Interview de Mémona Hintermann, grand reporter

Interview de Mémona Hintermann, grand reporter

Suite aux émeutes des banlieues de l’automne 2005, Mémona Hintermann, grand reporter à France 3, fille d’un musulman et d’une catholique, a décidé d’évoquer son parcours atypique dans un livre au message tonique : Tête haute.

Mémona, au risque de déplaire à certains, ne pratique pas la langue de bois ni dans son livre ni dans la vie. A l’heure où le débat sur l’intégration se radicalise, elle dit tout haut ce qu’elle pense, sans animosité, ses beaux yeux plantés dans les vôtres, sans jamais baisser la tête.

Rencontre mémorable avec l’une des plus brillantes journalistes françaises :

1. Bonjour Mémona. Si l’incident du renouvellement de votre carte d’identité n’avait pas existé auriez-vous écrit ce livre ?

Oui absolument. L’élément déclencheur pour le livre, c’est novembre 2005. Vraiment novembre 2005. J’ai vu les images des banlieues chez nous à la télé et je suis aussi allé regarder surtout les écrans à l’étranger non ceux de la France, à ce moment-là. Et là, j’ai vu que les images étaient encore plus violentes, parce qu’elles étaient concentrées, que ce que j’avais vu sur nos écrans à nous et, je me suis dit « Mon Dieu ! Qu’est-ce que les gens qui regardent la France doivent se dire ? Un, la France est une marâtre. Deux, que nous sommes au bord de l’explosion. Trois, ça veut dire que la France n’a aucune voie, aucun recours pour arranger les choses à court terme, que la manière de vivre ensemble entre ceux qui ont construit ce pays avec des couches d’apports sédimentaires consécutives et puis ceux qui sont d’extraction plus récente, qui sont venus plus récemment de l’étranger et qui sont en train de s’agglomérer, de s’amarrer au bateau. Pour moi, c’était plus facile de réfléchir de cette façon-là, non conventionnelle, non convenue, non complexée, pour une raison très simple : je viens de l’île de la Réunion. Mon père est un Indien qui a gardé sa nationalité jusqu’au bout, jusqu’à sa mort, il vivait du commerce, il a tout perdu d’ailleurs, et ma mère est une femme créole, née de parents bretons –des bretons qui sont venus sur l’île, il y a 200/250 ans-, ils se sont mis ensemble, pas mariés mais mis ensemble. Pour eux, c’était déjà un choc énorme parce que ma mère vient d’une famille de petits créoles blanc comme on dit, parfois, c’est péjoratif mais pour nous, ça n’a rien de péjoratif. Je crois que je regarde ces choses-là avec beaucoup de décontraction, d’amusement, d’émerveillement même parfois et ma mère, femme analphabète, très chrétienne, famille très rigide, très conservatrice, mon père, un homme éduqué, parlant l’indi et l’anglais -avec moi c’était le créole- musulman, très musulman, qui a voulu, lui, nous entraîner plutôt vers l’islam et ma mère qui a voulu faire de nous des petits cathos clandestins. Et tout cela avec l’arc de cercle tendu dans les violences puisque mon père n’était pas d’accord que ma mère fasse baptiser ses enfants par petits groupes –elle profitait de ses voyages en Inde- et au milieu de tant de misère, au milieu de tant de violence, nous avons réussi à trouver notre chemin en nous respectant les uns les autres puisque sur onze enfants qu’ont eus mes parents, sept survivants, et bien, dans cette famille il y a à la fois des musulmans très musulmans, des catholiques très catholiques et puis tout le reste qui navigue entre un peu de chrétienté, un peu d’animisme, un peu de sorcellerie, un peu tout ce que vous voulez, sur une île. J’étais dans des meilleures conditions que vous qui avez les cheveux clairs et la peau de porcelaine pour parler de cela. Vous, si vous dites aujourd’hui, si des gens d’ici disent aujourd’hui des choses sur l’immigration et l’intégration, dès que vous n’êtes pas dans le code et dans la règle, on vous dit « Toi, tu parles comme Le Pen. Toi, tu es raciste. Ne parle pas comme ci, ne parle pas comme ça. » A force de se dire cela, on arrive aujourd’hui à éteindre le droit au discours, le droit à la parole, à museler la manière de discourir pour tacher de trouver une solution, des solutions à nos problèmes du vivre ensemble. Parce quand un chef d’entreprise doit tracer l’avenir, trouver des solutions, qu’est-ce qu’il fait ? Il prend des chiffres, des statistiques, il regarde le segment qu’il veut atteindre pour mettre en place son produit. Nous, on ne sait pas se servir des statistiques. Combien sommes-nous issus de l’immigration ? Vous savez vous ? Les RG le savent probablement. On ne le sait pas parce que la loi l’interdit. Chez les voisins allemands, il y a l’Office Fédéral des statistiques qui permet de savoir combien de Turcs il y a, combien de créoles, qu’est-ce qu’on peut faire pour que, notamment au niveau de l’éducation, on puisse envisager une politique qui permette de faire en sorte que les uns et les autres puissent apprendre la langue, savoir du point de vue du logement qu’est-ce qu’on peut entreprendre, je ne dis pas qu’ils entreprennent mais qu’ils ont une idée en tout cas de la situation. En France, on ne le sait pas. Je suppose que les RG doivent donner à M. Sarkozy des moyens nécessaires d’envisager la situation du point de vue chiffré. Tout cela fait que j’ai écrit ce livre sur ce choc de 2005.

