Pour la décroissance

Pour la décroissance

Après avoir lu et/ou vu Le Marché de la faim, passez à la vitesse supérieure en lisant Du Développement à la décroissance. Le cinéaste Erwin Wagenhofer nous invite à réfléchir sur la folie meurtrière de l’économie mondiale. Jean-Pierre Tertrais nous propose une voie pour rompre radicalement avec la logique suicidaire du capitalisme : la décroissance.

En 1974, un curieux bonhomme s’était présenté à l’élection présidentielle : René Dumont. A la fin d’une intervention télévisée, il avait bu un verre d’eau en disant calmement que les ressources de la planète n’étaient pas inépuisables. « Nous n’avons qu’une Terre ! » répétait-il. Dans son livre, L’Utopie ou la mort, Dumont se révoltait contre l’égoïsme des pays riches, il pourfendait les voitures individuelles, il attaquait la publicité, il dénonçait le fait que les chiens américains sont mieux nourris que les habitants de l’Inde, il parlait des méfaits de la croissance, de la course aux armements, des gaspillages honteux et dangereux générés par le capitalisme…

A l’évidence, l’utopiste internationaliste René Dumont n’a pas été entendu. Il faut donc tout remettre sur le tapis. C’est ce que fait Jean-Pierre Tertrais avec application dans son livre. Le gros problème c’est que, trente-trois ans après, la santé de la planète s’est très fortement dégradée. Alors, il faut taper un peu plus fort sur la table pour dénoncer la religion de la croissance qui, à coup de matraquage publicitaire, ose encore assimiler le bonheur à la consommation.

La publicité étant une entreprise de stérilisation de la pensée, il ne faut pas s’étonner si la connerie humaine est désormais le seul gisement planétaire inépuisable. Pour ce qui concerne le pétrole et le gaz, ce n’est pas du tout la même chose. Les pays industrialisés vivent très largement au-dessus des moyens dont dispose l’humanité (l’habitant d’un pays riche consomme dix fois plus d’énergie qu’un habitant d’un pays pauvre). A ce train-là, les réserves mondiales de pétrole seront épuisées dans moins de cinquante ans. On ne peut pas croître indéfiniment dans un monde fini. CQFD. Si la Terre entière adoptait l’american way of life, toutes les réserves de combustibles fossiles connues sur le globe seraient vidées en quelques mois.

Après avoir ratiboisé par le colonialisme et l’impérialisme bien des régions du monde maintenant endettées à mort, les prédateurs capitalistes vont dévorer tout ce qui passe devant leur propre porte. Pour assurer leur survie, ils veulent toujours plus de croissance. A n’importe quel prix. Un délire qui va jusqu’à spéculer sur les drames humains. De fait, les accidents de la route, les reconstructions de pays massivement bombardés, les dépollutions après des catastrophes industrielles font marcher le business, permettent de faire de gros profits et de stimuler leur sacro sainte croissance !

A court terme, notre mode de vie est insoutenable. En fait, nous allons bientôt réaliser que ce qu’on nous présentait comme de grandes réussites sont en réalité des fiascos douloureux. Les fameuses Trente glorieuses ne tarderont pas à figurer au tableau des grands drames de l’histoire de l’humanité. « L’homme comprendra cette réalité lorsqu’il ne lui restera plus à manger que des billets de banque et des cartes de crédit », prévient Jean-Pierre Tertrais.

L’acte le plus banal de notre vie quotidienne à un impact sur l’environnement. C’est ce qu’on appelle l’empreinte écologique. Manger, se laver, conduire, lire, s’habiller, se soigner, faire les courses… toutes nos activités laissent une empreinte. Comme on peut l’imaginer, ces empreintes ne sont pas les mêmes si l’on est riche ou pauvre, si l’on habite un pays du Sud ou un pays du Nord.

