Interview : Karine Tuil

Interview : Karine Tuil

On parle déjà beaucoup du dernier roman de Karine Tuil. L’immigration est un sujet passionnant et passionnel en France, avec Douce France, l’auteur signe, d’une plume touchante et indignée, un roman témoignage qui sait émouvoir les uns, qui peut irriter les autres, qui, dans tous les cas, réveille les consciences.

Vos précédents romans étaient des romans tragi-comiques. Celui-ci n’a rien à voir avec les précédents. Comment vous est venue l’idée de ce livre ?

J’ai lu un article qui dénonçait l’existence de centres de rétention pouvant accueillir des enfants. Par ailleurs, la question de l’immigration m’intéressait. J’ai eu envie de savoir à quoi ressemblait un centre de rétention. J’ai donc fait des démarches pour pouvoir en visiter un. Ca a été un peu compliqué. Très peu de journalistes ont cette autorisation et jamais aucun écrivain ne l’avait eue. Ce que j’ai vu m’a bouleversée et j’ai eu envie d’écrire pour témoigner. De plus, dans le centre j’ai indirectement été ramenée à ma propre histoire puisque je suis moi-même une fille d’immigrés.

Cette démarche était donc au départ totalement personnelle, liée à l’envie de s’informer, à la curiosité ?

Oui. Et l’idée est venue rapidement puisque j’avais envie d’écrire un roman sur la société, sur le monde dans lequel je vis. J’ai été happée par le sujet.

Comment avez-vous travaillé ?

Je me suis rendue assez fréquemment dans le centre pendant deux mois, pour m’immerger dans cet univers, puis je n’ai fait qu’écrire. Je suis également allée au tribunal pour assister à des audiences. J’ai fait un travail de recherche, j’ai rencontré des clandestins qui étaient à l’extérieur. Je ne suis retournée dans le centre que récemment pour écrire un papier sur les femmes en rétention pour le magazine Elle.

La première phrase du roman est essentielle : Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière. Pouvez-vous expliquer en quoi vos origines ont motivé l’écriture de ce livre ?

J’ai toujours eu la peur de l’uniforme, une peur irrationnelle, une impression d’être en situation irrégulière alors que je suis née en France. Mes parents m’ont élevé dans la crainte, ont toujours eu peur de déranger. Il ne fallait pas déranger les français, disaient-ils, comme si eux-mêmes, n’étaient pas de vrais français, alors qu’ils étaient naturalisés. Ils portaient par ailleurs le poids d’être immigrés et juifs. La narratrice est ainsi. Elle a peur, et cette peur est constitutive de son identité. C’est ce qui va la mener vers ce centre de rétention.

Comment définissez-vous votre livre ?

C’est un roman enquête. Tous les faits sont réels, les réflexions des juges ou des retenus également. Le reste est fiction : l’arrestation au départ, l’histoire d’amour dans le centre…

On découvre un univers carcéral dans lequel la douleur principale est l’attente. Pourquoi ?

La douleur et la peur sont liées à l’attente de la décision de justice. Il n’y a rien à faire dans le centre. On y trouve 104 nationalités donc c’est très difficile de communiquer. Les détenus sont seuls, ils attendent que le juge décide de leur sort. En moyenne, ils restent dix ou douze jours. La moitié d’entre eux est relâchée. En général pour vice de forme dans la procédure ou parce que le consulat du pays d’origine n’accorde pas de laissez-passer afin qu’ils soient reconduits chez eux. Ils redeviennent immédiatement clandestins. C’est l’aberration du système.

Ce qui est frappant, dans votre roman, c’est le peu de solidarité entre les détenus.

Oui. Les gens n’ont pas la même origine, pas la même histoire. Certains ont un passé criminel, d’autres non. Une mère de famille en France depuis huit ans côtoie un proxénète d’Europe de l’est. Leur seul point commun est d’être en situation irrégulière. Ils sont concurrents à l’accession au titre de séjour. L’autre devient un rival. Il faut aussi comprendre que certains considèrent, les clandestins d’Afrique du nord par exemple, avoir plus de droits sur la France que d’autres, que les émigrés d’Europe de l’est notamment, simplement parce qu’ils ont déjà de la famille en France.

Vous évoquez des insultes racistes. Est-ce très présent ?

Je n’ai pas vécu suffisamment longtemps avec eux pour pouvoir vous répondre. Mais quelques situations m’ont marqué, notamment un maghrébin au tribunal qui refusait de se faire représenter par un avocat noir. Cela m’avait beaucoup choqué. Dans le centre, les clandestins des pays de l’est sont mal accueillis par les autres communautés. Et d’une manière générale, les communautés sont très dures entre elles.

Le cas des femmes est-il particulièrement difficile ?

Oui. Il faut imaginer vingt femmes au milieu de cent hommes dont certains sont violents et agressifs. Elles vivent dans la peur. Certaines ont des enfants dont elles n’ont pas de nouvelles. Cela crée des situations humainement tragiques.

Est-ce facile de faire parler ces femmes là ?

Je me présentais comme un écrivain. Certaines parlaient français, pour d’autres je faisais appel à un interprète. Il y en a qui se livrent facilement, d’autres sont abattues, d’autres encore ont peur de se livrer, les femmes d’Europe de l’est essentiellement, sans doute parce qu’elles ont connu un régime communiste…

Comment et pourquoi la narratrice tombe-t-elle amoureuse dans le centre ?

