Eléonore Cannone : Elle, pinces et dépendance

Eléonore Cannone : Elle, pinces et dépendance

Un style narratif aventureux, une pincée de fantastique, un zeste de provoc et… de drôles de crabes, tels sont les ingrédients du très tonique roman d’Eléonore Cannone, qui signe avec Elle, pinces et dépendance sa première œuvre.

Construite comme une fable, l’on suit avec curiosité cette histoire qui débute ainsi : un certain Jérôme rentre à son domicile y découvrant une inconnue [le personnage Elle] dans sa cuisine en train de lui préparer des chipirons à l’encre…

On lit avec plaisir cette histoire à dormir debout ! En effet, l’auteure, dès la première page, adopte un ton drôle à l’ironie parfois mordante, agrémenté d’une poésie légère.
Les mots zigzagants d’Eléonore Cannone détonnent et amusent à la fois. On découvrira ce qu’est un « atclc » (acte terroriste contre les crabes) ou un bjdralm (bobard-justificatif-de-repos-à-la-maison). Il y a aussi la curiosité des Deauvillidae, celle du sous-répondeur aux deux neurones…

Visiblement, l’auteur sait assaisonner la sauce (au crabe). Elle surfe sur les climats, parfois kafkaïen (description d’une invasion de crabes dans une chambre), souvent psychologique (commentaires acerbes du narrateur sur les divers personnages de la fable). Il y a même une humoristique analyse de crabes dans le plus pur style naturaliste dans le chapitre intitulé « Début de l’étude d’Elle sur les crabes ».

Bref, une fable spirituelle à la fois réaliste et surréaliste, qui évoque des sujets sérieux (le couple, le désir, le monde du travail, la réussite sociale) mais sans ennuyer le lecteur.

En tout cas, il y a là un vrai univers, une patte d’écrivain !
Et un excellent roman qui démarre bien l’année littéraire…

Elle, pinces et dépendance d’Eléonore Cannone, éditions L’Altiplano, 2007

Interview d’ Eléonore Cannone

Thierry de Fages : D’abord, pourquoi ce titre « Elle, pinces et dépendance » ?

Eléonore Cannone : Il a été trouvé par mon éditeur, Mathieu Garrigues. Nous avons cherché pendant longtemps un titre résumant le livre sans en dire trop et Mathieu a eu cette idée. Elle m’a plu car j’ai trouvé que ce titre comprenait les éléments essentiels de l’histoire : le personnage d’Elle, les crabes et le rapport de Jérôme au monde du travail.

Thierry de Fages : Vous semblez particulièrement à l’aise dans l’esquisse de portraits psychologiques et dans les méandres de l’univers onirique. Pouvez-vous nous évoquer quelques romans, influences littéraires ?

Eléonore Cannone : Plusieurs livres m’ont marquée, les « Contes de la rue Broca » de Pierre Gripari, « Gros Câlin » et « La vie devant soi » de Romain Gary/Emile Ajar, « 1984 » (que j’ai dévoré en une nuit car je n’arrivais pas à le quitter) et « La ferme des animaux » de George Orwell, « Neige de printemps » de Yukio Mishima, « Les diaboliques » de Jules Barbey d’Aurevilly et tous les livres d’Oscar Wilde. Après, il y a tellement de livres que j’aime, tellement d’auteurs que j’admire… Et puis, les influences sont diverses, la littérature en fait partie, mais également la musique, le cinéma, la bande dessinée, la photographie… C’est un grand mélange dans ma tête.

Thierry de Fages : Dans votre roman, Elle, le personnage principal, rédige une étude sur les crabes. Vous y consacrez un chapitre. Pouvez-vous, pour commencer, nous évoquer ces « fameux crabes », qui semblent être à la fois le code d’accès et le fil conducteur d’« Elle, pinces et dépendance » ?

