Itinéraire d’un révolutionnaire

Itinéraire d'un révolutionnaire

Jann-Marc Rouillan est incarcéré depuis le 26 février 1987 pour ses activités au sein du groupe Action directe. Il est l’auteur de Je hais les matins (Denoël, 2001), Lettre à Jules (Agone, 2004), La Part des loups (Agone, 2005) et Le Capital humain (L’Arganier, 2007). Chez Agone, il vient également de publier le premier volet d’une saga tourmentée, De Mémoire.

« Pour mon malheur, j’ai la mémoire ancrée à nos vieux rêves. » Dans De Mémoire (1), Jann-Marc Rouillan, ce multi-récidiviste de la reconstitution de ligue dissoute, remonte le cours de son histoire. Bien entendu, de là où il parle, son livre n’a rien à voir avec le tourisme révolutionnaire post-soixante-huitard de certains dandys passés du col Mao au Rotary club. Rouillan n’est pas de ceux qui firent des omelettes sans casser d’œufs, de ceux qui passèrent entre les gouttes pour échouer dans de douillets cabinets ministériels.
Pour bien comprendre d’où vient Jann-Marc Rouillan, nous devons revenir à l’automne 1970, à Toulouse, ville inspiratrice de Claude Nougaro, mais aussi « capitale de l’Espagne républicaine ». La lutte antifranquiste s’y conjugue toujours au présent. Les échos de la Résistance contre le nazisme résonnent aussi dans les rues. Tous les collabos ne sont pas KO. L’ancien patron de la milice de Vichy, René Bousquet, dirige La Dépêche du Midi...

Rouillan a dix-huit ans. Il emménage avec deux potes dans un pavillon, rue d’Aquitaine. Enric est fils de réfugiés espagnols. Henry, un prolo objecteur de conscience. Jann-Marc, dont le père était opérateur radio dans l’Armée secrète, est insoumis total. « La mémoire palpitait si fort en nous. Nous étions convaincus d’appartenir au bon camp, à celui que le pays taisait ou censurait dans de fausses commémorations », confie Jann-Marc.
Commence une saga nourrie aux lectures de Jules Vallès, de Louise Michel, de Bakounine, en passant par Steinbeck, Miller (Henry, pas Arthur), Artaud, Bataille, Kerouac… Les clochards célestes écoutent Leonard Cohen, Léo Ferré, Dominique Grange, Woody Guthrie, Sun Ra, King Crimson, regardent les films de Pasolini ou de Mocky. Nous sommes entre Easy Rider et La Chinoise…
Les quatre cents coups, Rouillan les a donnés un peu partout. Lors du festival de l’île de Wight (pour la gratuité des concerts), contre les fachos et les flics, contre les monuments aux morts, contre les bénitiers où les mécréants versent du bleu de méthylène… Parfois, ça tourne à la blague de potache ou à la déconfiture sauce Pieds Nickelés… Le récit d’une expropriation dans un dépôt de rhum restera dans les annales de la cambriole. « Parfois, je me demande si notre imagination soixante-huitarde tant vantée par les générations suivantes est bien à la hauteur de sa renommée », s’amuse l’auteur.

Qu’on ne se méprenne pas. L’époque n’est pas toujours à la rigolade. Certains jeunes sont bel et bien enragés. « Nous étions sans concession », résume Rouillan. Il fréquente toute la faune gauchiste toulousaine, sauf les trostkos, les « flics du mouvement protestataire ». Le massacre de Cronstadt n’est pas oublié. Restent les groupes et groupuscules maos, guévaristes, conseillistes, anars… plus ou moins orthodoxes avec qui il est possible d’agir, de frapper, fort.
Orthodoxe, Rouillan ne l’est pas. Ses copains non plus. Ils ont la révolte à fleur de peau. Près à tout, tant que ça bouge. Les lascars, à la fois anarchos et proches de la GP (Gauche prolétarienne – maoïste), sont capables de vendre Tout, le canard de VLR (Vive la révolution), l’organisation mao rivale… A l’occasion, ils diffuseront Hari-Kiri Hebdo quand le journal satirique sera interdit pour sa Une historique (Bal tragique à Colombey : un mort) juste après le décès du général de Gaulle.
Le trio a créé le groupe Vive la Commune et ça pulse avec le renfort des « Rouges » (exilés espagnols). Le pavillon est transformé en arsenal. La bande se déplace rarement les poches vides. Les fafs qui attaquèrent une réunion féministe doivent s’en souvenir. Ils n’imaginaient pas que les copines iraient demander aux teigneux de Vive la Commune d’assurer leur protection… Les fascistes n’avaient pas intérêt non plus à trop emmerder les vendeurs de la Cause du Peuple, de Rouge ou du Monde libertaire, sinon, gare à eux ! La contre manif pouvait vite devenir brutale. Les drapeaux noir et rouge cachaient assez mal les manches de pioche auxquels ils étaient accrochés.

Quêteur d’absolu révolutionnaire, avec un orgueil adolescent trop chargé, Jann-Marc exige beaucoup des autres… et de lui-même. L’ambiance se gâte dans le pavillon de la rue d’Aquitaine. « Nourri à la littérature des classiques, je refusais le quotidien des fausses passions, des fausses rebellions, les prétendus communistes, comme les autoproclamés anarchistes, le dandysme situationniste et les amourettes à deux ronds. Contre les tartuffes, je prêchais le romantisme jusqu’au bout des ongles. » Les conversations militantes tournent autour des Palestiniens, des Tupamaros, des Panthères noires… « Nous étions les enfants de l’ère concentrationnaire et nucléaire. A nos yeux, tous les pouvoirs d’Etat portaient la marque indélébile des criminels. Pour Vive la Commune, la lutte armée était conçue comme un moment de la lutte politique. Inéluctable si le camp des ouvriers voulait triompher », explique Rouillan.

A ce stade, le « western » espagnol l’appelle. Le cow-boy toulousain va rejoindre les peaux rouges basques. Jann-Marc hérite d’un pseudo, Donostia (nom basque de Saint-Sébastien) qui devint Sébastian, puis Sebas. Franc-tireur toujours, il intègre un groupe autonome d’appui à ETA. C’est la naissance du MIL (Movimiento Iberico de Liberacion). Le sigle, 1000 sur sept fusils, rappelle la revue cubaine Tricontinental. Le mot « ibérique » lui convient, en souvenir de la vieille fédération anarchiste ibérique. Sebas part alors pour « vivre totalement »… en sachant que la mort l’attend peut-être au prochain virage.
Un livre indispensable, superbement écrit, pour qui veut comprendre comment un jeune militant révolutionnaire pouvait s’engager, en 1970, dans le maquis antifranquiste. Voici une tranche d’histoire contemporaine, ignorée par les manuels officiels, sauvée de l’oubli.

Jann-Marc Rouillan, De mémoire (tome 1. Les jours du début : Un automne 1970 à Toulouse), éditions Agone, collection « Mémoires sociale », 208 pages. 14 euros.
http://atheles.org/agone/memoiressociales/dememoire1/

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