Venise : circulez, il n’y a (presque) plus rien à voir !

Venise : circulez, il n'y a (presque) plus rien à voir !

De retour de Venise, j’ai la plume qui me démange, un goût amer dans la bouche, une drôle d’impression : une furieuse envie d’y retourner mais une rage au ventre, aussi... Grandeur et décadence riment désormais avec la Sérénissime … Mais rien à voir avec les fastes d’antan et l’amour courtois. Rien à voir avec la majesté des lieux et les fêtes jusqu’au bout de la nuit … Désormais, c’est tourisme de masse et additions salées !

Lorsque vous débarqez à Venise, il y a toujours un pincement au cœur. Sitôt rasé et coiffé, ma dernière goutte de café avalé, j’abandonnais mon wagon-lit et longeais mon train de nuit sur les quais de la gare Santa Lucia ; je traversais le hall pour déboucher sur l’esplanade : quel choc ! L’iode vous prend les narines, point de voitures ni de bus, mais un ballet de vaporetto et de Riva qui glissent sur les eaux tourbillonnantes du Grand Canal …Quelques gondoliers égarés godillent entre les vagues ; les queues se forment aux guichets ; les troupes se massent en rangs serrés derrière les guides qui agitent leur pompon pour qu’on les reconnaisse dans la marée humaine. Ça commence bien …

Comme il n’y a point de taxi en vue, j’opte pour le vaporetto, le métro maritime local, pourquoi pas, cela permet de prendre la température de pratiquer les transports en commun … J’en saurais plus en vingt minutes qu’en une seule journée. Premier choc, le ticket : 6 euros, usage unique, que vous fassiez une station ou le grand tour. Je vais m’installer au fond, prés d’une vitre, paysage …
Les palais se succèdent dans le S qui me conduit vers San Marco, on est secoué, ça parle fort, ça rigole aussi ; l’ambiance semble détendue. Cela s’annonce bien …

Débarquement à San Marco sous un soleil de plomb. Toujours pas de taxi en vue pour me conduire à mon hôtel, ma valise me déchire le dos malgré ses roulettes, je hèle un gondolier pour lui demander les trois cent derniers mètres en canaux plutôt qu’à pied. « Petit ou grand tour me demande-t-il ? » Ni l’un ni l’autre, juste m’emmener à mon hôtel, et je lui montre le chemin, deux canaux à s’enfiler, une broutille. Je crois entendre 120 euros comme une parole portée par le vent de la lagune. Je fais répéter, il confirme. Soudain, je me souviens des informations dans le prospectus de l’agence, c’est 70 ou 100 euros, selon le tour, et ils ont l’obligation d’afficher les prix, d’ailleurs je vois bien le petit carton pincé sur l’avant de la gondole qui s’agite au vent. Il me prend donc pour un pigeon. Je lui lance mon regard de service et fait demi-tour sans rien dire. Ce coquin me court après en me disant, dans un français parfait, que je vais en avoir pour une demi-heure à pied. Comme je sais encore lire un plan, je ne réponds toujours pas … Et, montre en main, en quatre minutes je suis arrivé à mon hôtel sis derrière La Fenice

Sitôt confié mes bagages au concierge, je repars à San Marco pour faire un petit tour, et m’affaler à un café. Je suis frappé de stupeur devant la saleté des bâtiments, jadis blanc, aujourd’hui noirs et ces colonnades noires, elles aussi, de crasse, cela me donne une idée : d’ici deux semaines, Jacques Chirac n’aura plus d’emploi, et le seul valable qu’on lui eut connu fut la remise à niveau des monuments parisiens, voilà vingt ans, quand il officiait à la mairie de Paris, il faut au moins lui reconnaître ce bien fait-là, Chirac a entièrement nettoyé Paris qui était d’une saleté rarissime ; donc nous devrions suggérer à nos amis italiens d’employer à dessein les seuls talents de notre Chichi national … Perdu dans mes pensées insolentes j’en oublie de lire correctement la carte, je commande, on me sert, je bois, je paye. Encore ! 6.50 euros le café … plus 8.50 pour l’orchestre ; hé oui, au Florian comme aux deux autres cafés sis en face, il y a un orchestre qui massacre les pièces classiques du répertoire de la grande musique ou des variétés italiennes, mais en sus, c’est vous qui le payez, vous le valait bien !

