Xavier DRONG et les tiges cambrées !

Xavier DRONG et les tiges cambrées !

Comme si Francis Bacon venait d’écraser son chewing-gum à la fraise contre une hélice en caoutchouc, et que l’ensemble décollait, bavant, pour finir empalé sur les tiges cambrées et souples d’une plante carnivore et goulue.

Comme si le sein de la Femme assise au fauteuil de Picasso s’était décroché et, gonflé à l’extrême, était venu flotter dans un espace improbable, fouillé par une langue épaisse, malaxé par des tentacules et sucé par des vers mous.
Comme si, enfin, Simone de Beauvoir avait commandé à Xavier Drong une série d’illustrations pour son Deuxième sexe, ensemble de métaphores sur l’ovule pris d’assaut par un spermatozoïde vaillant et torve, à moins que ce ne fut carrément un intestin grêle particulièrement irrité qui, sauvagement, tentait une sortie hors du ventre déchiré et noueux de son propriétaire.

Xavier Drong qualifie volontiers son travail d’abstraction ambiguë. Voilà quelques exemples de cette ambiguïté.

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De son admiration pour Rembrandt, ce belge-luxembourgeois d’origine ne garde que ses autoportraits réalisés lorsqu’il était étudiant aux Beaux-Arts à Paris. Passé ensuite aux natures mortes, il s’est laissé peu à peu glisser vers l’abstraction et les pots de couleurs familiers de son atelier se sont alors transformés, devenant des boules compactes isolées dans l’espace et soumises aux lois de la pesanteur. D’abord verticalement puis horizontalement, les formes dynamiques ainsi créées ont développé leur vie propre, selon une logique physique et organique. Mangeant de plus en plus la toile, elles ont conduit l’artiste à réaliser des formats de plus en plus imposants, capables de les englober toutes entières dans un seul plan. Parallèlement, la palette terne dans ses débuts (ocres et bruns) s’est extrêmement vivifiée : des roses, des jaunes presque fluorescents et des violets se côtoient dans des contrastes crus et violents.

Au départ, peut-être, une boule compacte, légère, flottant nue innocente dans un espace neutre. Volume opaque, rempli, toujours imparfait, mou, modulable, souple, cerné du trait noir qui le contient, qui tente de le contenir, de le retenir, qui ne le retient pas, qui ne peut plus le retenir. Tas de glaise qui forme la forme, qui crée la forme, d’ou naît une forme. Pas encore. Larve, naissance.
Puis très vite le contact. Déjà oppressée, déjà contrainte par d’autres formes. Très tôt pénétrée, modifiée, violée, dénaturée. Aspirée, dilatée. Entrent d’autres boules, et puis des tubes, puis les prolongements des tubes, membres des boules, parasites, excroissances. S’aplatir, s’étirer, se contracter, se fendre. Ils s’empilent à l’infini, se vampirisent sans fin dans une ronde infernale.
Il y a la phase d’exploration puis vient la digestion : pas question de cohabiter. L’utilisation puissante de la couleur, isolant fortement chaque figure, marque cette impossible cohabitation et provoque l’opposition violente entre continuité et fragmentation, collectivité et individualité, véritable dynamique des oeuvres.
Car s’il y a interpénétration, enchevêtrement, ce n’est que temporaire, superficiel : aucune fusion, aucun don ni partage. Chaque forme demeure identique dans son essence, elle résiste à l’autre. Jeu de forces magnétiques, mécaniques. Isolation dans la rencontre, solitude dans la confrontation. Cheminement pervers et sinueux de l’individu dans son animalité, dans sa chair la plus profonde, hors de lui et en lui.
C’est la physique des corps. Ces tas, cette chair qui fait viande, qui s’organise, organique, se moule et se démoule en fonction des autres, au rythme des autres. L’interaction interactive supra-active agressive. Rapport sexuel, trou, phallus, ovule. La société des organes. Celle des insectes, de l’humus, des déjections. L’homme organisé civilisé vivant dans l’autre et contre l’autre. Envahissant. Guerrier.

L’ensemble est pourtant harmonieux. On voudrait dire « avec ». Tous ensemble.
Chez Xavier Drong les formes s’emboîtent parfaitement, les rondeurs rejoignent les creux, les pleins comblent les vides. Rien que de la souplesse, de la sensualité. L’agression est vécue pleinement, comme un choc mou. Pas de cassure, ni de fracas. C’est plus sournois, ça se passe en silence. L’absorption est si lente qu’on ne la sent pas. La digestion est totale, on n’a rien vu, rien compris. Le silence est absolu, et le spectateur se place comme observateur voyeur de cette déglutition. Passif, il ressent l’agression à travers l’une ou l’autre forme à laquelle il s’identifie. Ou bien, distant, il se contente de regarder la mort et la destruction en face, comme à la télévision lorsque, le dimanche matin, la famille regarde les émissions sur les animaux, et assiste en direct au repas violent de tel ou tel reptile, avalant sa proie sans la mâcher.
La lutte lente est mise en scène sur grand écran. Les formes se meuvent, roulent et s’empilent avec une lenteur et une lourdeur indescriptible, phénomène irréversible. Plus la toile est immense (les formats vont jusqu’à presque 3 mètres de longueur), et plus la lenteur s’affirme, inéluctable. Xavier Drong aime s’approcher de ses œuvres. Est-ce pour vérifier qu’elles ne bougent pas ?
Tout se produit sur un même plan et les formes suivent un cheminement horizontal, formant une chaîne ininterrompue. Chaîne alimentaire, chaîne temporelle ? En tous cas le processus semble sans fin. Sa tenue sur la toile marque également sa force et l’impossibilité que l’on aurait à détourner ou contraindre son développement. Car la pesanteur est clairement signifiée, et, malgré les couches fluides et fines de peinture, une épaisseur opaque est rendue par des volumes denses, des couleurs vives, pleines et vivantes ainsi que des ombres lourdes répandues comme des liquides autour des formes.

Pas d’imagination, rien que de la sensation. Comme chez Bacon qui se nomme avant tout peintre de la sensation, on est au cœur du sensible, de cette sensation dont Valéry dit qu’elle est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter.
Il n’y a pas d’histoire, il y a toutes les histoires, mais on ne les raconte pas : on les ressent. La peinture de Xavier Drong parle à nos sens, pas à notre intellect. Pas de figure, de tête, de cri. Pas d’expression face à cette opération mécanique et révoltante étouffée, acceptée, banalisée. Personne dans un coin du tableau pour pleurer ou pour rire.

Du 07 juin au 06 juillet 2003 à Vitry-sur-Seine
Du 17 au 28 juin 2003 à la Galerie du Haut-Pavé, Paris

Du 07 juin au 06 juillet 2003 à Vitry-sur-Seine
Du 17 au 28 juin 2003 à la Galerie du Haut-Pavé, Paris