Il faut que la bête meure !

Comme tous les étés depuis le début des années post-modernes, circa 1980, c’est reparti : le business tauromachique affiche complet avec à la clé ce que le succès implique de prises de positions médiatiques, à savoir en gros celles des pour et des contre, les défenseurs des bébêtes d’un côté, de l’autre les fanatiques de la beauté fulgurante de cette chorégraphie ultime où s’affrontent pour le plaisir d’esthètes raffinés l’homme dans toute son élégance et l’animal dans toute sa brutalité.

L’esprit futile ou exagérement pusillanime pourrait ne voir dans cette boucherie qu’une survivance barbare passée d’une société aussi sclérosée que muselée où elle servait d’exutoire au système du pognon-roi dans lequel tout ce qui vend et se vend est béni, la mort y compris puisqu’il y a des amateurs, mais ce serait sans compter sur le ban et l’arrière-ban des artistes incontestables que l’aficionado n’hésite jamais à convoquer afin de justifier son vice.

La preuve que le spectacle d’un bovin ruisselant de son sang, de chevaux éventrés ou de matadors encornés n’est pas que perverse dégueulasserie, c’est que, parmi tant d’autres célébrités, y compris de jolies femmes à la sensibilité épidermique, Hemingway ou Bataillle l’appréciaient !

Quoi d’étonnant du reste ? Le barbu adorait flinguer de la bestiole et le dandy bibliothécaire ne cachait guère son goût pour les saderies diverses...

Leur appétit pour le bœuf saignant ne retire d’ailleurs rien à leurs talents respectifs, mais le moins que l’on puisse en dire est qu’il n’ajoute non plus rien à leur gloire : depuis au moins Alexandre les grands hommes sont pleins de coupables faiblesses tandis que dans chaque génie sommeille un gros con.
La corrida est un spectacle organisé par des éleveurs incultes pour des garçons-bouchers ignorants où le bourgeois aussi conformiste que vaguement cultivé s’encanaille et s’effare, étourdi par la chaleur, la poussière, les cris, les odeurs de sueur, de sang et d’urine, la bonne vieille odeur de la peur surtout, pas pour soi, bien sûr, pour d’autres.
Les petites fesses serrées du toréador excitent gays et midinettes tandis que le macho le plus trempé, l’intello le plus blasé frémissent quand le boutoir du toro frôle le ventre de l’homme : bon sang ! mais ce combat est la métaphore de tous les autres !

Tout y est, sublimé : la lutte pour la vie, la mort omniprésente, le sang, le soleil, le sperme sans doute, qui luit pour qui sait voir au bout d’une queue, sous le poitrail de l’un ou dans le froc de l’autre, le coït symbolique de l’homme et de la bête sous le regard de la foule extatique, l’érotisme mortifère qui lie tout cela ... Quel art !
Que de mauvais goût ! que de lourdeur ! que de conventions ! que d’infâme hypocrisie de la part de ces nantis urbains qu’écorcher un lapin révulsent et qui militent pour l’abrogation du droit de chasse !

La corrida est un passe-temps de brute pour les brutes, y compris amplement diplômées et enduites du vernis craquelé de la civilité, même pas acceptable pour les foules de porcs en bermudas, suceurs de crèmes glacées, qui trompent l’ennui qu’ils ignorent dans les arènes estivales, un surgeon dégradé des jeux du cirque, quand le plat de résistance n’était pas le sacrifice du lion ou du buffle mais celui de l’homme.
Qu’est-ce qu’on attend pour y revenir ?

Il y a déjà la clientèle, les chômeurs dans le rôle du gladiateur, les sans-papiers dans celui des martyrs, les télés prêtes à se disputer chèrement les droits de retransmission et les beaux esprits germanopratins pour glorifier à grand renfort de dithyrambe dans leurs gazettes la renaissance de la mère de toutes les tragédies.

collage de Frédéric Viniale (2000)

collage de Frédéric Viniale (2000)