De Bouinan à Sidi Aissa : Cap vers l’Algérie profonde… (part 1)

De Bouinan à Sidi Aissa : Cap vers l'Algérie profonde… (part 1)

Prendre la route et aller au-delà de l’Atlas blidéen. Parcourir les chemins qui serpentent les montagnes de l’Atlas pour rejoindre les steppes des hauts plateaux. Découvrir une autre facette de l’Algérie et aller à la rencontre de nos citoyens de l’intérieur du pays. En fait, il est question ici d’un voyage initiatique qui devait nous mener vers les entrailles de cette Algérie profonde qui ne cesse jamais de faire parler d’elle. De Bouinan, dans la Mitidja, jusqu’à Sidi Aissa, dans la wilaya de M’sila, nous avons croisé des visages, exploré des villes et des villages, et compris certains faits. Des faits et des vérités qui nous renseignent plus que jamais sur l’état de notre pays.

Après quelques semaines des élections législatives, nous avons essayé de vous extirper des discours creux de nos institutions pour vous emmener en une véritable expédition sur une route qui relie sur plus de 200 Km la plaine de la Mitidja aux steppes de Sidi Aissa…

Les chaudières algériennes et le conflit ukraino-russe

Il est 8 H. La ville de Chebli (40 Km d’Alger) ne tire toujours pas ses habitants de leur torpeur. Le temps ensoleillé et le climat doux annonce d’ores et déjà une journée printanière qui mettra certainement en couleur les champs hersés et verdissants de cette région. En compagnie de deux amis cadres dans une entreprise publique, nous nous apprêtons à effectuer notre périple. Pour cela, il fallait passer de Chebli à Bouinan, puis traverser Bougara et Larbaâ afin d’emprunter la fameuse route de Tablat qui nous propulsera après deux heures de trajet sur la mythique Sour El Ghozlane.

Au cours du chemin, nos deux compagnons, Chakir et Saïd, tous les deux originaires de la Mitidja, ne pouvait guère s’empêcher de discourir sur la situation qui prévaut aujourd’hui dans cette région qu’ils connaissent par ailleurs très bien.

« Ici les habitants ont connu le même sort que les chaudières algériennes exportées à l’époque en URSS », nous confie Chakir sur un ton des plus ironiques avant de nous raconter juste après son anecdote. « Au début des années 90, l’ENCC de Rélizane a exporté un milliers de chaudières en URSS. Néanmoins, avant même que la cargaison algérienne n’arrive à sa destination, l’Union Soviétique s’effondre dans le contexte que tout le monde connaît. Des lors, en arrivant au port d’Odessa, l’armée ukrainienne saisit les chaudières algériennes sous le prétexte que l’Ukraine désormais souveraine et indépendante détient une dette sur sa voisine la Russie. En essayant de négocier une autre porte de sortie, le personnel du navire algérien s’est vu exposé aux canons des chars ukrainiens. Quant aux Russes, ils ont estimé qu’ils ne sont plus concernés par cette affaire puisque les chaudières algériennes étaient destinées plus exactement aux pays des Caucase. Les algériens doivent donc prendre attache avec ces pays pour espérer résoudre la crise. Vous voyez la situation absurde de nos chaudières nationales ! Et ben, c’est cette même situation absurde que nous avons nous aussi vécu dans la Mitidja au cours de la décennie noire. Nous nous sommes retrouvés ainsi pris entre deux feux dans un conflit qui nous ne regardait même pas », raconte-il.

« Nous avons tout perdu dans notre région. Le tissu industriel s’est complètement disloqué et l’agriculture se relance à peine. Allez voir ce qu’il est advenu de la DNC de Sidi Moussa. Ce fleuron industriel a coulé comme un bateau qu’on abandonne dans son naufrage. Des milliers de personnes y travaillaient. Allez voir ce qui est advenu du Gipec de Bab Ali et de beaucoup d’autres entreprises publiques qui ont ou fermé leur portes laissant derrière elles chômage et misère ou brûlé sous les feux du terrorisme barbare qui a décimé la Mitidja », affirme de sa part Saïd.
Cette profession de foi sonne terriblement dans nos oreilles. Pour comprendre mieux sa teneur, il suffit d’observer une halte à Bouinan, à Bougara ou à Larbaâ. Si la vie est plus paisible dans ces villes, l’espoir d’un avenir plus radieux n’est toutefois pas visible à travers les regards de leurs habitants. A Bouinan par exemple, le taux de participation aux dernières élections législatives a dépassé à peine les 10 %. Chômage, manque d’infrastructure publique, délinquance, exode rural, les problèmes recensé dans ces villes méritent à eux seuls une session plénière de la nouvelle APN. S’il faut reconnaître que l’agriculture repart de plus belle dans la région, les fellahs n’omettent cependant pas de dénoncer le manque d’attention et de soutien qu’on leur accorde. « Il n’a jamais été aussi difficile d’être agriculteur que par les temps qui courent », entend-on souvent de la bouche même de ces fellahs de la Mitidja.