2. En reportage à l’étranger et parce que vous couvrez le Moyen Orient, vous êtes souvent amené à porter le « hijab », la tenue islamique intégrale…

Je ne porte pas le hijab partout. J’ai vu à Ramallah au mois d’octobre une jeune fille qui était moulée dans des jeans avec une croix, donc des chrétiennes, et d’autres qui étaient extrêmement voilées. A Gaza, c’est vrai que les choses sont en train de changer du côté palestinien, où les islamistes prennent le dessus et imposent un code vestimentaire qui en dit long sur leur univers mental, je trouve. Je suis allée interviewer Ismael Haniyeh qui était Premier ministre il y a quelque temps encore, à Gaza, je n’ai pas pu lui serrer la main. J’ai bien vu tout de suite, qu’il mettait la main sur le cœur pour signifier « ça c’est une femme, on ne lui serre pas la main, elle est impure » et son service d’ordre m’a bien fait comprendre qu’il ne faut pas y aller tête nue. J’y suis allée tête nue puisque peu de temps avant, au mois de janvier, au moment des élections, j’y étais tête nue mais là, on m’a apporté un chiffon et je me suis couverte avec le chiffon. En Irak, inutile de vous dire que lorsqu’on va à Karbala et à Nadjaf, les villes saintes du chiisme, déjà en 2003 lorsque les Américains sont entrés, j’y étais à ce moment-là en avril, on m’a fait comprendre là aussi que je devais être voilée de la tête aux pieds jusqu’aux ongles, avec des gants noirs ; il faisait très chaud et j’ai beaucoup sué, un vrai sauna.

3. Et donc, dans le livre, je vous cite « on ne négocie pas la culture des autres ». Quand les médias relatent l’histoire de jeunes filles qui refusent d’aller en cours non voilées, quelle est votre réaction ?