place San Marco

Se soleil plombe encore plus, et la nuit n’a pas été bonne … Le wagon-lit c’est très romantique, pratique, mais pas très confortable malgré le lit bien achalandé, le cabinet de toilettes, les draps etc. Mais je n’avais pas le choix, je refuse d’être considéré comme du bétail à l’aéroport et je refuse de me prêter au cirque des nouvelles normes de sécurité : arriver quatre heures avant, se déchausser, voire se faire fouiller au corps, allumer ses ordinateur et mobile pour prouver qu’ils fonctionnent (sinon c’est en soute !), décliner son identité cinq, six voir sept fois à des sbires mal éduqués, cela m’est impossible. En sus, le train, vous faisant partir le soir et arriver le matin, vous évite de perdre une journée à ne rien faire, si ce n’est peindre la girafe dans les aéroports, et vous offre donc une journée de vacances en plus …

Venise est magique, c’est indéniable, c’est une ville étrange et merveilleuse, une architecture éblouissante, une ambiance surréaliste ... mais elle est devenue diablement sale : les arcades de San Marco sont noires de crasse, les marquises des grands cafés déchirées pendent au vent, les canaux laissent flotter des bouteilles vides ou des canettes jetées par quelques imbéciles. La vue est polluée, envahie par les marchands du temple qui s’étalent même sur San Marco, devant le palais des Doges pour vous vendre des tee-shirts, des chapeaux, voire des shorts brillants d’un goût exquis (un entre-jambe masculin ou féminin avec sexe en évidence sur fond de drapeau italien ; ils ont gagné la coupe du monde de foot, mais tout de même …).
Et je ne parle pas des hordes de gueux en tongs qui hurlent en brandissant des cornets de glace et qui ne comprennent même pas où ils sont, ne sachant regarder autre chose que la boutique Gucci ou Prada, ou marchander avec le black de service qui vend, cachés dans son sac poubelle bleu, de la contrefaçon sous le regard béat de policiers avachis qui attende l’heure de la retraite ... Oui, heureusement que je ne portais pas d’arme, mon sang de hussard sur cinq générations m’en aurait fait couper quelques uns, sabre au clair ! ... Ventre saint gris ! il faut faire preuve d’abnégation pour aller dans certains quartiers sans trucider personne !

Heureusement, il y San Polo et ses quartiers oubliés, ses ruelles qui montent et descendent, ses culs de sac, ses quartiers douillets et silencieux, ses canaux oubliés, ses galeries d’art où les toiles anciennes jouent à cache-cache avec les œuvres modernes ; mais il y a aussi Cannaregio, tristement célèbre pour son Ghetto , qui nous rappelle que c’est à Venise que ce vil mot vit le jour – en 1516, le conseil des Dix décida de rassembler tous les juifs de Venise sur une petite île de Cannaregio. Une fonderie (ghetto en vénitien) s’y trouvait autrefois, d’où le nom de ghetto qui fut donné à l’emplacement. Le terme s’est étendu par la suite à toutes les enclaves juives du monde – ; et que cette ville-là, aussi, a été par deux fois broyée dans sa chair par les fascistes qui ont prélevé leur lot de martyrs pour nourrir la Bête immonde : Auschwitz … Il y a le Castello et son arsenal, mais surtout son hôpital à la façade si grandiose que vous pensez être devant une cathédrale … Il a les jardins Giardini
où la Biennale prend ses quartiers en fin d’année …
Et il y a l’île de Murano toujours aussi ... déserte dès que l’on quitte les quais où les fabriques de verre rivalisent de beauté pour attirer le client, reposant donc ... et Burano aussi, la petite Venise aux maisons colorées, si calme, si douce.
Ainsi, pour avoir la paix, n’hésitez pas à vous affranchir des distances, les grands hôtels aussi sont là pour vous permettre de vous retrouver avec vous-même ; comme quoi le Cipriani a bien fait de n’avoir qu’une entrée par la mer, cela limite le nombre de curieux ... Le Lido est toujours aussi grand, et dépaysant aussi (quoi des voitures à Venise ?!) mais le Grand hôtel des Bains n’a pas bougé : il est tout de bois verni dans un style kitch et roco comme Thomas Mann l’a décrit dans La mort à Venise, et si Visconti revenait, il ne trouverait rien à redire, tout est à sa place, c’est d’un magique, vous fermez un peu les yeux, vous glissez un casque sur vos oreilles (Mahler, par exemple) et vous êtes dans le film ...