Les 66 virages de la route de Tablat

A la sortie de Larbaâ, nous avons emprunté la route de Tablat qui perce dans les hauteurs de l’Atlas blidéen des chemins sinueux s’étalant sur plus de 60 Km. L’asphalte trace une soixantaine de virages qui donne au passage pas mal de tournis aux conducteurs. Néanmoins, la majesté du paysage nous fait oublier toute la dureté de ce trajet. En effet, la route escarpée scrute les horizons en surplombant la plaine de la Mitidja qui se dessine par des points lilliputiens. Le passager peut aisément s’adonner au spectacle des vallées encaissées, des pics sauvages et des falaises majestueuses survolées par des aigles. Le clapotis de l’eau qui nous parvient aux oreilles est à lui seul une invitation au rêve. Il faut dire que les très nombreux cours d’eau qui jaillissent de ces montagnes nous transportent dans un autre monde. Dans un tel lieu, on ne peut s’empêcher d’être grisé par la diversité des paysages qui s’offrent à nos yeux.

Naguère cette route était qualifiée souvent de route de la mort par ses coutumiers. Les groupes armés y semèrent mort et désolation et en firent ainsi leur royaume. Les quelques localités situées au bord de cette route gardent toujours les stigmates de cette période tragique. Â Souhane par exemple, une petite bourgade située à une vingtaine de kilomètres de Tablat, on se souvient toujours du terrible massacre perpétré par un groupe armée en 1994 qui coûta la vie à une trentaine d’habitants. Aujourd’hui encore, et malgré les multiples miradors perchés sur les hauteurs des montagnes et les postes militaires de surveillance installés à chaque tronçon, les hameaux demeurent toujours vides et les villages désertés. Tablat (pierre en berbère) renaît certainement de ces cendres grâce à sa figue, ses amandiers, ses huiles et son ail. Mais la encore, la paix ne s’accompagne pas forcément par le développement économique qui fait cruellement défaut à la ville.
En dépassant d’une dizaine de kilomètres Tablat et sa route ornée de ses 66 virages que les habitués comparent volontiers aux circonvolutions cérébrales, nous nous sommes rapprochés du col de Bekouche à travers lequel nous nous dirigeons tout droit vers la mythique Sour El Ghozlane.

Sour El Ghozlane : la ville qui a perdu ses charmes

Sour El Ghozlane est plus qu’une ville. C’est tout un pan de notre mémoire et un héritage de notre identité. C’est en effet à Sour-El-Ghozlane (ex-Aumale) qu’eut lieu une grande bataille en l’an 17. Contemporain de Ptolomée, Tacfarinas dirigea la révolte des Numides contre l’impérialisme romain ; sous le règne de Tibère. Dès l’année 17 de notre ère, il livra une guerre sans merci aux armées romaines. Cette lutte indépendantiste dura huit années. Le guerrier Mazipa, combattit à ses côtés. Malgré les demi-défaites de Tacfarinas ; la guerre sanglante entre les Numides et Rome ne prit fin qu’en l’année 24, dans la bataille que lui livra le pré-consul Donabela en Auzia. (Sour El Ghozlane), où Tacfarinas trouva la mort au champ d’honneur comme le voulait la tradition numide.

Sour El Ghozlane servit, sous la période française, de poste militaire à partir de 1845 et reçut le nom d’Aumale, en l’honneur du duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe. La légende veut qu’un célèbre chasseur de la ville parte très loin pour chasser des gazelles et les ramener ensuite à la ville pour les élever à l’intérieur du mur romain qui entoura toute la cité. C’est ce qui explique le nom qu’on attribua plus tard à la ville : Sour El Ghozlane (le mur des gazelles).