Moi, je dis que dans la République, on se soumet aux règles de la République. Ce n’est pas la République à la carte parce que si on commence avec le voile alors à ce moment-là, à l’hôpital, lorsque des jeunes femmes vont se faire accoucher, par exemple, là aussi, elles vont être obligées d’avoir du personnel soignant féminin. On soumet déjà des gynécologues à des violences verbales, parfois avec arme et ça traduit une volonté d’isolement, une volonté d’avoir des options bien particulières pour ceux qui appartiennent à tel ou tel groupe religieux. C’est inadmissible ! Donc pas de voile à l’école ! Chez nous, à la Réunion, on a trouvé une sorte de modus vivendi où, en effet, on se dit « on peut peut-être laisser la possibilité à de jeunes musulmanes d’origine comorienne de porter le voile » mais personnellement, je suis contre. Je trouve d’ailleurs que l’Islam s’est radicalisé y compris chez nous à la Réunion. A l’époque de mon enfance, on ne portait pas le voile. Les jeunes filles d’origine indienne qui allaient à l’école, qui étaient totalement musulmanes, mes copines de classe, ne portaient pas le voile. Elles portaient des petites robes comme moi. Tout cela se radicalise. Tout cela se sont des totems qui indiquent des choix de vie en commun et des règles de vie sociale qui ne sont pas anodines du tout.

4. Le collège-lycée musulman Al-Kindi a fait sa rentrée le 28 février dernier à Décines. On entend déjà des voix s’élever contre ce deuxième établissement privé musulman. Comment expliquez-vous que personne ne crie contre l’ouverture d’une école juive ou d’une école catholique ?

Je suis d’accord avec vous. Ils ont tout à fait le droit d’avoir une école qui affiche clairement la couleur. Là, rien ne me choque, au contraire. J’ai entendu les responsables pédagogiques et religieux dirent qu’ils comptaient donner une éducation ouverte et encore une éducation des règles de vie et du respect de chacun. On a besoin de tout le monde. Je pense qu’on a vraiment besoin de tout le monde. A partir du moment où les catholiques ont leurs écoles… Mes enfants ont été dans une très bonne école jésuite, le lycée Stanislas à Paris, où ils n’ont pas subi de bourrage de crâne. Ils sont protestants et ont fréquenté une école catholique, cela ne m’a pas choquée. Je connais des gens dont les enfants vont dans des écoles religieuses juives, tout cela fait partie de la République.

5. Comme « il est de bon ton de se dire athée »(je vous cite), il serait de bon ton d’avoir peur des musulmans plus que des intégristes catholiques ?

Moi, je n’ai pas peur d’eux. Chacun peut avoir son univers mental comme il le souhaite mais à partir du moment où on essaie d’infiltrer les codes sociaux érigés à partir de bases religieuses sur la société, je dis non. La société doit être laïque. A ce moment-là, on verrait à l’assemblée nationale des femmes voilées, des gens avec leur kippa. Non.

J’ai vu aux Etats-Unis des extrémistes religieux qui m’ont donné un peu la trouille, les évangélistes. Ce ne sont pas des enfants de chœur. Vous savez, les extrémistes se recrutent dans toutes les religions. Il faut absolument être clair là-dessus.

6. Certains ont vilipendé le Pape Benoît XVI l’accusant d’avoir appartenu aux Jeunesses hitlériennes, ce qui était obligatoire en 1938. L’élection de ce pape, intransigeant sur la doctrine, a fortement déçu les catholiques progressistes. Pensez-vous que partout dans le monde, on assiste à un durcissement de la religion quelle qu’elle soit ?

