L’impudeur.

J’ai été long. Trois mois sans gratter une seule chronique. Quel fainéant !

Vous êtes un certain nombre à me l’avoir gentiment fait remarquer, et à demander des nouvelles. C’est très sympa, merci. Donc, moi ça va. J’ai décidé d’être optimiste.

Je vous ai quitté en pleine guerre. Je vous retrouve en pleine canicule. J’ai des excuses. J’avais la tête ailleurs. Le monde autour devait me déprimer. J’ai terminé mon roman qui sort en septembre (ça s’appelle « une ville », ça raconte l’histoire d¹une ville, ça fait quatre cent pages, j’en reviens pas). La fiction rend égoïste, on vit replié, on lit moins les journaux, on pense à ses personnages. Et puis, un jour, ça s’arrête. Et le monde reprend le dessus. En trois mois, la situation ne s’est vraiment pas amélioré.

Je ne parle pas des retraites et de toutes ces manifs qui n’ont pas donné grand chose. Je ne parle pas de la boucherie irakienne. Je veux simplement parler de justice, des affaires, du verdict inique sur le sang contaminé, de Trichet qui va devenir patron de la Banque centrale européenne, du procès Elf où des que le mot « politique » était évoqué, le président du tribunal partait en vrille, de Chirac qui se forge un statut sur mesure de parrain intouchable (prenez Berlusconi, passez-le dans une repasseuse, vous obtenez Chirac.), de Bové qu¹on est allé piteusement kidnapper de peur qu’ils n¹alertent ses copains, de ces nouvelles lois pourries qu’ils nous ont sorties et qui vont permettre à n’importe quel faisan un peu friqué d¹arroser la galerie sans risques. La première loi empêchera à l¹avenir toute affaire potentiellement explosive de
se développer judiciairement. Il suffit qu’un premier fusible se confesse, paie une amende, et l’affaire en restera là. Si cette loi avait été votée plus tôt, il n¹y aurait jamais eu d¹affaire Elf. Il aurait suffi que Bidermann, ou Sirven admettent ses malversations, paient une amende et on en
serait rester là.

L¹autre loi proposée par le gouvernement concerne les marchés publics.
Jusqu’à présent, il y avait une barre au dessus de laquelle, on devait faire jouer la concurrence (90 000 euros). Ils ont placé la barre à six millions d’euros ! Vous avez bien lu. En dessous de cette somme, chaque élu pourra choisir l’entreprise de son choix sans appels d’offres. C¹est incroyablement scandaleux. Pendant les affaires, Francis Mer et le Medef refondent en douce le code des marchés publics. Circulez messieurs, plus rien à voir sinon le doux sourire du Garde des Sceaux le soir à TF1, et Raf dans son numéro de
fan de Johnny. « Bon anniversaire mon Johnny ». Ça aussi c’était ridicule, pitoyable. Johnny, l’opium de la droite.

Le quotidien « Le Monde » fidèle à sa manière innocente de faire passer les ogives pour des pruneaux a été le premier en mai dernier à relever que quelque chose de bizarre était en train d¹arriver dans ce pays. Je cite in extenso le sous-titre de l¹article qui annonçait l’offensive contre la
justice : Le gouvernement engage une dépénalisation du droit des affaires.

Plusieurs dispositions contenues dans le projet de loi sur la sécurité financière, ainsi que la refonte en cours du code du commerce et du code des marchés publics témoignent de la volonté des ministères des finances et de la justice d¹assouplir les règles qui encadrent la vie économique. » Qu’en termes élégants ces horreurs-là sont énoncées. Les lois du bizeness vont triomphantes.

La fiction a du bon, elle permet de se libérer des contraintes du réel. En particulier des lois sur la diffamation. De ce côté, toujours pour répondre
aux questions qui me sont posées, je continue à batailler contre Clearstream, la banque des banques luxembourgeoise. Ça vous pose un homme une histoire pareille. Mes copains et moi contre la multinationale. On va finir par les avoir ces enfoirés, ces menteurs, ces golden boys aux cerveaux
lobotomisés, ces complices zélés du crime organisé, ces banquiers si puissants qu¹ils se croient au dessus des lois, ces magistrats luxembourgeois qui, un jour, quand ils seront vieux, vont mourir d¹un ulcer tellement ils auront avalé de couleuvresS Je force le trait ? À peine. Au moment où vous lirez ces lignes, nous serons sans doute au tribunal à Paris,
face à leurs tonnes de mauvaise foi. Ces plaintes sont pénibles à cause du travail qu¹elle nécessite, à cause des frais qu’elles occasionnent. C’est pour ça qu¹ils les déposent. J¹y vais pourtant le coeur léger, presque
soulagé d¹en découdre enfin.

Ils ont toujours refusé de répondre à nos questions. Leurs seules réponses, ce sont leurs huissiers. Début mai, dès réception de notre mémoire en défense, des perquisitions ont été lancées à Luxembourg contre des personnes susceptibles de nous avoir informés. Le principal insider de notre enquête
s¹est vu redressé fiscalement pour une affaire vieille de vingt ans. On vient aussi de déposer une plainte contre le témoin clé de notre dernier documentaire. Cet informaticien qui racontait comment il était payé pour effacer les traces informatiques des virements. Clearstream ne l¹attaque pas
pour ce qu’il a dit, mais suggère qu’il enfreint son devoir de réserve d¹ancien salarié. On lui réclame 250 000 euro d¹amende... Si ce qu¹il racontait était faux, il fallait l¹attaquer en diffamation. Pourquoi ne l¹ont-ils pas fait ? Pourquoi biaiser en cherchant à le faire taire ? Cette
stratégie me dépasse.

Je vais paraître puéril, mais tant pis. Ce qui caractérise ces attitudes d¹hommes riches et puissants, c¹est leur impudeur. Que ce soit pour la nouvelle loi sur le code des marchés publics, le kidnapping de Bové, ou à propos de cette affaire Clearstream, les gens au pouvoir se sentent aujourd¹hui pousser des ailes, et des crocs. Leur impunité est organisée, programmée. Comme en face, ça réagit de plus en plus mollement, ils auraient tort de se priver. Putain, ça me déprime.