Les poètes Djamel Amrani (1935-2005), Messaour Boulanouar (1933), Kaddour M’Hamsadji (1933) et Arezki Metref sont natifs de Sour El-Ghozlane. L’acteur français Jean-Claude Brialy (1933-2007) y est également né. Néanmoins, tous ces artistes se retourneraient facilement dans leurs tombes s’ils voyaient la déchéance survenue à leur cité bien aimée.
Aujourd’hui, force est de constater que la délinquance, la drogue, la dilapidation du patrimoine, assombrissent de plus en plus Sour El Ghozlane qui ne s’accroche en dernier lieu qu’à ce qui lui reste : l’histoire.
« La ville est en proie à de nombreux fléaux sociaux. C’est essentiellement la conséquence du chômage qui frappe sévèrement les jeunes de la ville », nous explique Saleh, 45 ans, un habitant de la ville qui a tenu à nous faire visiter la ville rue par rue en nous exposant les principaux problèmes qui harassent au quotidien les citoyens de Sour El Ghozlane. Il faut dire que d’une voix unanime, ils dénoncent tous le chômage qui suscite à leurs yeux tous les autres fléaux sociaux. « Ici, il n’y a que la cimenterie et l’usine ENAD des détergents. A part ces deux entreprises, il n’y a aucun investisseur dans la région. Il est normal donc qu’il y ait autant de chômeurs dans notre ville », affirme Saleh. Salim, lui, s’insurge surtout contre le plus grand danger qui menace l’avenir des jeunes de Sour El Ghozlane : la drogue. En effet, les stupéfiants font beaucoup de ravages et les dealers sont légion dans la ville. « C’est un véritable réseau de mafia qui a envahi récemment notre ville. Dans les cités, vous les verrez opérer en petit groupe pour vendre leur zetla. Â partir de 50 DA, vous pouvez vous procurer un joint. Tout le monde en a pour son argent ici. Et ce n’est pas la marchandise qui manque », nous déclare Smaël, 17 ans, qui réside à la cité du 5 juillet. « Â Sour El Ghozlane, les jeunes souffrent du vide dans leur vie. Il n’y a pas assez de maisons de jeunes, pas assez d’infrastructures sportives et très peu d’activités culturelles. Les horizons sont bouchés dans cette ville, alors comment voulez vous dans un pareil contexte que des adolescents dégoûtés ne s’adonnent pas à la drogue ! », S’écrie un père de famille plus que jamais inquiet pour ses enfants.

Au-delà de la délinquance et du trafic des stupéfiants, c’est le patrimoine culturel et archéologique de Sour Ghozlane qui monopolise surtout les inquiétudes. La ville riche de sites archéologiques et de vestiges historiques datant de l’époque coloniale, subit outrageusement des dégradations et des pillages au quotidien. Il suffit pour s’en apercevoir de se rendre à l’ancien bagne de la ville qui date de 1845. Ce haut lieu de l’histoire est aujourd’hui tout simplement à l’abandon. Des milliers et des milliers de Moudjahiddines et de résistants ont laissé leurs vies entre les murs de cette prison réputée dans le monde entier pour ces terribles tortionnaires. Dans ce lieu, les souffrances se lisent sur les parois noircis par le temps et sur les lits métalliques. L’exiguïté des cellules symbolise à elle seule les conditions inhumaines dans lesquelles ils étaient incarcérés les combattants de la cause nationale. Dans un pays civilisé ce monument servirait de musée, mais chez nous à part une vulgaire plaque commémorative nos autorités n’ont pas jugé utile de préserver un tel legs de l’histoire. Pis encore, aujourd’hui ce monument de Sour El Ghozlane s’est transformé en lieu de débauche où les canettes de bières et les bouteilles d’alcool polluent continuellement le site. « J’ai vraiment honte quand je vois ce qui est advenu de ce bagne et ancienne caserne. Des qu’il fut abandonné par notre armée aux années 80, les gens n’ont pas perdu la moindre minute pour tout piller. Les tuiles, les briques, les fenêtres, rien absolument rien n’a été épargné. C’est un massacre à ciel ouvert et dans l’indifférence générale », dénonce, avec la rage au cœur, Saleh qui ne reconnaît plus la ville de son enfance.


L’âge perdu du pastoralisme

Wilaya de l’intérieur, Bouira est, sur son flanc sud, considérée comme un territoire steppique. La ville de Sour El Ghozlane, située à peine à 32 km du chef-lieu de wilaya, est la porte des Hauts Plateaux du Centre à partir de laquelle s’ouvrent les horizons ocres et plats de la vastitude steppique.
A quelques kilomètres de la ville de Sour El Ghozlane, le col de Dirah, haut de presque 1100m d’altitude, marque nettement la limite entre le Tell et la Steppe. Hormis les poches de pinèdes issues des reboisements réalisés pendant les années 1980, la végétation se réduit de façon drastique à partir de cette latitude. Quelques buissons par-ci, quelques petits vergers enfoncés dans les berges de l’Oued Djenane par-là, parsèment de grandes étendues de terres où les agglomérations sont trop dispersées pour apprécier sur-le-champ l’importance de la présence humaine.

Les quelques hameaux qui composent ces contrées sont dissimulés derrières quelques buttes rocailleuses. Mais souvent, l’habitat reste isolé. Il n’est pas rare de rencontrer deux maisons perdues dans la plaine et dont les toitures, vues de loin, se confondent avec les pâturages herbacés qui leur sont attenants.
Ce qui, en revanche, marque sa présence physique de la manière la plus rituelle c’est bien le cheptel ovin dont les troupeaux sont disséminés sur toute l’étendue des parcours steppiques.

