Tuer le temps ?

Tuer le temps ?

Un inédit de Pierre Albert-Birot a découvrir sans tarder, histoire de ne pas perdre son temps dans les méandres de l’information-spectacle ...

Si, en 1905, Pierre Albert-Birot (1876-1967) publia, chez Messein, une plaquette en alexandrins, De la mort à la vie, l’homme neuf de 1916 s’empresse de faire passer aux oubliettes ce péché de jeunesse. Il choisit de se lancer dans la bataille des avant-gardes de façon un peu confuse mais il n’a comme seul désir que d’essayer. La nouvelle naissance eut donc lieu dans SIC, revue mensuelle où, pendant quatre ans, parallèlement à ses manifestes, ses chroniques, ses comptes-rendus, Albert-Birot donna ses poèmes, des fragments dramatiques, des scénarios pour le cinéma, et quelques pages de prose, dont la première de Grabinoulor. Ainsi notre homme orchestre tente de lier ses passions sous le regard critique de son Moi qui le dit bon peintre, honnête sculpteur mais ... écrivain totalement insatisfaisant car la production ne lui suffit pas, il veut pouvoir théoriser. En vain, du moins pour l’instant. Car dans ce tourbillon qui l’entraîne, c’est l’exposition du peintre futuriste Gino Severini qui va lui dessiller brutalement les cinq sens. Il vient enfin de comprendre la notion de synthèse plastique, de compénétration des idées, etc. Le voilà parti - enfin ! - pour cinquante années d’écriture en portant son regard sur tout ce qui l’environne, le métamorphosant par l’imagination qui engendre à partir du réel les enchaînements les plus fous. Parti à la conquête du cosmos, il tentera de saisir l’infini qu’il ne nomme pas encore le temps, encore moins Kronos, mais déjà un tank patient, dès 1918, au début de Grabinoulor.

Ainsi, pendant une quinzaine d’années, Albert-Birot ira son erre, élargissant son pré carré, outrepassant les bornes - ne jamais oublier que son théâtre met en scène le Bondieu ou les Femmes pliantes - et osant surtout s’approprier le monde dont il veut explorer chaque recoins. Il mènera une sorte d’existence solaire que Wilheim Apollinaris de Kostrowitsky, plus connu sous son nom de poète, Guillaume Apollinaire, résume parfaitement dans un texte en cinq strophes de prose poétique qui, d’un texte de présentation se transforma en véritable poème, un écho amical à certains poèmes du recueil d’Albert-Birot aux mots collés, rassemblés sous le titre Trente et un poème de poches :

PoèmePréfaceProphétie (extrait)
Pierre Albert-Birot est une sorte de pyrogène
Si vous voulez enflammer des allumettes
Frottez-les donc sur lui
Elles ont des chances de prendre
Trop peu de pyrogènes aujourd’hui
Mais je ne dis rien des allumettes (...)

Inédit à ce jour, cet ami Kronos fut entièrement rédigé sur les feuillets d’un agenda de 1931 durant l’été 1935. Mais si ce conte demeure si moderne, c’est bien que cette histoire d’heures à tuer, de temps qui passe, de temps qui manque, d’une journée rêvée de vingt-cinq voire vingt-six heures pour tenter d’y inclure tout ce que nous n’avons jamais le temps de faire, est bien le mal qui nous ronge ce siècle encore, ce siècle surtout. Voilà bien l’affaire ! Comment concilier ce désir "de tuer qui flambe et nous faisons tout ce que nous pouvons pour y réussir afin de ne pas voir que nous la vivons, [cette heure maudite] jeu d’enfant qui fermant bien serré les yeux dit : je ne suis plus là. Mais le jour du bilan on s’aperçoit que le cimetière des heures est infiniment peuplé de stèles en hommage à toutes ces heures tuées, broyées à force de vivre de manière si négligée ... Pour parler du Temps, Albert-Birot tente de l’effacer ; s’engage alors une sorte de dialogue socratique et, voulant garder l’avantage, il ferraille avec l’adversaire dans un jeu de mots, dans le temps des infinis mais aussi celui des hommes. Ainsi, l’infini spatial se métamorphose peu à peu en infini temporel et s’affrontent alors le Temps et le Verbe.

Nous avons tous oublié un peu trop vite l’ami Kronos qui vit en nous et nous rappelle qu’il faut laisser couler sans avoir peur de s’ennuyer et accepter d’être nez à nez avec ces secondes si étrangement aimées et regarder le temps se déliter sans pleurer. Car Kronos est un martyr, le plus grand martyrisé des hommes, c’est lui que nous insultons, chassons, assassinons, et qui en échange nous glisse dans la main, tout doucement, comme une poignée de sable, ces fameux grains que l’on contemple dans un sablier pendant que les œufs cuisent à court bouillon, ce temps-ci, ce temps-là qui, tout doucement, sans avoir l’air de rien, les jours et les années que nous aimons tant, s’en laisse aller dans une grande délicatesse, sans bruit, mine de rien, grignotant le capital qui nous reste, ouvrant la voie unique vers la fin inexorable qui se rapproche de jour en jour ...

Et comme le temps nous est compté, arrêtons de regarder derrière nous en nous lamentant, ah c’était le bon vieux temps, car demain est un autre jour ; et rappelons-nous avec malice ce poème, en guise de maxime, qu’Albert-Birot nous laisse, comme un pied de nez au destin :

Soyez bons (in La Lune, 1924, Rougerie, 1992)
Soyez bons pour les passéistes
Ils sont si doux ces innocents
Quand ils nous traitent de fumistes
Avec des airs si bien pensants

S’ils sont parfois d’humeur béchante
Soyez bons et indulgents
Elle est plus bête que méchante
La bêche de ces pauvres gens
Ils sont déjà bien trop à plaindre
D’avoir pareille infirmité
Qu’ils n’aient au moins plus rien à craindre
De notre supériorité
Soyez bons pour les passéistes
Donnez un sourire en passant
Quand ils vous traitent de fumistes
Ils sont si doux ces innocents

Pierre Albert-Birot, Mon ami Kronos, Zulma, mars 2007, 88 p. – 8,50 €