez elle. Au petit matin, épuisée, elle devra affronter les chauves-souris et les hordes de squelettes qui l’étripent.

Variant les retours en arrière au fil du récit, Mahmoud Wardany, s’attaque au douloureux devoir de dire son pays comme il le voit, comme il est désormais, prisonnier de la nasse politique et sociale dans laquelle il s’est laissé enfermer. D’une plume alerte et colorée, le lecteur est emmené dans les truculences de la vie sociale égyptienne, faite de petits plaisirs (un café, une cigarette face aux pyramides) et de petites vexations (les brimades au bureau, les querelles de famille). Pour parfaire sa démonstration, Wardany déploie deux espaces temps : un présent, et un passé porté par le frère d’Eqbal qui écrit le scénario d’un film historique, la révolte du général Orabi en 1882 qui se solda par l’occupation anglaise.
Le présent est, lui aussi, méticuleusement segmenté selon qu’Eqbal agisse dans l’instant, ou qu’elle se remémore sa jeunesse estudiantine, quand elle était rentrée dans la clandestinité en intégrant une cellule communiste. Amours et rivalités la porteront durant ses années d’apprentissage, son mari emprisonné, torturé, les années de plomb, déjà, sous Nasser et Sadate … Puis ce fut la fuite dans les pays du Golfe où les pétrodollars faisaient illusion, ou en Occident, sous couvert d’une bourse.

Dans ce royaume de l’absurde où les fonctionnaires sont rois et la déprime le sport à la mode, Eqbal vit avec son frère, divorcé et ruiné, pour avoir placé son épargne dans une banque islamique qui a fait une faillite frauduleuse. Ne reste alors, comme parade, que des histoires sans lendemain, une sexualité libre en opposition aux interdits. Mais cette prairie aussi n’est plus – jadis le manuel d’érotologie où le corps de la femme était montré comme un jardin à découvrir – cette prairie parfumée des canons de la littérature arabe, n’a laissé place qu’à un jeu de rôles ... Ainsi, Ossama, le premier amour d’Eqbal, symbolise-t-il à lui tout seul la génération perdue en étant devenu un khirti. Lui, jadis bon étudiant, s’est métamorphosé en petit loulou de bas étage qui piège les touristes et sert de rabatteur pour les plaisirs interdits.

Telle une pelote de laine qui dévale la pente, la société égyptienne s’effile doucement vers le néant, sans plus aucune bouée à laquelle se raccrocher, endeuillée, abreuvée et polluée par la société de consommation … Avec, comme point d’orgue, la première guerre en Irak qui pulvérise les derniers remparts, laissant alors pleurer la rivière en crue des frustrations passées. Les expatriés rentrent au pays, d’autres disparaissent dans ce Koweït occupé par les troupes d’élite de Saddam Hussein, l’armada de la coalition s’apprête à déclencher ses foudres et tout le monde est alors suspendu dans un inextricable sentiment de culpabilité dont personne n’arrive à se défaire.
On est alors bien loin de cette prairie jubilée, carte du tendre invisible, mirage provocateur que tous recherchent dans les signes du destin …

Mahmoud Wardany, La prairie parfumée, traduit de l’arabe (Egypte) par Richard Jacquemond, Sindbad/Actes Sud, avril 2007, 183 p. – 21,00 €