"La nuit de la substance" : entre corps & matière, l’esprit scintille

"La nuit de la substance" : entre corps & matière, l'esprit scintille

Au crépuscule d’une œuvre il arrive que l’artiste se retourne, mais lorsque sa vie fut son œuvre, et son œuvre sous l’influence de sa vie, c’est toucher à l’essentiel que d’oser réveiller la rose endormie, car "la rose est sans pourquoi" (Angelus Silesius) et les dormeurs en dormant redessinent le décor.

Après l’enseignement magistral – à l’Ecole des Lettres de Beyrouth – que lui discerna le très "chamanique" Gabriel Bounoure, Salah Stétié est parti à Paris suivre, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, les flamboyantes leçons du très mystérieux cavalier de l’Apocalypse qu’était Louis Massignon. Avec ces deux-là comme anges gardiens, le jeune Salah n’avait plus qu’à ouvrir les yeux et écouter son cœur pour savoir vers où porter ses pas, à quelle musique destiner ses écrits …

Il se laissa ainsi porter, entouré de nymphes, comme tout poète qui se respecte, mais peut-être plus que d’habitude. Salah Stétié ira puiser dans cette inconnue si belle et si lointaine, cette être de lumière, de jour mais aussi de nuit, cette femme mystérieuse qui interprète si bien la comédie humaine dans le théâtre de nos villes, sous la percée d’étoiles et la pincée d’étoffes, l’inspiration indispensable à la construction d’une œuvre magistrale ; ô nymphes aux pieds de djinns, aux dents de corail, sable des unes, écume laiteuse des autres, vers quel subtil mélange attirez-vous le poète en vos rets ?
Vaste question qui ne trouvera de réponse(s) qu’à la lecture des poèmes de Stétié. A moins que. A moins que vous n’osiez portez votre attention sur le chaînon manquant, ce livre unique qui n’est ni un recueil de poésie ni un essai, ce livre que j’ai toujours cru invisible car très – trop ! – souvent absent des chronologies, des bibliographies, des études et autres travaux universitaires – mis à part le colloque de Cerisy (11-18 juillet 1996) – qui ont été menés sur l’œuvre de Salah Stétié. Ce livre est immense, phénoménal, fulgurant … L’insubordination transpire de ces pages au sel d’interdit : Lecture d’une femme n’est ni un roman ni un récit, c’est au-delà de la marque, du défini, c’est le Tout composé en phrases et en chapitres, une symphonie de l’amour passionnel, de l’amour éternel, pur et mystique, aussi, c’est l’apothéose faite littérature. Ce livre oublié, à dessein j’en suis intimement convaincu, est la pièce maîtresse de toute l’œuvre de Salah Stétié, son Grand Œuvre …. Mais les éditeurs, les critiques, les universitaires aiment l’ordre, les classements, les origines et les références, les repères facilement identifiables, donc tous – ou presque – ont fait comme si Stétié avait une œuvre en deux parties, d’un côté la poésie, de l’autre les essais …
Désormais, vous savez ; vous ne pourrez pas dire que l’on ne vous en a jamais parlé …

Revenons à notre poète : cet homme libre a un avantage sur tous les autres Hommes, il peut léguer à l’humanité ses enfants, témoins de la sueur de sang qui a coulé à chaque publication, pour ajouter une parole au discours muet de la mort, une parole enchâssée dans un livre, des livres que l’on refermera tout chamboulé mais qui auront eu la grâce de conserver les images et les sons, les odeurs et les attouchements, et de nous les restituer dans la meilleure des langues. Des livres qui franchiront l’interdit pour donner raison à la phrase de Beckett, "Imagination morte, imaginez", et la scander comme un slogan publicitaire à mettre en opposition au temps de cerveau tué par TF1 à la gloire du dieu Coca-Cola, oui, cette imagination-là sera portée vers le sublime, l’impossible amour, la jouissance physique et la tentative de bonheur terrestre grâce à quelques mots, jetés sur une feuille blanche, par un homme seul, sous les toits d’une gentilhommière des Yvelines. Mais cet homme-là est le diable, méfiez-vous ! Il ne vous laissera pas en paix, il vous obligera à rejeter le dogme et à vous affranchir des pesanteurs, il vous libérera de votre peur et vous contera comment chuchoter à l’oreille d’une femme, il vous apprendra à écouter le vent, et à saisir l’amour lorsqu’il passe du côté de chez vous …

Ce livre n’est pas un bilan, ni une profession de foi, ni un texte philosophique, il est tout simplement l’émanation d’un désir de poésie, le dessin d’un jardin perdu où l’on aimerait se perdre pour oublier, oublier le sens, oublier les mots qui tournent, oublier la lumière surtout, cet éclat qui ravive la blessure claire. Car n’oublions pas les mots de René Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil." Et vivre n’est pas toujours de tout repos, le jeu des apparences coule comme une lave dans les tumultes originels. Sous la peau règne le volcan qui emportera tout, un jour l’autre, dans un fracas d’ailes dans l’émerveillement du monde.

Pour lutter contre l’anéantissement annoncé, créer est l’approche parfaite car c’est prendre à bras-le-corps la totalité formée par l’homme et le monde dans leurs âpres contradictions, c’est regarder le jeux des reflets, celui de l’homme mais aussi celui des autres mondes possibles. Et dans l’acte la liberté se pose dans l’expression même de la formule énoncée puisqu’ainsi sont réunis l’éclat et le résultat d’un geste admirablement autonome.
Heidegger, Supervielle, Proust, Hugo, Jouve, Rimbaud, Roûmi
et bien d’autres sont convoqués pour approuver la démonstration de Salah Stétié qui revient sur sa définition de la poésie : "J’ai toujours cru que la poésie était l’une des formes les plus achevées de la patience venue relayer la contemplation dont l’objet est le monde. J’en reviens donc à mon obsession : une poésie qui ne serait pas, par l’illumination intuitive, placée au croisement de ces deux très longues attentes dues à la genèse et à la gestation mystérieuses, dans les replis de l’inconscient et ses arcanes, du texte à naître, semblable à l’enfant rêvé et promis, une poésie qui ne serait pas régulièrement nourrie des effets de l’admirable promenade que c’est d’être vivant, attentif aux allées et venues des choses – celles-ci dites parfois extérieurs et dites, d’autres fois, intérieures, dichotomie absurde mais qui nous est commodité –, oui, une poésie qui serait privée de ces deux alentissements-là m’est étrangère, ne me concerne pas."

"S’approcher de la mort crée un devoir de réalisme", nous dit-il, comme si l’heure était au bilan, au besoin de comprendre quelque chose, de concrétiser une œuvre fluide, aérienne, mystérieuse et ô combien érudite aussi, pour tout ce qui touche à l’essai, à la biographie ; alors pourquoi vouloir remettre de l’ordre dans la maison Stétié ? Laissons la lampe de Rimbaud éclairer les jeux d’ombres et de clarté, laissons-la rougir les livres l’un après l’autre. Et ne gâchons pas notre plaisir …

Salah Stétié, La nuit de la substance, Fata Morgana, avril 2007, 65 p. – 12,00 €