Incontestablement. Entre le moment où j’ai commencé, au milieu des années 70, et aujourd’hui, j’ai vu que le monde s’est rétracté et s’est rattrapé autour de quelques piliers qui n’apportent pas la tolérance. Pour moi, la religion est quelque chose qui est purement de la sphère privée. C’est entre moi et moi, moi et certaines idées, moi et une certaine idée de la spiritualité en tout cas et on n’a pas à mettre cela… C’est comme les comités qui sont prêts à commettre un crime au nom de la protection de la vie parce qu’ils sont contre l’avortement. Les extrémistes, vous savez, se drapent dans des vertus dont ils sont les derniers à défendre les codes parfois. Je me méfie d’eux… Les faux-culs ont toujours été très habiles pour se maquiller et se cacher. Je ne suis pas du tout naïve de ce côté-là, je ne dis pas il y a les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, je dis que, surtout pour la France de demain, on a tous besoin de se donner la main. Vraiment. C’est urgent. J’ai trop vu les malheurs que ça a apporté dans les Balkans, au Liban ou ailleurs. Je crois que la Réunion, mon île d’origine, ce n’est certainement pas le paradis, mais elle reflète quand même une certaine idée, un art de vivre ensemble, un art de se respecter. Lorsqu’on est tous à table dans ma famille entre les musulmans, les chrétiens et les autres, celui qui a envie de boire du jus de papaye, il boit du jus de papaye, si j’ai envie de boire du vin rouge, je bois du vin rouge. Et personne ne pose des questions aux autres, personne ne fait des déclarations aux autres, personne ne fait la leçon aux autres. C’est quand même beau cela.

7. On nous ressasse depuis des années que l’école française va mal, que les professeurs sont mal formés et n’arrivent plus à faire face à la violence des élèves. On accuse aussi le laxisme des parents. Si l’enfant ne peut pas s’appuyer sur l’éducation qu’il devrait recevoir en classe et encore moins sur celle qu’on devrait lui inculquer à la maison, où, à votre avis, va-t-il faire son apprentissage de la vie ?

Je trouve d’abord qu’on tire trop sur le corps enseignant. On lui demande trop. Les enseignants, leur catégorie sociale, ont été les grands oubliés. Dès qu’il y a des problèmes, on dit : « C’est de la faute des enseignants ! ». Qu’est-ce qu’on peut leur demander de plus aux enseignants dans le contexte actuel ? S’il y a des gens que l’on doit aider d’urgence, de toutes les manières, ce sont les enseignants. Que ce soit les enseignants de la maternelle jusqu’aux universités. Je constate, parce que j’ai beaucoup d’amis dans cette profession-là, que ce sont des gens qui sont tourmentés parce qu’ils ont le sentiment que leur place dans notre société, bien évidemment, n’est plus celle que moi-même j’ai connue dans les années 60, qu’on a laissé cette catégorie sociale qui a le plus besoin de la société et dont la société a le plus besoin, filer de plus en plus vers la précarisation : ils ne sont pas assez payés ! Vraiment, pour le travail qu’ils font, désolée, mais ils méritent d’être plus payés. Et aussi, si on attaque les enseignants, si on porte atteinte à la propriété publique, si on brûle les écoles, là, ça mériterait qu’on y prenne garde. Qu’on commence par s’attaquer aux enseignants, brûler leurs écoles et puis vous savez ce qu’on avait dit pendant la Seconde Guerre Mondiale : « on commence à brûler les livres, on brûlera des hommes ». Alerte ! Danger ! C’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Quand j’ai vu qu’on brûlait des matériels, qu’on bousculait les profs… Cela fait partie de mon écœurement. Je suis écœurée de voir qu’on a pu à ce point porter atteinte aux enseignants. Si je m’en suis sortie, c’est vraiment grâce à eux. Je suis toujours un peu intimidée face aux enseignantes ou aux enseignants parce que j’ai trop le respect de ce qu’ils ont pu m’apporter, à moi, à ma sœur qui a pu s’en sortir. Je suis la première bachelière de la famille. Ils m’ont portée, ils m’ont tellement aidée, ils m’ont tellement dit : « Vas-y ! L’école va changer ta vie. » J’y ai cru, j’y ai cru. Là aussi c’était un pari apprendre, je n’aurais jamais pu m’en sortir si les enseignants ne m’avaient pas apporté une aide pour faire en sorte que je continue d’aller à l’école parce que je n’avais pas les livres, même si je n’avais pas les cahiers, même si j’arrivais à l’école trempée comme jusqu’aux os. Mais comme on était nombreux à être très pauvres, si les enseignants avaient démissionné à ce moment-là, où serions-nous ?