En arrivant au centre, j’ai vu un couple de tchétchènes qui s’étaient connu dans le centre de rétention. J’ai été informée par la suite que pas mal de couples se formaient car les femmes recherchent de la protection et les hommes, une forme d’affection. Cela m’a émue. J’ai alors pensé à une histoire d’amour entre la narratrice et un détenu.

Comment les détenus réagissent-ils à la décision de justice ?

Il y a de tout. Certains subissent, d’autres sont anéantis, d’autres encore tentent de se suicider. J’ai parfois été choquée par le discours dissuasif de juges qui veulent s’assurer que le clandestin n’aura pas envie de revenir en France. Un discours méprisant, humiliant, condescendant.

L’immigration est un sujet polémique. Pourquoi l’aborder ? Pourquoi maintenant ?

Dans mes premiers livres, j’ai mis en scène des personnages marginaux, des anti-héros. J’aime les ombres. L’ombre suprême de notre société c’est le clandestin. Parallèlement, j’avais noté qu’en France, il n’y avait pas grand-chose de fait dans la littérature ou le cinéma sur la thématique de l’immigration. J’avais envie de m’intéresser à ça, et le faire par le roman, m’autorisait plus de liberté, on peut davantage toucher le lecteur à travers le roman.

Finalement qu’est ce que vous avez vraiment voulu dire ?

Qu’il y a des situations humainement tragiques et que les nier serait indigne de la France. Il ne s’agit pas de régulariser tous les sans papiers, mais il faudrait appliquer une politique mesurée et humaniste.

Pouvez-vous choisir un passage de votre roman ?

« J’écrivais. Tandis que Yuri me parlait, que je prenais des notes sous sa dictée, tout me remontait, les eaux impures, les fragments d’histoire et les mots psalmodiés. Tout ce que j’avais occulté, nié, dissimulé – et j’avais des talents d’usurpatrice, il en fallait pour se mentir à soi-même avec tant d’audace –, tous ces souvenirs d’enfance, ces bribes de mon passé resurgissaient sans que rien – ni cette réserve que j’opposais comme un écran, ni mes tentatives désespérées pour paraître forte, détachée – pût les retenir. Comme Yuri Statkevitch, immigré biélorusse sans papiers, mes parents considéraient que nous ne devions pas déranger les Français. Nous étions ce petit personnel condamné à rester devant la porte de la chambre, attendant d’être autorisé à entrer. Ne pas déranger, ne pas faire de bruit, ne pas répondre à l’invective, ne pas susciter de conflits, ne pas se faire remarquer, ne pas se donner en spectacle, ne pas hausser le ton, un devoir de réserve et de discrétion qu’ils s’imposaient – ironie du sort, eux qui avaient été habitués à rire bruyamment et à parler fort, livraient une lutte pitoyable contre eux-mêmes, leurs exhibitions, leurs excès, une lutte vaine, la nature reprenait ses droits, ils s’emportaient, criaient et, oh ! tout le monde nous regarde, nous ne sommes pas présentables, nous n’avons pas de manières, nous ne savons pas nous tenir. « Chut ! » murmurait ma mère lorsque je parlais trop fort, comme si nous pouvions nous cacher dans nos silences et étouffer cette identité que nos corps, nos paroles et nos expressions trahissaient. Une identité que mes parents ne souhaitaient pas revendiquer. « Chut ! » Il ne faut pas déranger, nous sommes des étrangers. Que craignaient mes parents ? Quelles peurs se terraient dans ces chuchotements et comment, pourquoi, les avaient-ils greffées en moi comme un organe dont j’espérais le rejet ? J’avais été une enfant craintive, une adolescente solitaire : le fruit d’une éducation plaintive. Tu ne peux pas comprendre la honte des miens toujours inférieurs aux « vrais Français ». J’avais grandi dans une atmosphère d’inquiétude et d’autodénigrement.

A chaque humiliation, à chaque rejet, ma mère concluait : les Français-ne-nous-aiment-pas – sentence définitive et cruelle qui résonnait comme un aveu d’échec, une reconnaissance implicite de notre infériorité, une exclusion et que Yuri reprenait à son compte sous la forme d’un questionnement : Ana, pourquoi les Français ne nous aiment pas ? »

Vous êtes fille d’immigrés. D’origine juive. Cette peur irrationnelle se dissipe-t-elle, vous sentez-vous en sécurité en France aujourd’hui ?

Je pense que quand on est d’origine juive on ne peut jamais se sentir totalement confiant. En même temps cela ne veut pas dire que j’ai peur. Je me sens très protégée dans la société française d’aujourd’hui. Jamais complètement à l’abri malgré tout. Personne ne devrait jamais se sentir à l’abri d’ailleurs…

Souhaitez-vous aborder un autre sujet d’actualité qui ferait l’objet d’un nouveau roman ?

Oui ! Mais je vous en parlerai plus tard …


Derrière la romancière audacieuse, se cache une femme de conviction. Encore égratignée par ce qu’elle a vu et entendu, Karine Tuil s’indigne, raconte, explique avec une étonnante détermination. Démarche humaniste ou discours utopiste ? Douce France est dans tous les cas, un roman sincère, généreux et engagé.

Photographie : Olivier Roller

Photographie : Olivier Roller