Les communes les plus méridionales de la wilaya de Bouira s’étendent comme un croissant steppique de Ridane à l’ouest (frontalière avec la wilaya de Médéa) jusqu’à Taguedite à l’est. Au centre, on rencontre successivement Maâmora, Dirah et Hadjra Zerga. Ce territoire dépend administrativement des daïras de Sour El Ghozlane et Bordj Okhriss.
L’économie locale est caractérisée par un élevage intensif d’ovins et la culture des céréales. Ce pastoralisme, auquel s’ajoute un certain semi-nomadisme, s’exerce de la façon la plus anarchique en matière d’exploitation des parcours. La végétation steppique ne cesse de recevoir les coups de boutoir d’une exploitation effrénée du capital végétal au point de susciter les plus grandes inquiétudes des techniciens en la matière et des pouvoirs publics.

Il ne s’agit pas vraiment de la défense de la biodiversité qui préoccupe les autorités locales, mais surtout de l’offre fourragère qui a dangereusement diminué à cause de la stabilité des sols qui a reçu un terrible coup du fait des surpâturages qui ne font que s’aggraver.
De leur côté, les éleveurs de la région pensent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de continuer à faire paître leurs bêtes sur les collines dénudées et les berges chétives de Taïcha, Dhrabnia et M’hezzem. Malheureusement, ils ne se rendent pas compte tout de suite de la menace qui pèse sur leurs propres troupeaux.

Quant aux pouvoirs publics, et par l’intermédiaire du HCDS (Haut commissariat au développement de la steppe), des services des Forêts et de l’Agriculture, des actions de renforcement et de repeuplement de certaines zones steppiques ont été initiées par le passé, mais les résultats ne sont guère brillants. A peine les chantiers de plantations déguerpissent des lieux, les plantations sont détruites par les troupeaux. Les quelques espaces plantés par le Service national dans le cadre du barrage vert et les périmètres réalisés par le HCDS au début de cette décennie en triplex et figuier de Barbarie ont connu un sort funeste ; ils ont été broutés bien avant maturité.

Déjà malmenés par la sécheresse qui a inauguré le nouveau siècle et soumis à une pression intolérable des troupeaux ovins, les espaces steppiques de la wilaya de Bouira notamment de la région de Sour El Ghozlane s’appauvrissent chaque jour davantage. Au vu de cette menace de désertification qui pèse sur une bonne partie du territoire de toute la région, un plan d’action plus rigoureux tendant à réglementer les parcours, à en enrichir la teneur et à améliorer la condition de vie des habitants qui y vivent seraient fortement souhaitables.

Depuis l’été dernier, les actions de développement menées par le HCDS sont renforcées par le nouveau dispositif des projets de proximité de développement rural (PPDR) initié par la Direction générale des Forêts. Cette dernière compte, sur la base du financement par le biais du FLDDPS ((Fonds de lutte contre la désertification et du développement du pastoralisme de la steppe), initier de nouveaux projets dans les deux daïras de Sour El Ghozlane et Bordj Okhriss. Seront concernés les activités agricoles et artisanales, les ouvrages hydrauliques (petites retenues, abreuvoirs, canaux de dérivation, captages de sources), les actions de protection du sol (reboisements, corrections torrentielles, fixations de berges) et du développement de l’offre fourragère par l’amélioration des parcours (installations de nouveaux pâturages qui concordent avec l’écologie de la région).

Notons également que la zone sud de la wilaya de Bouira est déjà ciblée par le programme complémentaire des Hauts Plateaux décidé par le président de la République lors du Conseil des ministres du 27 février 2006. Ce programme comprend toutes les actions de développement, de diversification des activités, d’amélioration de niveau de vie et de désenclavement qu’auront à piloter pratiquement toutes les directions de wilaya (travaux publics, agriculture, éducation nationale, santé, culture,…).

La première tranche de ce programme est déjà inscrite au niveau de la DPAT de la wilaya. La seconde le sera au courant de l’année 2007. En outre, le Projet d’emploi rural (PER2), cofinancé par la Banque mondiale pour une période de cinq ans, est en phase de réalisation depuis décembre 2005. Mais pour les habitants de cette région, les résultats de tous ces plans ne sont toujours pas encore palpables alors que leur niveau de vie ne cesse par contre de se dégrader. « Il faut beaucoup plus que des promesses pour nous aider à sortir de cette ornière », nous affirme un berger que nous avons rencontré à Dirah. Reste enfin à savoir si le pastoralisme retrouvera un jour ses lettres de noblesse dans cette région ? C’est aujourd’hui le grand espoir d’une vie meilleure pour tous ses pasteurs….