J’ai retrouvé récemment une enseignante d’allemand, je vais la voir au Val de Grâce. Cela fait 37 ans que nous ne nous sommes pas vues. Elle a suivi un peu mon travail et elle m’a dit : « Vous savez, je me souviens dans quelle classe je vous faisais cours et où vous étiez assise. » Moi aussi, je me souviens.

J’ai mal au cœur qu’on traite mal les enseignants. C’est injuste. On ne pourra rien faire sans eux ! Ce n’est pas la peine de parler du CAC40, ceci, cela. Airbus, c’est très grave mais la situation des enseignants l’est beaucoup plus. Simplement, ils s’y prennent mal. On croit qu’ils ont des lobbies, des gros syndicats mais ils ont une manière de se défendre qui n’est pas la bonne. Et puis à chaque fois, on a ce sentiment qu’ils sont en porte-à-faux par rapport aux parents d’élèves. Vis-à-vis des gens, ce sont toujours des formules pas tout à fait à propos. On leur reproche d’avoir trop de vacances ! Mais comment font-ils déjà pour tenir avec cette pression qu’ils ont sur leurs épaules ? C’est déjà beau ce qu’ils arrivent à obtenir. C’est déjà beau ! C’est un faux débat que de dire : « L’école n’arrive pas à… ». La société n’arrive pas à donner les moyens à l’école à… Et c’est très très très grave.

Moi, j’ai eu beaucoup de chance, j’ai eu des enseignants héroïques et pour mes enfants, j’ai eu de la chance d’avoir des enseignants de très très grand niveau. Bien sûr, certains enseignants ne sont pas top mais est-ce que tous les journalistes le sont ? Est-ce que tous les médecins sont top ? Pourquoi veut-on toujours que les enseignants soient au-dessus de tout le monde ? Ce sont des humains comme nous. Qu’on commence à mieux les considérer, qu’on commence à mieux les payer en leur disant : « Voilà. On a besoin de vous. » Il faut penser à cela. Airbus peut attendre, les enseignants non.

8. Un enfant passe de plus en plus de temps devant un écran, qu’il soit écran télé ou écran de jeux vidéos. Outre la hausse de la fatigue visuelle et celle de l’agressivité, il semblerait que les enfants qui en abusent aient des résultats scolaires très faibles. Doit-on tout montrer à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ?

Non ! Heureusement que mes enfants ne sont plus à l’âge de l’enfance, à l’âge de l’adolescence parce que j’essayerais d’être très vigilantes là-dessus.

Je suis peut-être de la vieille école mais après tout, il ne faut non plus vouloir tout laisser faire. Il faut apprendre à l’enfant qu’on ne peut pas lui laisser libre accès à tout. Cela ne fera pas plaisir au commerce mais des jeux vidéos pour une âme qui est en train de se former seront plus toxiques que des poèmes qu’on leur apprend. Ce n’est pas l’outil qui est gênant, ce n’est pas l’outil télé ou l’outil électronique, c’est ce qu’on met dedans. Est-ce qu’on se rend compte de l’impact chimique que ça crée dans un cerveau en voie de construction ? C’est comme les gosses des pays en guerre… Est-ce que vous croyez que tout cela est anodin ? La violence engendre la violence. Dans les jeux vidéos, il y a beaucoup de violence. L’attractivité de ces jeux s’exercent autour de la violence : plus c’est violent, plus c’est cruel, plus c’est sale, plus ça dénature la personne humaine la plupart du temps, plus ça fait des émules. Comment arrivera-t-on à stopper ces courants de violence à travers l’électronique ? Par l’éducation. Il faut leur dire : « Non ! On rejette ça. » On peut avoir accès mais on n’en veut pas. L’accès, on ne pourra pas le couper. C’est impossible. Il est trop tard. On ne peut pas couper la télé.
Quand j’étais au lycée, une phrase d’un grand historien, Michelet m’avait frappée : « Quel est le premier devoir de l’Etat ? L’éducation. Quel est le deuxième devoir ? L’éducation. Le troisième devoir ? L’éducation. »