Mais parlons des choses qui fâchent : l’accueil. On dit que les français sont discourtois avec les étrangers, ce qui est vrai bien souvent, mais les vénitiens sont odieux. Le premier soir, j’ai choisi de dîner au Bistrot de Venise, chaleureusement recommandé par le concierge et le guide Michelin : je me pointe vers vingt heures. Come je n’ai pas réservé le maître d’hôtel fait la tête, mais le restaurant est aux deux tiers vide. Il me donne néanmoins une bonne table. En prenant la commande, il me demande où je loge, qui m’envoie (quel tact !) et comme je lui donne une adresse cossue, il remet un peu de vernis sur le service. Par contre, l’addition est un choc : tout est en supplément par rapport à la carte : 2.5 euros par couvert, l’accompagnement de ma viande (vous payez les frites en sus en France ?), les 18% du service ; et tous les restaurants sont ainsi … Pour me faire passer la chose on m’apporte le livre d’or à signer. Je leur ai laissé un petit mot en arabe, histoire de les laisser sur leur faim … Le temps qu’il fasse traduire je serai loin …

Le lendemain j’ai voulu aller visiter les deux plus belle églises de Palladio : l’une sise sur l’île de San Giorgo, l’église San Giorgo Maggiore ; l’autre, à un saut de puce, sur l’île de la Guidecca : l’église du Rédempteur érigée à la fin de l’épidémie de peste qui failli emporter la ville durant l’été 1575 en tuant plus de cinquante mille personnes … Et chaque fois, l’on vous demande de payer plus pour entrer … Comme si à Notre-Dame, à Paris, on faisait payer toute personne qui franchit son seuil … Qui ose encore parler d’unification européenne ? Mis à part l’euro, tout est différent à Venise, tout est fait pour gruger et dissimuler … A la fin, ce n’est pas le prix qui indispose, mais le principe, cette agressivité qui vous renvoie toujours à la valeur vénale des choses et des plaisir de la découverte culturelle ; et on se demande surtout où passe l’argent ? Car payer, soit, mais pourquoi alors devoir supporter toute cette saleté ?

Huit jours diaboliques prirent fin avec une journée dans les jardins du Cipriani pour me donner un peu d’espace, de silence et d’air pur. Venise est donc un repère de brigands qui n’en ont qu’à votre argent. Pour avoir la paix, il faut dormir dans les palaces et dîner de même, voire au Harry’s Bar, le seul, l’unique, celui où plane encore le fantôme d’Hemingway, où le croque-monsieur et les pains feuilletés ne sont pas les seuls plats célèbres puisque je me suis régalé d’un risotto à l’encre de sèche (à 46 euros) … Mais qui le peut ?
Le ministère du tourisme a déclaré qu’il se préoccupait de cette invasion en règle, constatant que, de plus en plus, les touristes ne faisaint qu’y passer la journée, il pourrait être envisagé de fermer la ville au non résidents, laissant ainsi la seule population sédentaire et les gens logés dans les hôtels ; voire un cota limitant le nombre d’entrées. Le maire de Saint Tropez l’avait aussi envisagé voilà près de vingt ans pour tenter d’endiguer les vagues de voyeurs qui se précipitent dans les ruelles et qui dénaturaient l’ambiance. Mais ce racisme social n’a pu se mettre en place ...
Il est clair que la liberté est à tous mais que le respect semble s’être éloigné de son corollaire ; hors, sans respect d’autrui il n’y a pas de liberté, et Venise en est l’illustration. La ville a deux vies : le jour pour les gueux, la soirée et la nuit pour les autres. Ne pourrait-on pas tenter de vivre ensemble ?