Eléonore Cannone : Ah, ces saletés de crabes ! Ils sont en effet essentiels à l’histoire car ils sont à la fois ceux qui ont fait de Jérôme, l’homme qu’il est devenu, et ceux contre lesquels il doit lutter pour redevenir. Ce sont des êtres méprisants et frustrés qui ont une grande soif de domination. Pour moi, ils sont le symbole des individus qui profitent de la moindre parcelle de pouvoir qu’ils possèdent pour en abuser.

Thierry de Fages : A travers le personnage de Jérôme, on sent une certaine fragilité. (Il semble pris en tenaille entre l’univers d’Elle et celui des crabes…) Elle semble parfois un personnage rédempteur. Mais l’est-elle vraiment à votre avis ? En outre, on ignore son activité sociale…

Eléonore Cannone : Jérôme est en effet fragile, mais je ne suis pas certaine qu’Elle soit un personnage rédempteur. Elle est plutôt son ultime porte de sortie, son dernier espoir et peut-être aussi son dernier rêve. J’ai souhaité qu’Elle soit une « héroïne à l’état pur », un personnage féerique auquel on s’attache sans savoir si elle existe vraiment. C’est pour cette raison que l’on ignore son activité sociale. Elle vit à côté de la société.


Thierry de Fages : Certains personnages secondaires comme maître Seriamente paraissent à la fois ridicules et désagréables. Aviez-vous envie de croquer des personnages typiques du monde du travail ?

Eléonore Cannone : Oui. Je me suis inspirée au départ pour ce personnage de plusieurs personnes, une en particulier. Puis, il a acquis une existence propre et il est devenu ce personnage ridicule et pathétique. J’ai pris un plaisir sadique à lui tailler un costard (rires). De façon assez surprenante, plusieurs personnes m’ont dit qu’il leur faisait penser à quelqu’un qu’elles connaissaient, avec qui elles travaillaient. J’imagine que tout le monde a son Maître Seriamente.

Thierry de Fages : La nourriture et ses odeurs ainsi que l’intimité de la cuisine (l’endroit) sont très présents dans « Elle, pinces et dépendance ». D’ailleurs, dès la première page de votre roman un des personnages principaux [Jérôme] accède à sa cuisine. Un thème de prédilection pour vous ?

Eléonore Cannone : La cuisine indirectement, à travers la nourriture. Je trouve les odeurs, les saveurs culinaires très sensuelles. Les repas sont à mes yeux des temps de pause, des moments de découverte, de partage. De là à trouver comme Elle que c’est un endroit idéal pour faire l’amour… c’est encore autre chose.

Thierry de Fages : On remarquera l’absence de femmes dans cette confrérie de crabes… Pourquoi ?

Eléonore Cannone : Ce n’est pas voulu. Au contraire, j’ai même essayé de ne surtout pas donner cette impression, par exemple en utilisant le terme de « conjoint » qui est neutre pour parler de la reproduction des crabes ou en parlant de crabes mâles et femelles à un autre moment du récit. La mère de Jérôme est un crabe, celle de Réglisse également. Seulement, j’imagine que certains de leurs traits de caractère, leurs « activités » nous amènent à penser inconsciemment que les femmes n’en font pas partie.

Thierry de Fages : A travers cette fable, l’on sent une forte révolte, celle qui se dégage du personnage d’Elle. Le ton général est souvent acidulé, tonique ! Il me semble d’ailleurs que vous avez réussi avec talent à diluer cette révolte par une solide construction narrative et par un bon équilibre entre univers réaliste et univers onirique. Avez-vous envie de poursuivre votre travail littéraire sur cette voie de la fable, qui paraît fort accrocheuse ?

Eléonore Cannone : Oui. Je me sens particulièrement à l’aise dans les univers oniriques. Je trouve que cela permet de faire passer certains messages avec fantaisie, d’exprimer une révolte en la saupoudrant de merveilleux. Et puis, du coup, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé…

Thierry de Fages : Pour finir sur une note culinaire, Eléonore Cannone, aimez-vous le crabe ?

Eléonore Cannone : Non (rires). Je trouve sa chair trop fade.