9. En mars 2006, lors des cérémonies marquant le soixantième anniversaire de la départementalisation de l’île de la Réunion, vous assister à Paul Vergès et Jean-Louis Debré, tombant dans les bras l’un de l’autre. Ce qui vous fait dire qu’ « il ne faut pas toujours prendre la politique au tragique ». Au vu des dérapages de certains hommes politiques (homme et femme) pendant cette campagne présidentielle, diriez-vous encore la même chose ?

On peut dire ça à partir de certains gestes qui prêtent parfois à sourire. C’est vrai que lorsque j’ai vu cette image de Jean-Louis Debré et Paul Vergès tombant dans les bras l’un de l’autre, je me suis dit : « Quel cinéma ! ». Maintenant, si on se réfère à des propos d’hommes politiques qui visent à non pas calmer les choses mais à exacerber les tensions, je dis que cela est irresponsable. On ne peut pas quand on est homme politique employé n’importe quel mot même si, entre nous, entre gens de bonne foi, on sait que tel ou tel mot est pratiqué : on se sert du mot racaille dans les banlieues et pas que dans les banlieues. Mais lorsque c’est un homme politique qui le prononce alors cela prend une tout autre dimension. Il faut faire très attention. On ne peut pas dire n’importe quoi. Un homme politique qui vise la fonction suprême ne peut pas constamment parler comme s’il était au café du commerce, ce n’est pas possible. De Gaulle n’aurait pas employé ce mot-là. Je ne pense pas. J’imagine De Gaulle vivant en 2007, aurait-il dit le mot racaille ? Je ne sais pas.

10. Dans votre livre, vous citez Charles Aznavour qui déclare « Le secret de notre intégration ? Nous voulions être Français, nous le sommes devenus. » Est-ce la même déclaration d’amour que vous faites lorsque vous dites « Je suis Réunionnaise mais 100 % Française » ?

Ah oui absolument ! Pour moi, la Réunion, c’est mon pays. Physiquement mais vraiment physiquement, c’est là où je retourne chez moi. Là-bas, c’est chez moi. Et ici, à Nancy, en France, je me dis que c’est ma patrie. Vous savez, je peux m’extasier sur ce café de l’Excelsior, je trouve l’endroit tellement beau, tellement extraordinaire, je sais que je n’ai aucune fierté particulière à être là, ce n’est pas moi qui ai construit cela, ce sont d’autres gens, c’est la civilisation qui est la civilisation européenne. Je me rattache à cela par la culture mais, d’une certaine manière, si quelqu’un ici me dit que Nancy est sa ville, je lui dirai que c’est une belle ville. Mais je ne suis pas en train de penser parce qu’il me dit « Ici, c’est chez moi » qu’il m’exclue. Je me sens comme une invitée. Qu’est-ce que c’est plus agréable de penser de cette façon ! Et je me sens aussi à l’aise ici, qu’à Acapulco, qu’à New York, qu’ailleurs, pourtant j’ai un attachement particulier pour la France. Mais savoir que je viens de quelque part et que, pour moi, mon bout de terre, c’est la Réunion, ça me donne une sorte de légèreté. Ça veut dire que je ne suis pas accessible à des discours qui pourraient me faire comprendre que je ne suis pas totalement d’ici. C’est beaucoup plus agréable. Pour moi, c’est une protection contre des gens qui pourraient avoir la tentation de critiquer mon origine. Je n’ai pas ce complexe. J’ai d’autres fragilités dans ma personne liées à d’autres histoires mais tout ce qui concerne l’origine ethnique, mon père était indien et je suis fière d’être à moitié indienne. J’aime beaucoup l’Inde mais lorsque je suis en Inde et que j’entends la Marseillaise et l’hymne indien, j’éprouve du respect pour l’hymne indien mais la Marseillaise me donne des frissons. Cela veut bien dire quelque chose. On se rattache par sa culture à un endroit au monde et la France m’a beaucoup donné. J’ai beaucoup de respect, beaucoup de reconnaissance et je ne dis pas cela parce qu’on m’a donné du respect. J’ai énormément de reconnaissance pour tous ces gens qui ont travaillé pour que je puisse m’asseoir sur un banc à l’école et avoir appris à l’école, aller me faire opérer, j’ai pu bénéficier de l’aide médicale gratuite. C’était des gens qui ont travaillé pour cela, ce n’est pas venu tout seul, ce n’était pas une fiction. Tous ceux qui aujourd’hui bénéficient d’une école gratuite laïque obligatoire et des hôpitaux gratuits, et bien quand ils y arrivent, j’espère qu’ils ont un sentiment de reconnaissance. Il y a des pauvres gens qui travaillent pour cela. Est-ce que dire cela, c’est populiste ? Je m’en fiche ! Vous savez, quand je dis aux gens « Merci », les gens m’ouvrent la porte et me disent « Allez, installez-vous là ». Dire merci ça n’arrache pas la bouche. Cela fait plaisir et beaucoup de ces inconvénients vécus en ce moment viennent du fait justement que les dernières vagues d’arrivés ne reconnaissent pas assez le travail d’accomplissement que les gens qui ont construit ce pays ont pu faire. Peut-être que si on leur disait régulièrement bonjour et merci, ils se diraient qu’on veut les respecter, parce que le respect, c’est quand même des deux côtés. Aujourd’hui, on a le sentiment que le respect n’est dû que d’un côté, pourquoi ?

