Andreas Gursky, l’invention d’une réalité

Andreas Gursky, l'invention d'une réalité

Andreas Gursky est connu pour ses photographies aux dimensions gigantesques, véritables morceaux de réalité arrachés du réel pour recouvrir les murs blancs d’une galerie en vogue.

C’est exactement ce qui se produit aujourd’hui à la White Cube de Londres où ses dernières photographies sont exposées. On reste confondu par la précision et la qualité de ces images colorées, géantes, reproduisant des pans de notre paysage quotidien, de notre environnement, de nos vies. A la limite, on irait presque à la loupe se chercher parmi la foule. Illusion ? Très certainement. Malgré son approche froide, neutre et impersonnelle, le photographe s’enfonce de plus en plus dans la subjectivité. Comment faire autrement ? La photographie dite objective n’existe pas.

Né en 1955 à Leipzig en Allemagne, Andreas Gursky a été formé à la Kunstakademie de Düsseldorf auprès de Bern Becher. Ce dernier, avec son épouse Hilda, est célèbre pour son approche encyclopédique de la photographie : dans les années 60, ils ont proposé une typologie de l’industrie en photographiant de manière systématique des édifices industriels et vernaculaires. Ils sont ainsi à l’origine de l’important courant de photographie d’esthétique neutre qui a déferlé sur le monde de l’art contemporain dès la fin des années 80. Gursky en fait partie. Ses œuvres cliniques, puisant leurs sujets dans les sites industriels, naturels ou architecturaux cherchent également à rendre compte d’une certaine cartographie de la société contemporaine.

En réalité, cette démarche semble parfaitement utopique. Nietzsche l’a montré pour la philosophie, et c’est également vrai pour la photographie : aucun philosophe, ni aucun homme ne peut prétendre objectiviser le monde, ni le systématiser. Il s’agit d’avantage d’un vœux pieux consistant à vouloir garder une emprise sur l’environnement, à tenter de le contrôler en en proposant une structure. D’où l’obsession, chez Gursky, de l’unité et de la répétition : mettant en ordre un chaos, il offre une image aliénante de l’homme moderne, mais aussi une image rassurante. Après tout, nous faisons partie d’un ensemble cohérent, organisé, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes (ne soyons pas dépassés par nos propres créations.)

Chez les Becher aussi, la dimension politique et sociale était sous jacente, malgré la neutralité de la démarche. Par exemple, dans leur série des châteaux d’eau, c’est bien l’impact de l’industrialisation sur notre environnement qui est représenté. De même, bien que cela ne soit pas explicite, on devine un engagement politique dans la dernière série de Gursky intitulée Pyongyang (2007) et présentée actuellement à la White Cube. Pour cet ensemble de photographies, toujours immenses (deux mètres sur cinq), Gursky s’est rendu au Festival Arirang qui a lieu chaque année en Corée du Nord en l’honneur du dirigeant communiste Kim Il Sung. Les jeux du festival impliquent plus de 50,000 participants, danseurs et accrobates et 30,000 enfants brandissant des drapeaux multicolores. L’effet produit est une mosaïque de couleurs et de formes, magnifique tableau éclairé par le sourire des danseuses en tutu. La seule ombre à cet hommage à la beauté tient à la teneur totalitaire de l’événement et au dangereux culte de la personnalité qu’il implique. Mais faut-il s’en soucier ? S’agit-il d’une critique du pouvoir ou d’un compte-rendu de festivités ?

L’intérêt de la photographie de Gursky réside dans cette impossible objectivité, dans cette volonté de se tenir au plus près de la réalité, faute de pouvoir la saisir fidèlement. On oscille entre documentaire et réalité inventée, aux croisements de toutes les frontières.

Peu à peu, l’artiste Gursky apparaît derrière son œuvre. Et lorsqu’il utilise des technologies de pointe et la manipulation informatique pour retoucher ses tirages, il ne se cache même plus. Ainsi, toutes les photographies de F1 Boxenstopp (2007) ont été construites numériquement. Malgré leur réalité apparente, ces représentations de course de formule 1 prises lors de Grand Prix partout dans le monde – Shanghai, Monte Carlo, Istanbul, São Paulo – sont invraisemblables : toutes les actions d’une course sont ici représentées simultanément, ce qui est impossible.

Ainsi Gursky réinvente la réalité. Il nous rappelle que tout est encore et toujours question de point de vue. Et l’enchaînement structuré, aliénant qu’il tisse autour de l’individu est aussi bien une prison qu’une invitation à la liberté. L’homme vulnérable aperçu là-bas, tout petit, enfermé dans son immeuble, son bureau ou bien courbé par un travail sans fin dans un champs, cet homme là, vulnérable, peut à chaque instant devenir créateur, et, de Sisyphe, devenir Dieu.

Jusqu’au 5 mai 2007
White Cube Gallery, Londres

Jusqu’au 5 mai 2007
White Cube Gallery, Londres