Si nous ne changeons pas de cap, l’empreinte écologique peut rapidement dépasser la capacité biologique de la planète et fragiliser encore plus tous les équilibres précaires. Dans ce contexte, continuer à parler de croissance est tout simplement criminel. « La croissance économique est une arme de destruction massive à retardement », assure Jean-Pierre Tertrais.
Les principales victimes de cette arme ne sont pas encore nées et nous savons déjà à quoi elles seront exposées. C’est pourquoi nous devons changer radicalement nos comportements. Il y a urgence. Une chercheuse allemande a calculé qu’un simple pot de yaourt peut aligner 15 000 kilomètres si l’on compte les parcours effectués par tous ses composants, emballage compris. Absurde. On pourrait multiplier les exemples avec des chaussures de sport, des fruits, de l’électroménager, des téléphones portables, des gadgets inutiles…

Il ne va pas être simple de faire entendre raison aux adeptes de la croissance, partis de droite comme de gauche, syndicats comme patrons. Ce qu’il va falloir expliquer et faire comprendre, aussi vite que possible, c’est que la décroissance n’est pas un idéal, une utopie post soixante-huitarde de plus, mais une nécessité absolue qu’il va falloir maîtriser collectivement, si possible avec sang-froid. Hélas, ces bouleversements sans précédent s’accompagneront au minimum de tensions graves, sans doute de violences individuelles ou collectives.

Les professionnels de la démagogie politicienne ne nous sont d’aucune utilité. Au contraire. A cause des perpétuelles élections, ils reculeront sans cesse les décisions forcément impopulaires qui doivent être prises pour préserver l’environnement. On ne stoppera pas non plus facilement l’immense soif de consommation entretenue chaque jour dans les populations. Bref, le système aura du mal à accepter l’idée qu’il est au bout du rouleau, qu’il faut partager les richesses, que le temps du pillage est terminé.

Pour prolonger les illusions des consommateurs dociles, des petits malins ont inventé le développement durable. Tout le monde s’y met, même les entreprises les plus polluantes. Comment croire à cette mascarade des multinationales « citoyennes » qui acceptent de polluer moins pour polluer plus longtemps ? Devinette amusante trouvée dans un bêtisier. Qui a dit : « La voiture, c’est la liberté. On ne va pas obliger les gens à monter dans l’autobus ! » Réponse : Serge Lepelletier, sinistre de l’Ecologie et du Développement durable.

Face à la désinformation durable qui abruti les masses, nous avons le devoir de nous révolter, pour nous et pour les générations futures. Tous les experts sont d’accord sur la gravité de la situation, mais personne n’a le courage de dire que la Terre a besoin d’une révolution inédite qui remettra tout à plat au niveau local, régional, national et international. 20% de la population mondiale consomme 80% des ressources. Qui peut croire que cette injustice peut se poursuivre éternellement ? Les pays industrialisés doivent prendre le chemin de la décroissance. Point.

Sans décroissance, il n’y aura pas de solutions miracles. Un petit coup de peinture verte ne suffira pas pour rendre le capitalisme acceptable. Quant aux pays pauvres, il serait indécent bien entendu de leur demander de se serrer encore plus la ceinture. La justice voudrait qu’ils puissent continuer à croître temporairement jusqu’à la satisfaction leurs besoins de base vitaux.

Sans catastrophisme inutile, Jean-Pierre Tertrais explore l’étendue du boulot qui nous attend dans tous les domaines (organisation sociale, alimentation, transports des biens et des personnes, éducation, solidarités, redéfinition de la notion de travail, démographie, désarmement, relations internationales…). Il est clair que les propositions libertaires et autogestionnaires ont toute leur place dans ce vaste chantier.

Le côté positif de l’affaire, si nous ne crevons pas la gueule ouverte avant, c’est que nous pouvons, dans l’élan, espérer reconquérir nos vies, notre temps personnel, notre créativité, en abandonnant les libertés factices de ce monde médiocre et pathétique.

Le capitalisme est suicidaire. Nous devons nous en débarrasser. Jean Ziegler, auteur de L’Empire de la honte, constate que le monde est en train de se reféodaliser. Alors détruisons les citadelles du libéralisme sauvage pendant qu’il est encore temps. Ne les laissons pas étouffer l’humanité. Anarchisme ou barbarie ?

Jean-Pierre Tertrais, Du Développement à la décroissance – De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire du capitalisme, éditions Libertaires/éditions du Monde libertaire, 233 pages. 12 euros.
Infos sur www.editionslibertaires.org

Illustration : installation de Paul Beaudoin. Photo : Paco.