11. On en vient au « politiquement correct »… Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Le « politiquement correct » est en train de nous étouffer parce que cela noie une partie de notre imagination à mettre les choses sur la table et en parler. Le politiquement correct, c’est aussi l’histoire que la discrimination positive, ce n’est pas la solution miracle qui va permettre de distinguer les enfants noirs, jaunes, bleus qui sont soi dans les banlieues soit, je le précise, dans les zones rurales aussi. Pour moi, c’est un leurre et je remarque que je ne suis pas la seule, même Lilian Thuram qui ne peut pas être suspecté de racisme ou d’être un homme de droite forcément a parlé sur le même ton et avec les mêmes mots et mon livre était déjà sorti donc on ne peut pas dire que c’est moi qui ai imité Thuram. J’ai remarqué aussi qu’aux Etats-Unis, l’année dernière, le Michigan avait déjà abandonné la discrimination positive et que l’année prochaine, 8 Etats américains s’apprêtent à en proposer la suppression. C’est un concept qui a été inventé pour les Etats-Unis qui pratiquaient une vraie ségrégation raciale jusqu’à la fin des années 60. Personne en France n’a interdit à personne d’aller dans une église, dans une école car il s’agissait de cela. Et en France, si on veut promouvoir ceux qui comme moi viennent de l’immigration, il faut mettre des moyens considérables, on en revient au début : à l’école, à la formation. Le jour où vous pourrez voir un pilote noir dans une cabine d’Air France, sans vous poser de questions, en vous disant « Celui-là, il a les qualifications requises » ou un médecin, comme chez nous à la Réunion où il y a beaucoup de médecins d’origine chinoise ou malgache ou noire ou malabar donc indienne… Mais pour nous, c’est normal ! On se dit « Cet homme-là, cette femme-là, ces gens-là ont fait leurs études » et qu’ils soient notaire ou médecin ou prof ce n’est pas parce qu’il y a le piston qui s’appelle la discrimination positive. C’est une arnaque pour moi ! Pourquoi changer le droit à tout cela ? Il ne faut pas changer le droit ! Les Noirs, aux Etats-Unis, qui sont dans les groupes d’anti-discrimination sont arrivés à cette conclusion et disent qu’il ne faut pas du tout du tout changer les lois. Qu’est-ce que quelques têtes d’affiche ont changé pour la situation des jeunes dans les endroits où il faut mettre un peu plus de moyens sur la formation ? Rien ! Rien ! On voit la société, il suffit d’ouvrir les yeux. Elle change.

12. Faut-il donc instaurer des freins multiples aux populations étrangères qui arrivent sur le sol français ?

Je trouve qu’il faut déjà donner plus de moyens d’intégration à ceux qui sont là. Il faut vraiment s’occuper d’eux. Ensuite, en faire revenir d’avantage, il faut voir les quotas qu’on va se donner. Si on ouvre et qu’on n’est pas capable de leur donner une raison de vivre mieux ici que ce que les gens côtoient à Dakar ou à Ouagadougou ou ailleurs, est-ce que ça va être une immigration civile pour eux ? J’ai rencontré des grands chefs d’Etats africains à Cannes et nous avons parlé de cela, notamment avec le président du Mali. Ce ne sont pas des gens qui veulent que leur population parte de l’Afrique. L’Afrique a besoin de ses enfants. Il faut simplement leur donner les moyens de créer chez eux. Le problème est très complexe. Quand le président du Mali me dit : « Vous savez chez nous, nos producteurs de coton sèment du coton, ils récupèrent des pesticides alors qu’aux Etats-Unis, ils récupèrent des subventions. » Là, M. Chirac a eu raison de crier au scandale.
Lorsque je suis à Dakar et que des jeunes me disent : « Madame, aidez-moi à obtenir un visa pour la France », je leur demande : « Pour quoi faire ? Votre pays a besoin de vous ! » Ils me répondent que de toute façon, ils vont partir. C’est vrai que, tant que nous ne leur donnons pas des raisons d’espérer, moi, si j’avais 20 ans et que j’étais quelque part à St Louis du Sénégal, si j’avais une famille, je ferais tout pour partir. Il y a les raisons humaines et la raison d’Etat. Si la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne s’entendent au niveau européen pour le problème mondial et veulent donner un autre coup à l’histoire, qu’ils aident l’Afrique à se créer, à avoir des bases, à ne pas être ruiner par des taux de marchés mondiaux dont les matières premières, dont le prix est déterminé ailleurs. Mais là, on revient à des problèmes très vastes.

13. Memona, je vous remercie d’avoir répondu à mes questions. Je vous offre les mots de la fin voulez-vous ?

Essayons de nous serrer les coudes, essayons de nous aider, de ne pas nous diviser, de ne pas écouter surtout ceux qui mettent du vinaigre sur nos grands bobos mais parlons nous clairement, franchement. N’essayons pas de nous voiler la face. N’essayons pas non plus de traiter de racistes ceux qui disent : « Ben tiens, tu viens d’où ? C’est quoi ton histoire ? » Chercher à savoir qui vous êtes et votre propre identité n’est pas pour vous discréditer. Moi, si encore une fois on me dit que je viens de l’Inde millénaire mais c’est une richesse. Malheureusement, je ne parle pas la langue et ça, je le regrette ! Je trouve que mon père aurait dû m’apprendre l’hindi. Lorsque je vais en Inde ou même en Afghanistan où la langue est proche, ça aurait été une manière pour moi de me sentir d’avantage citoyenne du monde. Je suis citoyenne du monde. En même temps, je peux dire avec fierté que j’aime la France et que je suis reconnaissante à la France et ce n’est pas un discours de bonne femme et ce n’est pas un discours de facho.
Tout cela est très compliqué, ce n’est pas noir et blanc pour moi. La Réunion est une petite île très bigarrée et très nuancée, au fond. La France, un jour, ressemblera à la Réunion.

Tête haute, Mémona Hintermann, JC Lattès 287 pages 17, 00 €